Le pouvoir brut

Le pouvoir brut

Vous êtes une paille dans l’échantillon Winston, une tâche qui doit être effacée.

Est-ce que je ne viens pas de vous dire que nous sommes différents des persécuteurs du passé ? Nous ne nous contenterons pas d’une obéissance négative, ni même de la plus abjecte soumission. Quand finalement, vous vous rendez à nous, ce doit être de votre propre volonté. Nous ne détruisons pas l’hérétique parce qu’il nous résiste. Tant qu’il nous résiste, nous le détruisons jamais. Nous le convertissons. Nous captons son âme, nous lui donnons une autre forme. Nous lui enlevons et brûlons tout mal et toute illusion. Nous l’amenons à nous, pas seulement en apparence, mais réellement, de cœur et d’âme. Avant de le tuer, nous en faisons un des nôtres.

G.Orwell, 1984 (1948)

Pour que l’égalité humaine soit à jamais écartée, pour que les Grands, comme nous les avons appelés, gardent perpétuellement leurs places, la condition mentale dominante doit être la folie dirigée.

G.Orwell, 1984, (1948)

Il était clair depuis des années, si ce n’est depuis toujours, que toute dissidence ou toute autre activité non violente assimilée à de la dissidence avec le discours dominant, réel ou surfait, synthétique ou disruptif, était amenée à se transformer sinon à disparaître dans la forme imposée par le pouvoir brut. Peu importe que cette dissidence soit définie ou à chaque fois redéfinie comme une forme d’opposition contrôlée, orientée ou pas, comme une fabrique d’un logos dissonant, alternatif ou contraire, voire de la désinformation par amalgame intelligent dans le cadre de la bataille pour les cœurs et les esprits du bétail humain. La perception de la réalité ou pour être plus précis d’une parcelle de la réalité perçue par l’esprit humain est non seulement un enjeu de pouvoir mais un des objectifs visant à assurer la continuité du pouvoir. Ce pouvoir transcende les formes actuelles et passées que peuvent prendre les organisations sociales et les regroupements humains hiérarchisés et survit à leur disparition comme un esprit proteïforme qui ne peut exister per se mais qui se déploie dans les organismes culturels évolués créées par le regroupement de masses d’êtres biologiques conscients et sociaux. Ce pouvoir brut survit au cycle des civilisations, des empires, des royaumes et des États. Il ne se transforme jamais. Il mute et change d’hôte à chaque fois.

La dissidence n’a plus aucun avenir. Dans les faits, elle a été neutralisée partout quel que soit le type de régime politique et d’idéologie. Ce que Orwell ne pouvait prévoir est la victoire définitive de la bêtise humaine par l’accroissement de l’idiotisme et du crétinisme, produits collatéraux issus des fabriques des réseaux sociaux et des nouvelles technologies de l’information et de la communication. C’est le retour aux amphithéâtres romains où la plèbe, privée de tout et lourdement imposée, se défoule dans les jeux du cirque et dans le spectacle du sang.

L’histoire connue ou conventionnelle des groupements humains ne représente qu’une infime partie d’une autre histoire à jamais ignorée. Le peu de chose qui demeure de certains faits anciens, modifiés ou altérés par le temps, les lubies des hommes et l’imagination est que le pouvoir a toujours appartenu à une infime minorité ayant réussi à manipuler une masse beaucoup plus nombreuse par divers stratagèmes, le monopole de certains attributs et la possession exclusive d’un immense avantage de type technique. C’est toujours le cas actuellement. À côté de ces aspects, il y a le chant des sirènes, la fabrique des clivages et la folie orientée, lesquels participent à dissoudre l’ensemble des facteurs objectifs faisant la force d’un éventuel adversaire ou d’une coalition regroupant des éléments disparates susceptibles de constituer une force rivale à celle du pouvoir brut ayant assis sa domination sur les terres, les avoirs, l’histoire, les cœurs et les esprits.

Dans 100 ans, soit aux environs de 2122, le monde sera probablement régi par un pouvoir unique contrôlant une pensée unique dans le cadre d’un système monolithique ou toute anomalie sera impitoyablement exclue. Il y aura probablement deux classes d’humains plus ou moins tolérées et une majorité de déclassés exclus de la réalité visible et confinée dans les travaux d’astreinte de la réalité virtuelle. L’histoire sera encore changée et modifiée pour cadrer avec les objectifs politique du pouvoir. Il se pourrait même que dans un excès de zèle historiographique, l’altération de l’historie érigera l’année 2020 comme le début d’une nouvelle ère de prospérité universelle pour les classes dirigeantes qui doivent le sauvetage de leurs monde et intérêts à un facteur pathogène biologique ayant précédé la destruction des puissances révisionnistes de l’ordre mondial durant les décennies qui suivront le premier grand confinement dans le cadre de la Grande guerre hybride pour l’hégémonie.

