Est-ce une poussée de sève naturelle, presque mécanique, après deux années d’anesthésie covidienne ? Toujours est-il que le planisphère géopolitique commence à s’embraser sérieusement et, sans surprise, la guerre en Ukraine paraît avoir joué le rôle d’élément déclencheur dans cette cascade de dominos.
Pour commencer, un mot sur l’Ukraine justement. Après avoir raté le plan A puis le B, Moscou tente tant bien que mal de mener le C à son terme, à savoir la conquête du Donbass. Ça prend un village, ça traverse une rivière, ça investit un champ de maïs : glorieux succès rêvés par tous les stratèges russes au matin du 24 février à n’en pas douter…
Derrière l’ironie du propos apparaît en filigrane la dégringolade des objectifs d’une guerre que le Kremlin doit bien regretter à présent. Kiev est plus otanisée que jamais, l’empire a pris toutes les dispositions pour faire durer le conflit (40 Mds d’aide alors que le budget militaire russe n’est que de 65 Mds), la Suède et la Finlande risquent fort d’entrer dans l’OTAN (nous y reviendrons) avec en prime le casse-tête d’un nouveau front pour l’ours, Azov a pignon sur rue, le Nord Stream II est enterré, les routes de la Soie sont quasiment à l’arrêt et même Loukachenko semble mal à l’aise. N’en jetez plus !
Dans cet amoncellement de revers émerge toutefois la possibilité de repasser du plan C au plan B, une fois encerclée la bonne moitié de l’armée ukrainienne qui est présente sur les lignes de front du Donbass. Si les Russes finissent par percer et créer un grand kotel, les choses pourraient dégénérer très vite pour Kiev. D’où, peut-être, la récente et curieuse sortie de l’acteur-président parlant prudemment de négociation.
Les yeux du monde braqués sur l’est européen, le sultan (qui ne perd jamais le nord quant à lui) en a profité pour revenir sur le devant de la scène et faire monter les enchères. Un énième chantage, cette fois vis-à-vis de l’entrée de Stockholm et Helsinki dans l’OTAN : Cessez vos relations avec les Kurdes et levez l’embargo sur les armes.
Embrayant sans tarder, le voilà qui annonce une opération en Syrie du nord pour créer ce dont il rêve depuis toujours et qu’il avait raté il y a deux ans et demi : sa fameuse zone tampon de 30 km pour séparer PKK et YPG.
Après une brumeuse partie de billard à cinq bandes (USA, Russie, Turquie, Assad, les Kurdes), ces plans grandioses avaient, à l’époque, accouché d’une souris désertique entre Tell Abyad et Ras al-Ain :
Au Nord, l’aventure ottomane est terminée. L’accord de Sochi concocté par Vladimirovitch donne ses premiers fruits. Le cessez-le-feu est globalement respecté et les Kurdes, après deux jours d’hésitation, ont accepté le plan et commencé à battre en retraite de la frontière. Ils sont remplacés par l’armée syrienne qui se déploie à vitesse grand V pour contenir toute avance future des Turcs.
A l’Ouest…
au Sud…
et à l’Est…
Game over, sultan, tu n’iras pas plus loin. Erdogan pourra toujours s’amuser avec ses quelques arpents de sable entre Tell Abyad et Ras al-Ain mais l’aventure s’arrête là. Les Kurdes sont sauvés et les loyalistes remettent la main sur une frontière qu’ils avaient quittée il y a des années.
Trente mois plus tard, il remet ça. Sauf qu’il a maintenant en face de lui, non plus seulement les YPG mais aussi l’armée syrienne, les Russes et même, toujours présents, les Américains.
Moscou a immédiatement renforcé sa présence dans la zone de même que les Syriens. Très désireux d’accueillir les Scandinaves dans l’OTAN, tonton Sam ne veut évidemment pas se mettre Erdogan à dos en ce moment et tente de maintenir un fragile équilibre ; il n’en pense pas moins et semble d’ailleurs redéployer lui aussi ses troupes dans le Rojava.
Le sultan possède un moyen de pression à la fois sur les Américains (Finlande et Suède) et les Russes (livraisons d’armes à l’Ukraine) mais ce ne sera sans doute pas suffisant pour obtenir des concessions, d’autant que Kurdes et loyalistes sont là pour pousser leur parrain respectif. Ankara va-t-elle quand même franchir le Rubicon ? Réponse au prochain épisode…
A l’instar de son cousin climatique, le réchauffement géopolitique est global et touche également l’Extrême-Orient. Nous en étions restés à l’affaire des Salomon mais, depuis, trois élections ont eu lieu dans la région.
