Un Longer Telegram : l’Ukraine

Un Longer Telegram : l’Ukraine

Alors que les États-Unis allument des feux de brousse perturbateurs à la périphérie de la Russie – au Kazakhstan (encore), au Belarus (encore), en Géorgie, en Pologne, en Moldavie et en Transnistrie – pourquoi l’Axe n’attiserait-il pas quelques perturbations à la périphérie de l’Amérique ?


Par Alastair Crooke – Le 15 mai 2022 – Source Al Mayadeen

Nous devons prendre du recul et adopter une vision à long terme concernant l’Ukraine. Cependant, le point de départ – de façon un peu contre-intuitive peut-être – doit être l’Afghanistan. Pourquoi ? Parce que l’Afghanistan est – et reste – le modèle du bourbier déterré par un Occident qui a perdu ses cojones civilisationnelles pour se battre, autrement que par le biais de mandataires éloignés et d’une infoguerre sous faux drapeau.

En résumé, un Américain d’origine polonaise, Zbig Brzezinski, a persuadé son patron, Jimmy Carter, d’introduire la spore d’un variant particulièrement virulent de l’islam politique en Afghanistan, dans l’espoir que la pandémie qui en résulterait ferait s’effondrer l’Union soviétique. Cette dernière a effectivement implosé. Mais cet effondrement n’était pas lié au « bourbier-insurrection » que les États-Unis avaient déclenché avec leur méga-projet pour l’Afghanistan. (L’URSS s’effondrait tout simplement en raison de ses contradictions inhérentes, exposées dans le Long Telegram de George Kanaan en 1946).

Le récit du triomphe des États-Unis sur la Russie dans le bourbier afghan est devenu l’un des mythes fondateurs de l’Amérique (bien qu’il soit faux). Ce que le « projet » a permis de réaliser, cependant, c’est de ruiner l’Afghanistan pour les deux décennies suivantes – et d’engendrer des « dommages collatéraux » du variant létal de l’islam politique introduit, lequel fut hautement contagieux et se répandit en Occident, pour donner naissance au prochain mégaprojet de l’Amérique – la « guerre contre le terrorisme » .

Cette « pandémie » induite a ensuite été utilisée pour servir deux autres objectifs : les États du Golfe en ont profité pour endiguer les attaques des laïcs-socialistes et des Frères musulmans contre les pouvoirs autocratiques du Golfe (avec les guerres contre la Syrie et l’Irak). Et les États-Unis se sont appuyés sur leurs compétences en matière de virulence et de transmissibilité pour créer un paysage « pastoral » dans tout le Moyen-Orient, en laissant délibérément « Israël » comme seul promontoire de sécurité et de défense, dominant la région.

Le Moyen-Orient s’est retrouvé économiquement aplati, les deux principaux courants de l’Islam se heurtant violemment l’un à l’autre avec un modèle économique régional se réduisant à l’exploitation de ses réserves de combustibles fossiles en voie d’épuisement.

Tout cela a eu pour conséquence que les ressources abondantes d’un Heartland asiatique désormais fracturé sont tombées sous l’emprise financière expansionniste américaine.

Inversons maintenant cette image, pour la voir du point de vue de l’Ukraine : l’Ukraine (du point de vue américain) est à la Russie aujourd’hui ce que l’Afghanistan était à l’URSS.

L’issue de l’Ukraine se précise (même si certains détails géographiques, comme le sort d’Odessa, ne sont toujours pas réglés). L’Ukraine sera démembrée. Le sud et l’est de l’Ukraine finiront, d’une manière ou une autre, par passer à la Russie. Une grande partie de l’ouest de l’Ukraine (la Galicie) sera finalement très probablement prise par la Pologne. Un « centre-nord » croupion sera tout ce qui restera à Kiev. Ce dernier sera très pauvre : essentiellement rural, coupé de la mer et de ses anciens ports, et dont la base charbonnière, industrielle et agricole aura été extirpée. L’UE sera obligée de payer la « note » de Kiev.

Il n’aurait pas dû en être ainsi. Et Boris Johnson, par son refus de tout accord entre Zelensky et la Russie, porte une lourde responsabilité.

Une fois de plus, conformément au modèle afghan, les États-Unis ont introduit en Ukraine les spores d’un variant particulièrement virulent du fascisme européen qui « combine toutes les caractéristiques » du nazisme (comme l’antisémitisme, le nationalisme extrême, la violence, etc.) sans pour autant être unifié en une seule doctrine. La pandémie qui en a résulté a déchiré l’Ukraine par sa sauvagerie même ; et la contagion est susceptible de se propager au-delà de l’Ukraine si la Pologne cherche à occuper son ancien territoire de Galicie (dont la moitié se trouve en Ukraine occidentale).

Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Allemands ont créé une Waffen-SS Galicie en tant que division ukrainienne au sein de la Wehrmacht. Les Polonais comme les Ukrainiens se souviennent bien de l’histoire des SS en Pologne. Cette spore virulente, lorsqu’elle est intégrée à un État de l’UE, peut attirer davantage d’adhérents, ainsi que des adversaires, à travers les lignes de faille est-ouest de l’Europe.

