Yuval Noah Harari, nouvelle bête noire de la complosphère

Yuval Noah Harari, nouvelle bête noire de la complosphère

Accusé de participer à un plan mondial de contrôle des populations, l’historien israélien est depuis des semaines la cible de plusieurs médias conspirationnistes.

Yuval Noah Harari (capture d’écran France 5/YouTube, 15/09/2017).

Après Bill GatesGeorge Soros ou encore Jacques Attali, les complotistes auraient-ils trouvé leur nouveau bouc émissaire ? Depuis quelques semaines, l’écrivain israélien Yuval Noah Harari se voit désigné par la complosphère francophone comme le pape du transhumanisme et l’instigateur d’un plan visant à établir un « Nouvel Ordre Mondial ».

L’auteur de 46 ans, diplômé d’histoire médiévale au Jesus College d’Oxford, travaillerait dans l’ombre de personnalités influentes pour établir un contrôle biologique des individus. Les accusations se basent principalement sur un essai paru en 2017, Homo Deus, dans lequel Harari explore l’hypothétique futur de l’espèce humaine, ainsi que sur diverses interviews de l’historien portant sur le transhumanisme.

Les ouvrages d’Harari portant sur l’Homme et son évolution (Sapiens en 2014, Homo Deus en 2016 et 21 questions pour le XXIème siècle en 2018) ont parfois été critiqués par des académiciens renommés tels que lanthropologue Christopher Robert Hallpike, ce dernier considérant le travail de l’écrivain comme relevant de l’« infotainment ». Harari s’est progressivement orienté vers la futurologie dans ses essais et ses entretiens, évoquant divers sujets, de l’implantation de puces électroniques sous la peau au contrôle des populations. Dans la troisième partie d’Homo Deus, l’historien aborde frontalement la question du libre-arbitre et l’avénement des intelligences artificielles. Les thèmes traités par l’auteur à succès ne sont que prospectives, mais s’avèrent constituer un terreau fertile pour l’imaginaire conspirationniste.

Le vidéaste complotiste Christophe Bourloton, qui anime la chaîne « Vivre Sainement », explique ainsi qu’Harari serait l« architecte du Plan », dun « chaos organisé ». Cette idée de plan est reprise sur d’autres blogs, sous le nom de « Great Reset » (« Grande Réinitialisation » en français). Il s’agit d’un terme utilisé dès le mois de mai 2020 par Klaus Schwab, président du Forum économique mondial de Davos. Rapidement, le concept de « Great Reset » se voit arraisonné par les conspirationnistes, qui l’interprètent comme une étape du plan des élites pour instaurer un « Nouvel Ordre Mondial ». Le brulot fantaisiste « Hold-Up », sorti en novembre 2020, achèvera de populariser cette théorie du complot.

C’est ici que l’intrigue se noue. Yuval Noah Harari intervenait en effet en février 2020 au Forum économique mondial, dans un long discours sur les défis que la société mondialisée aura à affronter à l’avenir. L’essayiste y évoquait la triple menace de la guerre nucléaire, de l’effondrement écologique, et du creusement des inégalités dues aux nouvelles technologies. Il mettait en garde le public contre un décrochage entre les élites et le reste de la population, soumise à une évolution trop rapide de la technologie, notamment dans le domaine de l’intelligence artificielle.

D’aucuns n’ont pas hésité à transformer cet exercice de prospective en prédictions apocalyptiques dont son auteur se réjouirait. Des analogies entre le discours d’Harari et des propos de Klaus Schwab sur le transhumanisme ont permis à certains de présenter le premier comme le bras droit du second. Le blog conspirationniste Le Courrier des Stratèges [archive] (repris par Profession Gendarme) titre ainsi : « Harari, le gourou liberticide qui chuchote à l’oreille de Klaus Schwab ». Le terme de « gourou » est un qualificatif que l’on retrouve dans plusieurs articles consacrés à Harari, dont un publié sur le site de Valeurs actuelles en 2018.

« Psychopathe »

Le Courrier des Stratèges explique par exemple que « Yuval Noah Harari a définitivement fait basculer Klaus Schwab dans la folie idéologique et l’envie de transformer le monde, plus simplement de l’interpréter. Au moment où le Blofeld de Davos [« Blofeld » est le nom du chef de l’organisation SPECTRE, dans James Bond – ndlr] était accablé par le Brexit et la victoire de Trump – le réveil des peuples pour leur liberté – Harari est arrivé et lui a soufflé à l’oreille des mots réconfortants, apparemment brillants ». Pourtant, aucun document ne vient étayer l’idée selon laquelle Harari serait le « bras droit » ou un conseiller de Schwab, ni même que les deux hommes seraient particulièrement proches. Cette intox est exclusivement relayée par des plateformes complotistes telles qu’AgoraVox, WeLoveTrump.com ou encore le site néo-nazi Renegade Tribune.

