Le 20 avril, un juge britannique a approuvé l’extradition du fondateur de Wikileaks, Julian Assange, vers les États-Unis, où il sera jugé en vertu de l’Espionage Act. La ministre de l’Intérieur, Priti Patel, va maintenant décider si elle approuve la décision.
Des groupes de défense des droits et des citoyens inquiets du monde entier ont exhorté Mme Patel à mettre un terme à l’extradition, au motif que le procès intenté par Washington à Assange revient à criminaliser des activités journalistiques tout à fait légitimes et met en péril la liberté de la presse dans le monde.
Ces demandes risquent de tomber dans l’oreille d’un sourd. Une caractéristique frappante de la décision de janvier 2021 sur l’extradition d’Assange, ainsi que du jugement sur l’appel de Washington, est que les considérations de liberté de la presse n’ont pas du tout été prises en compte par le tribunal.
La juge de district Vanessa Baraitser a accepté les arguments sous-jacents à chaque accusation américaine au pied de la lettre, tandis que la Haute Cour de justice a rejeté toute suggestion selon laquelle l’extradition d’Assange serait « injuste ».
Cet oubli troublant est peut-être symptomatique de la culture britannique du secret d’État, sans doute la plus stricte et la plus draconienne du monde occidental – et c’est pourquoi on peut présumer que Patel approuvera l’extradition d’Assange en mai prochain.
Présentation de la DSMA
Peu connu et rarement discuté par l’establishment médiatique, le Royaume-Uni maintient depuis des décennies le très secret Defense and Security Media Advisory Committee (DSMA), qui impose à la presse une forme de censure très britannique. Il décide des sujets et des événements qui peuvent être couverts, et comment, d’une manière chevaleresque mais foncièrement malhonnête.
Le comité DSMA est un organe géré par le ministère de la Défense, composé de représentants des services de sécurité, de vétérans de l’armée, de hauts fonctionnaires, de chefs d’associations de presse, de rédacteurs en chef et de journalistes, qui se réunit tous les six mois.
Selon Declassified UK, des représentants des diffuseurs ITV, BBC et Sky News font partie de ce comité. « Le directeur de la rédaction du Times et du Sunday Times et le rédacteur en chef adjoint du Telegraph » sont également présents.
Souvent, le comité émet des notifications D comme une demande officielle aux journalistes de ne pas publier ou diffuser des informations particulières sur des sujets liés à la sécurité nationale, ou demande la suppression de certains détails dans les reportages sur des sujets supposés sensibles.
Depuis 2017, il existe cinq notifications permanentes, concernant : les opérations, plans et capacités militaires ; les systèmes et équipements d’armes nucléaires et non nucléaires ; les opérations, activités et méthodes et techniques de communication des forces militaires antiterroristes, des forces spéciales et des agences de renseignement ; les biens et actifs physiques ; le personnel et leurs familles qui occupent des postes sensibles.
Si le secrétaire du Comité estime qu’un article qui relève d’un ou de plusieurs de ces cinq domaines sera bientôt publié, ou a été publié, des courriels sont envoyés aux rédacteurs en chef de toutes les publications grand public, portant généralement la mention « privé et confidentiel : ne pas publier, diffuser ou utiliser sur les médias sociaux ».
La DSMA fait tout son possible pour empêcher la publicité des notifications D liées à des violations présumées.
Le procès-verbal de la dernière réunion du comité de la DSMA, en novembre 2021, indique que de mai à novembre, son secrétariat a reçu 78 demandes de renseignements et de conseils, soit une augmentation de 44 % par rapport à la période précédente. Le total était « à peine inférieur à la moyenne historique sur 10 ans » de 88.
Aucune notification D n’a été émise, et le document cite trois « bons exemples » du « bon fonctionnement du système dans la pratique » au cours de cette période, notamment des articles concernant des opérations militaires, « la divulgation en ligne par inadvertance de documents sensibles relatifs aux marchés publics » et « la perte de documents classifiés ».
Le procès-verbal note également que les représentants des médias au sein du Comité « ont souligné l’importance pour les journalistes et les rédacteurs en chef de poser eux-mêmes des questions sur les implications de ce qui est publié. »
On peut supposer que la presse grand public a demandé en bloc des conseils sur ces sujets, et qu’elle a été laissée tranquille après s’être conformée aux règles.