Comme l’Afghanistan, l’Ukraine sera ruinée. Comme auparavant, les États-Unis vont mythifier le conflit en le présentant comme une « victoire » . Mais en réalité, c’est la Russie qui gagne. La victoire de l’Amérique sera à la Pyrrhus.

La Russie reste debout ; elle s’est maintenue et a survécu. Son alliance clé avec la Chine est intacte. Son économie se stabilise, malgré la guerre financière totale que lui livrent les Européens ; les pays du Sud en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie ont tous refusé de se joindre à l’appel des sanctions américaines. (Exceptions : Singapour, le Japon, « Israël » – et le Pakistan, qui a dû subir une révolution colorée pour changer de position).

L’économie mondiale continuera de se séparer en deux sphères distinctes et en deux systèmes commerciaux. Ce dernier aura une structure commerciale basée sur les matières premières, et la Communauté économique eurasienne développera probablement son propre FMI, basé sur des droits de tirage spéciaux reflétant un panier de devises et d’or.

Les ressources en énergie et en matières premières du Heartland, cette fois-ci, cependant, ne seront plus accessibles à l’Europe et aux États-Unis. Les matières premières et la base collatérale de la pyramide de la dette américaine seront perturbées par l’envolée des cours.

Une fois encore, tout comme le « projet » afghan a causé des « dommages collatéraux » , il en sera de même pour son projet jumeau en Ukraine. L’Europe sera en proie à l’inflation. Le modèle industriel allemand, sans sa pénétration historique des marchés russe et chinois, se brisera, et l’UE dans son ensemble glissera vers une récession, aggravée par les hausses des taux d’intérêt américains – sans compter que la Fed draine les liquidités du marché de l’euro-dollar (alors qu’elle lutte contre sa propre inflation intérieure).

En résumé, l’UE parie sa chemise qu’un effondrement rapide de la Russie surviendra avant que l’inflation ne ravage son économie. C’est un pari (naïf) extraordinaire !

Si l’UE tombe en récession, l’économie fiat hyper-financiarisée des États-Unis devrait suivre peu après. Le Rimland atlantiste va progressivement s’affaiblir. Et, à mesure que la direction prise par les vents du changement sera perçue dans d’autres régions telles que le Moyen-Orient, le pouvoir va également migrer.

Au Moyen-Orient (où on observe attentivement la direction du vent), tout affaiblissement de l’Europe et des États-Unis sera étudié de près ; et « Israël » apparaîtra comme une île isolée, du « mauvais côté » du fossé, dans un monde scindé entre l’Occident et le Reste du monde.

L’Iran évoluera vers un rôle stratégique de plus en plus important pour la Russie et la Chine. Les ramifications d’un nouveau système asiatique d’échange et de crédit commenceront toutefois à influer sur la répartition de l’infrastructure du pouvoir régional, à mesure que les grandes lignes monétaires émergeront des négociations actuelles.

Par conséquent, l’un des effets perturbateurs du conflit ukrainien concerne potentiellement « Israël » . Ce dernier a été obligé par l’équipe Biden non seulement de soutenir les critiques américaines à l’égard de la Russie, mais surtout de fournir à l’Ukraine des armes qui seront utilisées pour tuer des Russes.

La froideur qui se dégage déjà du fait qu’« Israël » se range du côté de Washington – contre Poutine – met à rude épreuve une relation fragile qui, comme les Russes l’ont récemment rappelé à Tel Aviv, est la seule à avoir préservé la stabilité d’« Israël » sur le Golan occupé. Toutefois, si Poutine a totalement « abandonné » Washington et l’Europe en ce qui concerne l’Ukraine (et l’architecture de sécurité mondiale au sens large, et il semblerait que ce soit bien le cas), alors Bennett ou tout autre Premier ministre israélien n’est plus utile à Moscou en tant que canal intermédiaire. Ils deviennent plutôt des adversaires.

En outre, alors que les États-Unis allument des feux de brousse perturbateurs à la périphérie de la Russie – au Kazakhstan (encore), en Biélorussie (encore), en Géorgie, en Pologne, en Moldavie et en Transnistrie – pourquoi l’Axe n’attiserait-il pas quelques perturbations à la périphérie de l’Amérique ?

La structure de l’élite dirigeante d’« Israël » est aujourd’hui extrêmement friable. Si ces tensions ne peuvent être résolues, certaines « parties » au sein du pays seraient en faveur d’une attaque contre les installations nucléaires iraniennes (sur la base de l’idée qu’il faut « le faire tant que nous le pouvons encore » ). Ce débat est en cours.

Le bourbier afghan et la « pandémie » ont tourné le monde à l’avantage de l’Amérique, mais le « projet Ukraine » est en train de bouleverser notre monde de fond en comble : monétairement, stratégiquement, métaphysiquement et idéologiquement.

Alastair Crooke 

Traduit par Zineb, relu par, pour le Saker Francophone
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Source : Lire l'article complet par Le Saker Francophone

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