L’auteur est syndicaliste et chroniqueur
À 22 heures, ce 21 avril 1972, Marcel Pepin et moi quittons le Holiday Inn de Sainte-Foy dans ma Renault 16. C’est à cet endroit que se tiennent depuis plusieurs mois les négociations du Front commun syndical avec le gouvernement québécois. À six heures ce même jour, l’Assemblée nationale avait adopté la loi spéciale 19 imposant aux 210 000 travailleuses et travailleurs des secteurs public et parapublic de rentrer au travail.
Nous nous dirigeons vers les studios du poste de télévision Télé-4, rue Myrand. À 23 heures, les présidents des trois centrales CSN, FTQ et CEQ doivent s’adresser à leurs membres, en direct, pour leur transmettre la recommandation syndicale de mettre fin à la grève déclenchée dix jours plus tôt.
En cours de route, escortés par deux véhicules de la Sûreté du Québec – qui n’étaient certainement pas là pour assurer la protection du président de la CSN-, ce dernier me demande d’arrêter dans un bar. On lui sert un double scotch. Pepin sait que la recommandation qu’il va transmettre dans les minutes qui suivent va certainement décevoir profondément les plus militants. Dans cette journée fatidique, il s’est passé en effet ceci : dès l’adoption de la loi spéciale, les grévistes ont été appelés à se prononcer sur une recommandation de poursuivre la grève, en dépit de la loi. Mais le temps imparti pour rejoindre les membres aux quatre coins du Québec était vraiment trop court, la loi entrant en vigueur le soir même. En dépit de ces difficultés, une majorité des membres qui avait eu le temps de se prononcer avait voté en faveur de la recommandation des centrales. Mais cette majorité n’avait pas été jugée suffisante pour défier une loi. C’est donc la mort dans l’âme que les présidents Pepin, Laberge et Charbonneau avaient recommandé le retour au travail.
Ministre de la Fonction publique, Jean-Paul L’Allier démissionne, jugeant, dans une entrevue au quotidien Le Soleil, que « la loi 19 est un échec ». Dans Le Devoir, Claude Ryan écrit que « ceux qui veulent voir régner (…) une paix fondée sur la justice devront s’employer (…) à mieux comprendre certaines revendications des travailleurs qui ont été entendues trop sommairement jusqu’à maintenant et par la partie patronale et par une opinion publique trop obsédée par des déclarations folichonnes ou par des simplifications grossières ».
Mais la justice, dont on dit qu’elle est aveugle, allait poursuivre son cours inexorable, au grand dam de Robert Bourassa, qui savait pertinemment que l’intransigeance de son ministre Law and Order Jérôme Choquette ne manquerait pas de déclencher une crise sociale d’une grande ampleur.
L’injonction interdisant la grève émise par le juge Georges Pelletier – ci-devant organisateur du Parti libéral – s’était transformée en outrage au tribunal. Cette accusation est plaidée devant le juge Pierre Côté. Les présidents sont convoqués à 14 heures, le 8 mai. À 14 h 15, le juge se faisant attendre, Pepin se lève et dit à Laberge et à Charbonneau : « Nous sortons ! » En leur absence, le juge Côté prononce la sentence : un an de prison.
Le lendemain, les trois présidents se livrent à la justice, accompagnés par quelque 5000 personnes qui s’engouffrent dans la petite rue Saint-Louis. Ils prennent le chemin de la prison d’Orsainville dans un fourgon cellulaire. Autour de la Croix du sacrifice, la foule se presse. Des orateurs prennent la parole, dont le vice-président de la CSN Paul-Émile Dalpé. La foule sait qu’avec deux autres membres du comité exécutif de la CSN, eux aussi militants du Parti libéral, Dalpé se livre à un travail de sape contre le Front commun. La foule le hue. Il ne peut parler. Michel Chartrand lui arrache le micro des mains. Dans La grande tricherie, un essai publié un an plus tard, j’ai écrit : « Sous la Croix du sacrifice, près du Parlement, la journée ne se prêtait tout simplement pas à l’indécence. »
Le 10 mai, la colère éclate sur tout le territoire. À Sept-Îles, à Sorel, à Thetford Mines, les radios locales sont occupées par les militants syndicaux. Des grèves spontanées éclatent dans des centaines d’entreprises. Le CALIPSO, le Comité d’action pour la libération des prisonniers syndicaux d’Orsainville est créé. Jean Cournoyer, nommé en remplacement du ministre L’Allier, presse les présidents d’en appeler de leur condamnation.