Demander l’avis de la DSMA, sinon…
Les lettres du comité de la DSMA se terminent généralement par des questions polies telles que « Puis-je vous demander de demander mon avis avant de le faire ? ». Cette civilité cache un paradoxe sinistre au cœur du système.
Sur le papier, cela peut sembler consultatif, et les journalistes ne sont pas légalement obligés de se conformer aux demandes du Comité de solliciter des conseils avant de publier un article ou de garder certaines informations secrètes. Pourtant, les journalistes savent pertinemment que s’ils ne s’y conforment pas, ils peuvent être poursuivis en vertu de la loi sur les secrets officiels.
Sinon, ils risquent au moins d’être mis sur une liste noire ou de ne plus avoir accès aux briefings, interviews et informations privilégiées des fonctionnaires, qu’ils soient officiels ou non.
Il existe très peu d’exemples de violation de notifications D, et les lettres sont rarement envoyées. Entre 1997 et 2008, la commission n’a écrit aux organes de presse qu’à 30 reprises.
Un exemple palpable de l’efficacité du système a été donné en novembre 2010, lorsqu’une notification D fut émise à la suite des premières publications de câbles du département d’État américain par WikiLeaks.
L’avis prévenait que la publication des fichiers « pourrait déclencher des réactions locales violentes » contre des citoyens britanniques « travaillant ou vivant dans des régions instables ».
En clair, l’implication était que les journalistes qui osaient publier quoi que ce soit sur ce matériel explosif pouvaient avoir du sang sur les mains. L’écrasante majorité des médias britanniques ont donc ignoré les câbles.
Consulter la DSMA « tous les jours ouvrables »
Le fonctionnement de l’organisme a un effet paralysant sur les journalistes britanniques.
Selon les chiffres cités dans le livre de Ian Cobain, The History Thieves, paru en 2016, le Comité estime que 80 à 90 % des articles que les journalistes soupçonnent de pouvoir faire référence à des documents faisant l’objet de l’une des cinq notifications D sont volontairement soumis à un examen officiel avant leur publication.
Le vice-président du comité DSMA s’est vanté : « En moyenne, un journaliste consulte le secrétariat tous les jours ouvrables ».
Peu de Britanniques, si tant est qu’il y en ait, sont conscients de cet état de fait pervers, sans parler du fait qu’il a pour conséquence que l’écrasante majorité de la couverture médiatique des questions de sécurité nationale est bridée et dictée directement par décret gouvernemental.
Pourtant, il existe de rares exemples de journalistes et de rédacteurs en chef qui ne se sont pas concertés avec le Comité avant de publier leurs articles.
L’exemple le plus significatif concerne la série d’articles publiés par The Guardian en 2013, basée sur des documents sensibles partagés par le lanceur d’alerte de la NSA Edward Snowden, qui a exposé les excès du réseau d’espionnage mondial secret « Five Eyes » dirigé par Washington et Londres.
Le 7 juin 2013, le lendemain des premiers reportages du Guardian, le Comité a envoyé une notification D aux rédacteurs en chef des journaux, déclarant que si ses directives n’avaient pas été violées, les services de renseignement étaient « préoccupés par le fait que d’autres développements de ce même thème » pourraient compromettre la sécurité nationale. Les révélations de Snowden ont donc été largement ignorées par les médias britanniques, la plupart d’entre eux ne mentionnant pas du tout les révélations explosives.
Le Comité a également déployé des efforts considérables pour se rapprocher du Guardian et le neutraliser. En juillet de la même année, au moment précis où les techniciens du GCHQ assistaient à la destruction solennelle des ordinateurs portables contenant les fichiers de Snowden, le journal a demandé l’avis de la commission sur les documents et a ensuite refusé de publier certaines informations qu’ils contenaient.
Cet engagement n’a cessé de croître au cours de l’année, jusqu’à ce que le rédacteur en chef adjoint du Guardian, Paul Johnson, qui a dirigé la destruction symbolique des ordinateurs portables, soit nommé au comité DSMA.
Trois ans plus tard, l’équipe d’investigation du Guardian a été dissoute et la couverture des questions militaires, de sécurité et de renseignement par le Guardian a connu un déclin précipité. En fait, à l’heure actuelle, de nombreux correspondants clés du Guardian en matière de sécurité nationale ont peu d’expérience dans ce domaine.
