L’une des citations les plus connues de Karl Marx est « L’être détermine la conscience ». Pour pouvoir la comprendre, l’« être » doit être étendu aux conditions physiques de la vie quotidienne de la société et la « conscience » à la conscience publique – tout ce qui s’y rattache, y compris les lois, les règles et les règlements, la procédure administrative, la moralité publique (ou son absence), le genre de signal de valeur qui est requis pour entrer dans la société polie et tout ce genre de mobilier mental et de bavardage pieux. Dans la version originale allemande, cela semble beaucoup plus piquant : « Das Sein bestimmt das Bewusstsein » – ce vieux barbu avait vraiment le sens des mots !
Marx était un adepte du progrès social de type révolutionnaire. Dans sa vision bien ordonnée des affaires humaines, une vague de progrès économique dans les systèmes de production créait une superstructure de la culture humaine qui, avec le temps, devenait de plus en plus contraignante ; ensuite, une vague de changements révolutionnaires balayait l’ordre social dominant, faisant place à une nouvelle vague de développement économique. C’est ainsi que l’on est passé de l’esclavage au féodalisme, puis à la bourgeoisie et à la révolution prolétarienne (j’inclurais à la fois les variétés communiste et syndicale)… mais ensuite, de manière plutôt inattendue, on revient à la bourgeoisie, puis, une fois la base de ressources physiques épuisée, au féodalisme et, enfin, à l’esclavage.
Comme je l’ai mentionné, Marx croyait beaucoup au progrès social et il n’a donc pas pensé assez loin, jusqu’à l’épuisement des ressources et à l’effondrement – mais je l’ai fait, et assez tôt j’ai eu l’idée que lorsqu’il s’agit d’effondrement, la citation de Marx pouvait être complètement inversée : c’est « das Bewusstsein » qui détermine « das Sein ». La première à disparaître est la croyance en l’existence continue du statu quo, et cette perte de foi se propage à travers toute la pile technologique de la conscience sociale, de haut en bas – financière, commerciale, politique, sociale, culturelle – dans une sorte d’effet domino psycho-socio-économique. À l’époque, je savais qu’il valait mieux ne pas mêler le vieux Karl à cette histoire, car je sentais bien que les membres de la bourgeoisie seraient moins ravis de m’avoir comme conférencier à leur dîner si j’aggravais le péché d’être russe en ressemblant à un bolchevik. Mais c’est une idée tellement bonne – que la régression remonte le progrès à rebours – que je crois que le vieux Karl doit recevoir son dû (encore une fois). Et donc, sans plus attendre…
Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus général de la vie sociale, politique et intellectuelle. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, mais leur existence sociale qui détermine leur conscience. A un certain stade de développement, les forces productives matérielles de la société entrent en conflit avec les rapports de production existants ou – ce qui ne fait qu’exprimer la même chose en termes juridiques – avec les rapports de propriété dans le cadre desquels elles ont opéré jusqu’ici. A partir des formes de développement des forces productives, ces relations deviennent leurs entraves. Commence alors une ère de révolution sociale. Les changements dans la base économique conduisent tôt ou tard à la transformation de toute l’immense superstructure. (Karl Marx, extrait de l’introduction à « Une contribution à la critique de l’économie politique », 1859.)
Dans l’étude de ces transformations, il faut toujours distinguer entre la transformation matérielle des conditions économiques de production, qui peut être déterminée avec la précision de la science naturelle, et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, idéologiques, dans lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le combattent. De même qu’on ne juge pas un individu par ce qu’il pense de lui-même, de même on ne peut pas juger une telle période de transformation par sa conscience, mais, au contraire, cette conscience doit être expliquée à partir des contradictions de la vie matérielle, du conflit existant entre les forces sociales de production et les rapports de production. Aucun ordre social n’est jamais détruit avant que toutes les forces productives qui lui suffisent aient été développées, et de nouveaux rapports de production supérieurs ne remplacent jamais les anciens avant que les conditions matérielles de leur existence aient mûri dans le cadre de l’ancienne société. (Karl Marx, extrait de l’introduction à « Une contribution à la critique de l’économie politique », 1859.)
L’humanité ne se fixe donc inévitablement que les tâches qu’elle est capable de résoudre… (Karl Marx, extrait de l’introduction à « Une contribution à la critique de l’économie politique », 1859.)
Et que se passe-t-il lorsque le nombre de tâches que l’humanité est capable de résoudre se réduit à néant, en raison de l’épuisement des ressources de toutes sortes ? Quel type de Bewusstsein est le mieux adapté à cette situation ? Le résultat surprenant est que ce qui fonctionne le mieux est toute fiction qui fait que la régression semble non seulement bénigne mais bénéfique, intentionnelle et morale. Examinons quelques exemples particulièrement intéressants de ce mécanisme en action.
