L’auteur est co-commissaire de l’évènement Montréal abordable ?
La Grande dépression des années 1930 fut une époque noire pour les quartiers ouvriers de la métropole, entrainant des fermetures d’industries en cascade et l’explosion du nombre de chômeurs – alors sans aucun régime d’indemnités. Les investissements sont alors en chute libre et l’industrie de la construction est à plat, incapable de renouveler un parc de logements fortement délabrés. Pourquoi construire du neuf, si les milliers d’ouvriers sans emploi arrivent à peine à payer les maigres loyers des taudis qu’ils occupent ?
Dans le Faubourg St-Laurent (en gros, des rues St-Urbain à St-Denis) où cohabitent familles francophones et immigrantes, ces années dures pour l’emploi sont aussi celles des logis surpeuplés et insalubres, souvent sans eau chaude ni toilette – plusieurs étages devant se partager une seule bécosse. C’est aussi le territoire du Red Light, combinant la belle époque du Montréal des cabarets – la rue Ste-Catherine en compte près d’une centaine, qui accueille les artistes du monde entier — avec un quotidien de misère pour les familles pauvres ployant sous un milieu criminel régnant sans partage.
Des Jeunesses catholiques au « Comité des 55 », puis jusqu’au « Plan Dozois »
Enfant du centre-ville, Paul Dozois (1908-1984) fréquente dans les années trente les Jeunesses catholiques, ce bras social du catholicisme québécois formant les cohortes qui plus tard enfanteront la Révolution tranquille. Fort de ce réseau, Dozois est élu en 1944 au Conseil municipal de Montréal, où il siégera douze ans sous le règne du coloré maire Camilien Houde, jusqu’à en présider le Comité exécutif. En réponse à la crise du logement, il forme le « Comité des 55 », nommé du nombre d’institutions religieuses, professionnelles, syndicales et caritatives dont il s’entoure. Développée durant trois ans, leur mission de régénération du logement abordable salubre débouchera sur le fameux « plan Dozois », qui vise la démolition d’une grande partie du Red Light pour y construire un moderne complexe d’habitation pour familles modestes.
L’opposition est vive, même à l’Hôtel de ville ! Bien que dans la lutte à la corruption – dans laquelle le quotidien Le Devoir est à l’avant-garde – le conseiller reste un allié du nouveau maire Jean Drapeau, les deux divergent sur la question du logement. Pourquoi diable, martèlent les critiques du plan Dozois, dédier à l’habitat des pauvres un territoire de si grande valeur foncière, au lieu de le laisser à l’expansion « naturelle » des institutions financières, commerciales ou culturelles d’un centre-ville en plein essor ? Pourquoi ne pas plutôt reléguer plus loin cette clientèle désargentée qui fréquente si peu les grands commerces ?
Mais Dozois a des appuis, jusqu’au premier ministre Duplessis à Québec. Élu député en 1956, il hérite du ministre des Affaires municipales; et avec, des budgets nécessaires à son plan. Appuyé sur un financement Montréal-Québec-Ottawa, le chantier pharaonique lancé en 1957 est complété en quatre ans : non seulement on démolit entièrement une dizaine de pâtés de maisons pour reconstruire à partir de zéro, mais on inverse carrément la trame urbaine en interrompant les voies nord-sud (Coloniale, DeBullion, Ste-Élisabeth) à la rue Ste-Catherine — sous l’argument, entre autres, de couper le trafic automobile à la clientèle des 200 bordels opérant alors dans le secteur. Entre les rues St-Dominique et Sanguinet, seules demeurent les voies Est/Ouest : les rues Ontario au nord et Boisbriand au sud, avec au centre la rue Mignonne qui devient l’actuel boulevard de Maisonneuve. L’ensemble prend le nom d’Habitations Jeanne-Mance, du nom de la co-fondatrice de Montréal.
Un ensemble de logements sociaux dans un oasis de verdure
Soixante-cinq ans plus tard, ce micro-quartier illustre l’évolution de la diversité montréalaise. Il combine dans cinq ilots résidentiels 50 maisons de ville, 14 multiplex et cinq tours d’habitation; mais a aussi hérité, de façon avant-gardiste pour les années 1950, des espaces verts, des aménagements communautaires et récréatifs. Longtemps une référence visuelle, le passage piétonnier reliant deux de ses édifices a depuis été transformé en salle communautaire, jouxtant des aires de jeu et une garderie. Si l’Office municipal d’habitation de Montréal gère la demande de logements – et sa longue liste d’attente – sa gestion dépend d’une structure autonome, qui au fil des décennies a relevé de nombreux défis : lutte à la petite criminalité, rénovation progressive de l’ensemble des logements et des aires communes, lancement de l’annuelle Fête interculturelle.
Le besoin criant de nouveaux logements pour familles modestes à Montréal évoque désormais la possible construction de nouveaux logements sur le site, avec tous les questionnements qu’on imagine : densifier en hauteur ? Sacrifier des espaces verts, des stationnements ? Mais les Habitations Jeanne-Mance témoignent également d’une époque : celle d’une approche « table rase » où on démolissait pour construire « le progrès ». Mais aussi celle d’une volonté politique qui, face aux oppositions qui l’enjoignaient de ne pas aller de l’avant, osait prendre le taureau par les cornes.
Regroupant quelque 800 logements dans un ilot de verdure assez unique, les Habitations Jeanne-Mance témoignent aussi d’une vision urbanistique, sociale et politique qui détonne avec aujourd’hui. Paradoxalement, le plus ambitieux ensemble de logements sociaux de notre histoire a été réalisé par le gouvernement le plus conservateur du XXe siècle.
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