En Australie, le parti travailliste revient au pouvoir. Historiquement, il est moins soumis aux desiderata impériaux que son homologue conservateur même si rien n’est jamais simple Down Under, comme l’expliquait votre serviteur dans son opus :
Le pays des kangourous est, avec le Royaume-Uni, le Canada et la Nouvelle-Zélande, membre du Five Eyes mis en place par les États-Unis. On sait depuis Snowden et d’autres lanceurs d’alerte que cet inquiétant réseau de surveillance, à la connotation très anglo-saxonne, espionne la vie quotidienne de milliards de personnes. Que l’Australie en fasse partie n’est pas tout à fait une surprise tant son noyautage par le cousin américain est ancien. De la Corée à l’Irak en passant par le Viêtnam, Canberra n’a d’ailleurs jamais manqué de participer à toutes les guerres états-uniennes du XXe siècle. Aussi, quand George W. Bush qualifie en 2003 le pays de « shérif US dans la région », il provoque peut-être un tollé mais n’a en réalité pas tort.
Toutefois, la grande île australe suit également sa propre dynamique et sa vie politique, extrêmement polarisée, est loin d’être monocorde. En 1972, l’élection du travailliste Gough Whitlam envoie des ondes de choc à travers le Pacifique. Le nouveau Premier ministre remet en cause la soumission australienne, prétend rejoindre le bloc des pays non-alignés et envisage de fermer la station d’écoute américaine de Pine Gap faisant partie du réseau Échelon. La fébrilité gagne les esprits à Washington, traumatisés par ces dangereuses déviances. La CIA, qui avait infiltré l’establishment politique, médiatique, économique et sécuritaire australien, organise alors un véritable putsch institutionnel qui destitue Whitlam en 1975.
En 2008, un autre travailliste, Kevin Rudd, arrive au pouvoir et retire résolument l’Australie du QUAD, signant l’arrêt de mort de l’embryon d’alliance. Son successeur, Julia Gillard, pourtant du même parti, la réintègre en 2010 pour le plus grand bonheur du système politico-médiatique du pays.
Bien que certains commencent à disséquer les signaux du nouveau gouvernement ou échafauder des prévisions, il est encore trop tôt pour dire si Canberra va effectuer un virage dans sa politique étrangère.
On ne se pose plus cette question en Corée du sud où Moon a été battu par Yoon. Une petite lettre de différence mais un gouffre géopolitique. Le parti conservateur dont est issu le nouveau président est traditionnellement beaucoup plus proche de Washington, ce qui se traduira très vraisemblablement par une position plus ferme de Séoul vis-à-vis de Pékin (avec arrivé de quelques THAAD supplémentaires ?)
Situation inverse aux Philippines où, en l’absence de Duterte qui ne pouvait constitutionnellement se représenter, Marcos junior a été plébiscité. Or le bonhomme ne cache pas un penchant certain pour le dragon, ce qui n’est évidemment pas du goût de qui vous savez.
Car, dans l’encerclement de l’Eurasie, les Philippines sont la clé du sud-est :
Il fait même partie d’un réseau de containment mis en place par les États-Unis dans les années 50 : l’Island chain strategy ou, en bon français, stratégie des chaînes d’îles. Si ce fait est très peu connu en Europe et n’est jamais évoqué dans les médias, même les moins mauvais, il occupe pourtant les pensées des amiraux chinois et américains ainsi que les états-majors de tous les pays de la région ou les publications spécialisées (tag spécial dans The Diplomat, revue japonaise par ailleurs très favorable à l’empire).
Que le domino philippin tombe et c’est la première chaîne qui est sérieusement ébréchée. La deuxième ligne étant plus virtuelle (car uniquement maritime, sans armature terrestre véritable), c’est le Pacifique, donc les côtes américaines, qui s’ouvrent partiellement à la Chine.
Une clé du sud-est qui ouvre sur le grand océan, notamment sur les fameuses îles Salomon, très en vue en ce moment et où le Premier ministre chinois est attendu pour parapher les accords qui donnent tant de sueurs froides au QUAD…
Est-ce tout à fait un hasard si c’est le moment que choisit Biden pour faire une sortie aventureuse, affirmant que les États-Unis protégeraient Taïwan (voisine des Philippines) en cas d’attaque chinoise ?
Avec Joe l’Indien, il est toujours difficile de faire la part des choses entre avertissement réel et remarque sénile, mais cette saillie a poussé le vénérable Kissinger (98 ans et encore toute sa tête, lui) à recadrer les choses et, surtout, la porte-parole de la Maison blanche à désavouer une nouvelle fois son propre président. Toutefois le doute s’est maintenant subrepticement installé dans les esprits.
Dans ce contexte éruptif, des bombardiers russes et chinois viennent de faire un peu de provoc’ lors d’exercices militaires communs, en volant lascivement autour du Japon en plein sommet… du QUAD !
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