Problème : L’épuisement du pétrole entraîne une raréfaction du kérosène pour l’aviation.
Solution : Tuer le tourisme international
Das Bewusstsein : Tout le monde doit rester à la maison à cause d’un certain virus de grippe non létal ; à défaut, tout le monde doit rester à la maison à cause de l’Ukraine ; à défaut… quoi ? Un autre virus, idiot ? Oh, s’il vous plaît !
Problème : La classe moyenne américaine, lorsqu’elle existait, a créé tout un tas d’idiots gâtés qui doivent être remplacés par des migrants qui sont prêts à travailler pour manger.
Solution : Empêcher les idiots choyés de se reproduire.
Das Bewusstsein : Expliquez-leur que les enfants sont mauvais pour l’environnement, que c’est tellement mieux de ne pas avoir d’enfants, qu’il existe un arc-en-ciel de genres (la plupart d’entre eux, d’ailleurs, sont assez stériles) et que la castration chimique et chirurgicale des enfants est une question de défense des droits de l’homme.
Problème : les prix de l’énergie s’envolent (parce que ces satanés Russes ont refusé de donner leurs ressources naturelles gratuitement).
Solution : Réduire la consommation d’énergie
Das Bewusstsein : Vous devez réduire votre consommation d’énergie : pour émettre moins de dioxyde de carbone, donc sauver la planète… tout en passant du gaz russe au charbon polonais, non rayez ça… pour priver les maudits Russkies des revenus étrangers dont ils ont besoin pour continuer à massacrer ces pauvres nazis innocents que les Américains ont formés et encadrés en Ukraine (comme ils l’ont fait avec ISIS en Irak et en Syrie, et les moudjahidines en Afghanistan avant ça…). Et si toutes ces douches manquées vous font sentir le bouc, c’est parce que vous travaillez sur ce nouveau schéma (approuvé par le gouvernement allemand, remarquez !) d’auto-nettoyage en utilisant les bactéries bénéfiques qui infestent votre peau. Et si le bureau sent la ménagerie, tout le monde n’a qu’à travailler en distanciel.
Problème : la domination militaire américaine sur l’ensemble du spectre est devenue une triste plaisanterie.
Solution : Vendre toutes ces armes inutiles de n’importe quelle façon et garder les entrepreneurs de la défense occupés aussi longtemps que possible afin qu’ils puissent continuer à fournir des pots-de-vin aux politiciens.
Das Bewusstsein : Les pauvres nazis ukrainiens innocents ont besoin de beaucoup, beaucoup d’armes pour combattre les terribles Russes agressifs. Les membres de l’OTAN doivent envoyer leurs armes en Ukraine, puis en commander d’autres aux entreprises de défense américaines. Certaines de ces armes n’existent que sur le papier, d’autres sont totalement inutiles, d’autres encore sont vendues par les Ukrainiens (qui sont incorruptibles au possible) à divers pays d’Afrique, d’Asie et du Moyen-Orient, et le reste est détruit par les Russes avant qu’elles n’atteignent le front ou revendiqué comme trophée si elles l’atteignent.
Dans tous les exemples ci-dessus, nous ne devons pas nous attendre à ce que le statu quo reste figé très longtemps. Rapidement, la fiction devient impossible à maintenir, la population s’agite et nous obtenons une « situation révolutionnaire ». Pour citer le « Mayovka [1] du prolétariat révolutionnaire » de Vladimir Lénine, une situation révolutionnaire s’obtient :
lorsqu’il est impossible pour les classes dirigeantes de se maintenir au pouvoir sans aucun changement ; lorsqu’il y a une crise, sous une forme ou une autre, parmi les « classes supérieures », une crise dans la politique de la classe dirigeante, conduisant à une fissure par laquelle éclatent le mécontentement et l’indignation des classes opprimées. Pour qu’une révolution ait lieu, il ne suffit généralement pas que « les classes inférieures ne veuillent pas » vivre à l’ancienne ; il faut aussi que « les classes supérieures soient incapables » de gouverner à l’ancienne ;
lorsque la souffrance et le besoin des classes opprimées sont devenus plus aigus que d’habitude ;
lorsque, en conséquence des causes ci-dessus, il y a un accroissement considérable de l’activité des masses qui, sans se plaindre, se laissent dépouiller en « temps de paix », mais qui, en période de turbulence, sont entraînées à la fois par toutes les circonstances de la crise et par les « classes supérieures » elles-mêmes dans une action historique indépendante.
Vous voudrez peut-être garder un œil sur ces conditions, et aussi garder un œil sur la façon dont votre Bewusstsein se périme au fur et à mesure que l’effondrement se rapproche.
Dmitry Orlov
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