En février 2022, Declassified UK a reçu un courriel du capitaine de vaisseau à la retraite Jon Perkins, qui est un secrétaire adjoint du comité DSMA. Il demandait à l’organe de presse de retirer le nom du lieutenant-colonel « Sid » Purser, un conseiller militaire supérieur britannique, de sa couverture du soutien britannique à la dictature au Cameroun.
« La publication de ce nom… met en péril la sécurité personnelle de l’officier et peut même compromettre sa famille », a affirmé M. Perkins. « Ce détail va donc à l’encontre des termes de l’avis 5 de la DSMA (informations personnelles sensibles). Puis-je donc vous demander de supprimer le nom de l’article et de faire référence à « un officier britannique » ?
Comme les demandes DSMA précédentes, l’e-mail semblait très poli, mais pour Declassified UK, il était déroutant. S’agissait-il d’une demande informelle ou d’un avis plus formel ?
Mark Curtis, rédacteur en chef de Declassified UK, a déclaré que le média avait refusé de supprimer le nom de Purser.
Declassified UK a publié un reportage sur le Cameroun deux semaines auparavant « qui a révélé pour la première fois les détails de la façon dont l’armée britannique soutient son régime répressif, dirigé par Paul Biya, le plus ancien dictateur d’Afrique, qui règne d’une main de fer depuis 1982. Il a eu 89 ans dimanche. »
« Notre reporter en chef Phil Miller a découvert que non seulement la Grande-Bretagne entraîne l’armée de Biya, qui est accusée de torture et d’exécutions, mais qu’un officier des forces spéciales britanniques a même rédigé une doctrine de « gestion de crise » pour le dictateur », ajoute Curtis.
En 2020, un membre du bureau de presse du ministère de la Défense a proposé que Declassified UK soit « inscrit sur une liste d’organisations avec lesquelles le ministère ne souhaite pas collaborer. » (Par la suite, le ministère de la Défense a présenté des excuses).
Un avertissement « urgent » aux rédacteurs en chef
L’empoisonnement apparent à l’agent neurotoxique de l’ancien agent double Sergei Skripal et de sa fille Yulia dans la ville anglaise de Salisbury, le 4 mars 2018, fournit un autre exemple de la fonction du Comité.
Deux jours plus tard, le média russe Meduza a publié un article décrivant les antécédents de Skripal en tant qu’espion, ainsi que ceux de son recruteur et responsable du MI6, Pablo Miller. L’article mentionnait que le compte LinkedIn de Miller indiquait qu’il résidait également à Salisbury.
Miller a supprimé ce profil compromettant, mais le 7 mars, le Daily Telegraph a révélé qu’il travaillait désormais pour Orbis Intelligence, la célèbre société de sécurité privée dirigée par l’ancien espion du MI6 [service de renseignement britannique – NdT] Christopher Steele, auteur du dossier Trump-Russie largement discrédité.
Bien que la publication ait volontairement refusé de nommer M. Miller, le secrétaire de la DSMA publia en l’espace de quelques heures une autre note « urgente » mettant en garde les rédacteurs en chef contre la divulgation de l’identité du personnel des services de sécurité et de renseignement britanniques. Il a exhorté les médias à consulter le Comité s’ils « envisagent actuellement de publier de tels documents ».
Le lendemain, Gordon Corera, de BBC News, et Luke Harding, du Guardian, qui sont connus pour être des sténographes de la sécurité nationale, se sont rendus sur Twitter et ont fermement nié que Miller ait jamais travaillé pour Orbis. Ils ont également affirmé – sur la base de sources anonymes – qu’il n’y avait aucun lien entre Skripal et Steele. (M. Harding a affirmé à tort que les résultats de Google attestant d’un tel lien étaient le produit d’une manipulation diabolique du moteur de recherche).
Le Daily Telegraph a finalement publié un article désavouant son précédent article, qu’il considérait comme le produit d’une « tentative d’opération secrète » des services de renseignement russes visant à jeter le doute sur le dossier Steele, citant des « sources bien placées » qui « soupçonnaient » le profil LinkedIn auquel il avait initialement fait référence – « s’il a réellement existé » – d’avoir été créé par les services de renseignement militaires russes.
