« Ce qui nourrit la révolte, au Québec comme partout dans le monde, ce n’est pas la pauvreté, c’est l’humiliation. Ce qui enferme les hommes dans le ghetto des névroses et du malheur, ce n’est pas nécessairement la misère ; c’est un certain regard que posent sur vous les autres et qui vous nie dans votre être profond. »
– Jean Daniel, Le Nouvel Observateur, octobre 1970.
À l’hiver 1971, les travailleurs de l’usine Forano, à Plessisville, vivaient un conflit depuis quelques mois. J’y étais pour préparer un journal destiné à expliquer à la population de cette petite ville les raisons qui avaient conduit les ouvriers à sortir en grève.
Assis à l’arrière d’un autobus scolaire désaffecté et transformé en local de grève, deux grévistes, venus se réchauffer, discutaient de la situation. L’un, la jeune vingtaine, ne cessait d’aligner des chiffres pour démontrer à son camarade, dans la soixantaine celui-là, quelle somme d’argent cette grève lui faisait perdre chaque semaine. Il insistait aussi sur le temps qui serait nécessaire pour récupérer ce salaire perdu.
Tirant de grandes bouffées de sa pipe, le plus âgé écoutait, silencieux. Jusqu’au moment où il expliqua ceci : « D’abord, mon gars, tous tes calculs sur les salaires ne valent pas grand-chose. Parce que si l’abbé Masson n’était pas venu fonder un syndicat ici en 1942, qui sait où seraient nos salaires aujourd’hui ? » Puis il ajouta : « C’est vrai que quand on est sortis en grève, c’était pour du salaire. Mais après quatre mois, ce qui compte, c’est que, quand les barrières de l’usine vont rouvrir, on puisse regarder le boss dans les yeux et ne pas avoir honte ! »
Dans ses mots à lui, ce simple travailleur avait rejoint, sans bien sûr le savoir, ce qu’avait exprimé l’année précédente le journaliste Jean Daniel, de passage à Montréal à l’occasion de la Crise d’Octobre. Et ce fut pour moi une importante leçon de vie.
Ceux pour qui les ressorts de la nature humaine ne seraient mus que par des colonnes de chiffres passent tout simplement à côté de l’essentiel. À côté de ce qui détermine les gestes les plus inexplicables, les moins logiques et pourtant les plus signifiants et les plus conséquents.
À côté de la vie, en somme.
Le mépris et le respect. L’humiliation et la dignité. Combien de fois, dans l’arène de la vie, cela s’est-il affronté, parfois avec violence ? Les chansons de grève, les pancartes spontanément écrites en témoignent avec éloquence.
En 1974, les 80 travailleurs de Canadian Gypsum de Joliette étaient en grève depuis près d’un an quand le juge G.H. Montgomery leur a interdit de faire du piquetage à moins de 1500 pieds de l’usine. L’ordre de la Cour, adressé à des travailleurs unilingues francophones, était rédigé dans la seule langue anglaise. La population de la région, profondément humiliée, avait manifesté une solidarité exceptionnelle. Une publication de l’époque en témoigne : « Avec l’aide de la population, ils peuvent retrouver une dignité qu’on leur refuse depuis longtemps. »
L’histoire est émaillée d’un mépris qui prend différentes formes. La journaliste Émilie Dubreuil, de Radio-Canada, en a rapporté une récemment, à l’occasion d’une manifestation contre le projet de loi 96 qui tend, bien timidement, à redresser la situation du français en déclin. « Will McClelland, 43 ans, est professeur d’anglais au Cégep John Abbott. Il est fier de dire que sa famille est établie au Québec depuis 1834. Il regrette, par ailleurs, que son français ne soit pas assez bon pour répondre à nos questions dans cette langue qu’il trouve trop difficile à maîtriser. Je n’ai pas très très bilin[gue], dit-il. Pourquoi ? je demande. You could also ask : why don’t I play hockey better ? Well, not everyone can be Guy Lafleur! (Vous pourriez aussi me demander pourquoi je ne suis pas meilleur au hockey, mais tout le monde ne peut pas être Guy Lafleur), ironise-t-il, derrière ses lunettes fumées. »
« Un certain regard, posé sur vous, et qui vous nie… » Quand la langue politique n’était pas encore aseptisée à l’eau de javel woke, René Lévesque lui-même avait parlé, en 1973, des « Rhodésiens de Westmount ». Faut croire qu’ils ont aujourd’hui essaimé dans d’autres quartiers…
Le mépris n’a pas de siècle, n’a pas d’âge. Le mépris frappe dans tous les milieux, aussi bien à l’échelle des destructions guerrières qu’il a nourries que dans un café du centre-ville de Montréal, où on refuse de parler la langue de la majorité, qui s’adonne à être la langue officielle. Pour Albert Camus, « le fascisme, c’est le mépris ».
Le mépris n’a pas de siècle, n’a pas d’âge. Il perdure. En 1969, le cinéaste Arthur Lamothe avait lancé un film, financé par le Conseil central de Montréal (CSN) présidé par Michel Chartrand : Le mépris n’aura qu’un temps !
Même si c’est de plus en plus difficile, il faut continuer d’y croire.
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