Les Trois D
À partir de là, les évènements s’étaient précipités.
Profitant de l’emprisonnement du président, trois des cinq membres de la direction de la CSN tentent de s’emparer de la centrale. Les Dalpé, Dion et Daigle avaient raté leur coup au mois d’octobre précédent quand Pepin était revenu sur sa décision de quitter la présidence. Le 17 mai, les 150 délégués au Conseil confédéral sont réunis. Au micro, Michel Chartrand tombe à genoux, atteint par un coup de poing sur la gueule asséné par un délégué acquis aux Trois D. Dalpé, qui préside, met fin au Conseil dans le chahut. Deux jours plus tôt, dans la salle Jésus-Ouvrier, à Québec, des supporteurs des Trois D s’étaient réunis avec comme objectif de saboter les instances de la CSN et de prendre le pouvoir à l’occasion d’un coup de force.
Pepin emprisonné et les Trois D engagés dans leur tentative de prendre le contrôle de la CSN, ne reste que Raymond Parent, le secrétaire général.
Dalpé s’était proclamé « président intérimaire » et avait accusé Pepin « d’avoir choisi l’oasis de la prison d’Orsainville, aux frais des contribuables comme vous et moi ». Il affirme dès lors qu’il faut un balayage à la CSN. Mais Parent organise la riposte des militants. Le 19 mai au matin, il lance un appel : « Militants syndicaux ! Je ne doute pas que la CSN saura sortir plus forte de cette crise, car historiquement, tous ceux qui ont voulu détruire le mouvement n’ont pas réussi ». De sa cellule, Pepin écrit à Parent : « Je sais que la tâche est grande. Tu es seul à supporter le coup. »
L’appel à la solidarité du secrétaire général est entendu. Le lendemain 20 mai, le Syndicat des journalistes de Radio-Canada émet un communiqué publié à 18 h 33 sur le réseau Telbec : « Nous conservons notre appui le plus total au président Marcel Pepin, emprisonné pour la défense des travailleurs et au secrétaire général Raymond Parent, qui assume seul à nos yeux la légitimité de l’exécutif. » Le syndicat ajoutait : « Nous ne les laisserons pas passer… » Ceci devint un leitmotiv. Des centaines d’autres syndicats, pendant ces journées dramatiques, allaient agir de même.
Ayant interjeté appel, les présidents sortent de prison le 28 mai. En arrivant au Holiday Inn, Pepin dit à Parent : « Viens, Raymond, on a de l’ouvrage ! » Quelques heures plus tard, dans une salle bondée de militants et de médias, le président annonce qu’en vertu des pouvoirs qui sont les siens, il a fait tenir aux trois membres du comité exécutif félons une mise en demeure exigeant leur démission. Le lendemain, un journal titrait : « Balayage à la CSN : Pepin manie le balai ! »
Ayant échoué dans leur tentative de s’emparer de la CSN, les Trois D changent leur stratégie : ils vont créer une nouvelle centrale syndicale, la Confédération des syndicats démocratiques (CSD), entraînant avec eux quelque 30 000 membres. Le soutien actif du gouvernement du Parti libéral se révèlera indispensable dans cette opération, comme le rappelle fort éloquemment le Journal des débats de cette période.
Mais le destin emprunte parfois de cruels chemins. Raymond Parent, qui ne s’était pas fait d’amis dans les négociations avec le syndicat des permanents de la centrale, était battu au congrès de juin. Peu de temps avant son décès survenu il y a six ans, il m’avait confié : « Je suis fier de ce que j’ai fait en 1972… » Il avait raison d’en être fier : il avait sauvé la CSN !
Fin janvier 1973, dans une décision tenant en sept mots, la Cour suprême refusait d’entendre l’appel des présidents. Ils ont alors dû retourner à Orsainville pour une durée de trois mois et y passer ensuite toutes les fins de semaine, jusqu’au mois de septembre. Ils n’avaient joui d’aucun traitement de faveur.
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