Sur Twitter, « Vivre Sainement » désigne Harari comme un « psychopathe » et prétend qu’Emmanuel Macron n’est qu’une « marionnette de ces illuminés, programmé à obéir et à détruire ». Un montage vidéo compile une série d’extraits d’interviews du médiéviste israélien. Ce dernier explique que, dans le futur, « le contrôle ne se fera pas seulement via des caméras ou de la reconnaissance faciale, mais que la Covid a fait évoluer les mentalités et qu’il serait envisageable d’appliquer une surveillance biologique des individus ».

Source : Twitter, 30/04/2022.

Ces extraits, tronqués et sortis de leurs contextes, ne permettent pas d’analyser l’intégralité du discours tenu par le futurologue. S’il explique que ses propos sont des « prédictions », rien ne permet d’accréditer la thèse fantaisiste d’un projet eugéniste ou totalitaire de la part d’Harari. Au contraire : dans un entretien accordé à la firme GE Technology Infrastructure, il fait part de ses inquiétudes s’agissant des évolutions possibles qu’il décrit :

« Si l’humanité continue simplement à suivre ses modèles économiques, scientifiques et politiques actuels, il est très probable que les humains deviendront des dieux d’ici un siècle ou deux tout au plus. Pourtant, la même technologie qui peut transformer les humains en dieux peut aussi les rendre inutiles. […] L’essor de l’IA, qui se passe des composants organiques et cherche à créer des êtres totalement non organiques, est une évolution particulièrement importante et extrêmement inquiétante. Je ne pense pas qu’une IA anéantira l’humanité par une frappe nucléaire, comme dans un film de science-fiction hollywoodien. Le danger le plus probable est que l’IA rende la plupart des humains inutiles. »

Les positions d’Harari sur le libre-arbitre sont parmi celles qui lui sont le plus fréquemment reprochées, les complotistes suggérant que l’écrivain appelerait de ses voeux l’avènement d’une société d’esclaves dénués de volonté propre. Un compte Twitter partageait notamment le 22 février 2022 une série de courtes vidéos. Dans l’une d’elles, d’une durée de 19 secondes, Harari assure que « l’idée selon laquelle il existe une capacité de libre-arbitre, une intimité de l’esprit qui permet de faire des choix propres, tout cela est terminé ». Dans une interview de 35 minutes accordée à l’Université hébraïque de Jérusalem, l’historien précise son point de vue :

« Pour la première fois dans l’histoire, certains gouvernements et entreprises ont le pouvoir de ‘pirater’ les êtres humains. On parle beaucoup du ‘piratage’ des ordinateurs, des smartphones, des comptes bancaires… Mais la grande histoire de notre époque, c’est la capacité à pirater les êtres humains. Je veux dire que si vous avez suffisamment de données et de puissance de calcul, vous pouvez comprendre les gens mieux qu’ils ne se comprennent eux-mêmes. Et ensuite, vous pouvez les manipuler d’une manière qui, auparavant, était impossible. Dans une telle situation, l’ancien système démocratique cesse de fonctionner. Nous devons réinventer la démocratie pour cette nouvelle ère dans laquelle les humains sont désormais des animaux ‘piratables’. Vous savez, l’idée que les humains ont […] leur libre-arbitre, que personne ne sait ce qui se passe en moi quand je fais un choix, que ce soit aux élections ou au supermarché… : c’est terminé. […] Vous devez réaliser qu’aujourd’hui, en pratique, nous avons la technologie pour ‘pirater’ les êtres humains à grande échelle. »

Harari explique qu’à l’ère de la circulation d’un volume gigantesque de données personnelles, le libre-arbitre est en passe de devenir une notion caduque, illusoire. Un constat qui renoue avec une tradition philosophique déjà présente chez Spinoza ou Nietzsche.

La désignation de Yuval Noah Harari comme nouveau bouc émissaire de la complosphère ne doit pas faire oublier la fragilité intrinsèque de ces thèses conspirationnistes. La faille de ces raisonnements spécieux, c’est peut-être l’historien lui-même qui l’a le mieux décrite, dans une tribune publiée dans le New York Times sur les théories du complot et traduite en français par Peggy Sastre pour Le Point. Laissons-lui le mot de la fin :

« Les théories de la cabale mondiale souffrent d’un même défaut fondamental : elles partent du principe que l’histoire est très simple. […] Un petit groupe de gens peut tout comprendre, prévoir et contrôler, des guerres aux révolutions technologiques en passant par les pandémies. Une aptitude particulièrement remarquable de ces gens ? Réussir à avoir dix coups d’avance sur le plateau de jeu mondial. […] Sauf que le monde est, évidemment, beaucoup plus compliqué que ça. […] En comprenant qu’aucune cabale ne peut à elle seule contrôler en secret le monde entier, on ne se contente pas d’être dans le vrai – on gagne aussi en pouvoir. »

Voir aussi :

Bill Gates (théories du complot sur – )

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Source: Lire l'article complet de Conspiracy Watch

About the Author: Conspiracy Watch

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