Ce qui précède relève de la pure spéculation mais pourrait être l’aboutissement logique de l’évolution des événements actuels. Le blocage des stratégies impériales dans la région centrale du monde puis l’intrusion russe en Afrique a mené à la préparation d’un front offensif sur les marches de l’ancien empire tsariste russe puis soviétique. La Russie a été attirée dans un traquenard dans lequel il lui était impossible de ne pas tomber. La guerre actuelle en Europe orientale est au final une guerre interslave ou une guerre civile slave dans laquelle l’Empire s’assure que les slaves s’entretuent et s’affaiblissent pour ses propres intérêts. Le second objectif est l’affaiblissement puis la disparition définitive de l’Eurasie, même sous domination impériale. C’est la condition sine qua non pour assurer un avenir apaisé de l’hégémonie mondiale. Les autres se soumettront ou connaîtront un sort semblable à ceux de Cuba ou de la Corée du Nord après la fin de la Guerre froide 1.0.

On a écrit ici que la Russie sera tôt ou tard attaquée sur son propre territoire en se basant sur des données précises et une observation minutieuse des opérations de la guerre en Ukraine. L’incapacité des Russes à contourner ou à neutraliser le verrou de Kharkov s’est révélée dès le second jour de l’opération militaire russe dans ce pays qui se préparait à la guerre totale depuis 2014. L’envoi d’assauts aéroportés en profondeur au nord de l’Ukraine sans aucune coordination avec l’artillerie et l’aviation a étonné les observateurs les plus avertis sur la légèreté du plan russe, lequel semble fixé aux stratégies et aux tactiques de 1944-1945. Toute l’opération a été parsemée de trous de gruyère depuis le J+1 avec pour résultat une attaque prochaine contre Belgorod, Koursk, Voronej, Lipetsk, Orel, Briansk et même Tula. Historiquement, la Russie n’a gagné la guerre qu’en attirant l’ennemi dans son immense territoire. La Russie dispose d’un avantage technique mais manque cruellement de combattants. Ce sont les Tchétchènes et les éléments du groupe Wagner qui sont efficaces sur le terrain. Et ils ne peuvent pas être partout. Ce qui empêche actuellement une invasion tout à fait possible de la Russie par les forces US et alliés de l’OTAN n’est pas son armée conventionnelle mais son arsenal nucléaire et plus précisément sa triade nucléaire à capacité de seconde frappe.

L’autre défaite russe est celle de la cyberguerre. Il faut se rappeler de tout le bruit généré par les agences gouvernementales et les médias US sur la menace des capacités de cyberguerre russes, des prouesses des hackers russes et leur liens avec un scandale politique US, voire une éventuelle interférence dans les processus électoraux aux États-Unis et ailleurs. Tout cela s’est avéré être un énorme canular orchestré par la désinformation systématique de l’Empire. Les Russes semblent avoir perdu leurs capacités dans le domaine de la cyberguerre. Internet est un champ de bataille verrouillé appartenant aux États-Unis; Elon Musk a fait le reste en anéantissant toutes les capacités russes en matière de cyberguerre par une révolution technologique en avance de trente décennies sur les projets et prototypes actuels (estimations chinoises). Le scandale d’une éventuelle collusion russe durant le mandat de Donald Trump était donc une affaire interne à l’Empire et n’a jamais impliqué la Russie même si les accusations et le dossier de l’espion britannique Steele ont intoxiqué les élites russes et leur ont donné l’impression qu’ils avaient un pouvoir bien plus grand qu’il ne l’était en réalité. La guerre est une tromperie, même en interne ou vis-à-vis des vassaux et des alliés.

Il ne s’agit pas ici de traiter des causes de cette gabegie. Les États-Unis n’ont d’autre choix que de faire perdurer la guerre sans aucun plan ou stratégie afin d’éviter une inévitable guerre civile américaine 2.0 dans un contexte d’effondrement intérieur qui devient de plus en plus visible. La Grande-Bretagne a coulé corps et âmes tandis qu’en Europe, le mode survie a été activé en espérant que la casse s’arrêtera bientôt, en attendant chaque État trafique ses statistiques et manipule les indices macroéconomiques en attendant le passage de la tempête. Une tempête qui va tous les emporter au profit du pouvoir brut. Ce dernier sera le grand gagnant. Il lui reste qu’un formidable adversaire qui semble avoir saisi sa nature en mimant ses propres stratégies hybrides. Les grands confinements en Chine et en Corée du Nord montrent que Beijing est entrée en mode de guerre hybride totale. Elle utilise la même méthode que celle utilisée par l’Empire en 2020 pour préparer le monde au choc du futur.

Sans surprise, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a fustigé les confinements en Chine. Cela démontre que le pouvoir brut a compris le message de Beijing même s’il n’en est pas un. Contrairement à la Russie, la Chine n’utilisera pas la force militaire, qu’elle abhorre au plus haut point, mais adoptera une stratégie plus subtile dont l’objectif est d’éviter toute confrontation ou choc frontal. Cela prendra du temps mais viendra le jour où des paramètres défaillants ou une faille causera la perte d’un des adversaires sans aucune considération de sa force ou de ses capacités. L’histoire sera clôturée par un acte officiel et l’humanité vivant dispersée dans des enclos sera alors encagée.

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À propos de l'auteur Strategika 51

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