Un système pour réprimer le journalisme
L’essor d’Internet a posé d’importants problèmes au système DSMA. Après tout, il est incroyablement difficile, voire impossible, pour Londres d’empêcher les publications et les journalistes situés en dehors du pays de diffuser des informations que le gouvernement britannique ne souhaite pas voir tomber dans le domaine public.
Cela pourrait expliquer, du moins en partie, pourquoi les autorités britanniques prévoient d’étendre considérablement leur capacité à emprisonner les lanceurs d’alerte, les auteurs de fuites et les journalistes.
Comme l’a rapporté The Dissenter le 9 février, les autorités britanniques s’efforcent d’étendre les lois sur les secrets officiels afin de refléter la nature orwellienne de la loi américaine sur l’espionnage [Espionage Act].
La législation actuelle prévoit que tout « fonctionnaire de la Couronne » (gouvernement, employé ou contractant) qui divulgue des informations classifiées à quelqu’un d’autre – ou les journaux ou journalistes qui publient des secrets qui leur ont été divulgués par ces personnes – peut être emprisonné pour une durée maximale de deux ans.
Ni les auteurs de fuites ni les éditeurs ne peuvent invoquer l’ »intérêt public » comme défense, et les peines peuvent être alourdies par la suite si un juge estime que les sanctions initiales n’étaient pas suffisamment sévères.
Cette loi est l’une des principales raisons pour lesquelles les fuites provenant des agences de sécurité ou de renseignement britanniques, ou même des ministères, sont rares. En fait, lorsque des fuites se produisent, elles proviennent généralement d’agences qui veulent que l’information soit rendue publique pour une raison politique ou trompeuse.
Cette tendance est d’autant plus inquiétante que la commission DSMA et son système de notification D constituent déjà un mécanisme de censure du journalisme aux effets dévastateurs.
Le procès-verbal de novembre 2021 montre que les opérations de la direction antiterroriste de la police métropolitaine seront bientôt couvertes par le système. Cela signifie que les journalistes locaux, souvent les premiers sur les lieux lors d’incidents terroristes et « moins susceptibles d’être familiers avec les notifications permanentes », seront les cibles d’un « travail de proximité. »
« Les membres du secteur des médias pourraient apporter leur contribution à cet égard », indique le procès-verbal, précisant que les journalistes et les rédacteurs en chef sont appelés à aider activement le Comité à endiguer le flux de vérités dérangeantes et les informations préjudiciables dans les médias.
Le public britannique n’est pas au courant du rôle joué par le comité DSMA pour décourager les médias de poursuivre les reportages liés à la diffamation de Julian Assange par Washington. Mais pour une affaire sans précédent qui a fait les gros titres, la couverture médiatique a été particulièrement molle.
En juin 2021, Stundin, un bihebdomadaire islandais, a révélé qu’un nouvel acte d’accusation contre le chef de WikiLeaks reposait en grande partie sur le faux témoignage d’un fraudeur, diagnostiqué sociopathe et condamné pour pédophilie, que le FBI avait recruté pour miner l’organisation de l’intérieur. Les détails provenaient d’une interview de l’informateur lui-même, mais pas un seul journaliste britannique [ni Français – NdT] n’en a parlé.
Trois mois plus tard, Yahoo ! News a révélé les « plans de guerre secrets » de la CIA visant à kidnapper, voire à assassiner Assange au cas où il s’échapperait de l’ambassade d’Équateur à Londres. BBC News n’a mentionné qu’une seule fois l’exposé qui a fait l’effet d’une bombe, dans sa section en langue somalienne. Le Guardian et l’Independent ont mentionné l’histoire une fois, tandis que tous les autres médias britanniques ont ignoré le reportage.
De nombreux journalistes des médias britanniques sont indifférents à la souffrance d’Assange. Pourtant, les professionnels des médias qui reconnaissent les enjeux sont soumis à un système qui vise à décourager le type d’enquêtes de suivi qui pourraient permettre de démêler cette poursuite dont la nature politique est flagrante.
Kit Klarenberg
Cet article a été financé par les abonnés payants de la lettre d’information The Dissenter. Devenez un contributeur mensuel pour nous aider à poursuivre notre journalisme indépendant.
Traduction » et en France ?… » par Viktor Dedaj avec probablement toutes les fautes et coquilles habituelles.
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir