Enseigner le français en terrain hostile au temps de la loi 96

Enseigner le français en terrain hostile au temps de la loi 96

Je n’ai pas très très bilin[gue], dit-il. Pourquoi? je demande. You could also ask : why don’t I play hockey better? Well, not everyone can be Guy Lafleur! (Vous pourriez aussi me demander pourquoi je ne suis pas meilleur au hockey, mais tout le monde ne peut pas être Guy Lafleur), ironise-t-il, derrière ses lunettes fumées.

Monsieur McClelland, comme beaucoup de professeurs du cégep, est venu manifester contre le projet de loi 96 en compagnie d’une centaine d’étudiants qui scandent des slogans sur le campus avec beaucoup de conviction. NO 96! Fuck that shit! (Non à 96! À bas cette merde!)

Mis à part cet événement lié à l’actualité, l’endroit semble figé dans le temps. Un magnifique campus à l’allure britannique, des pelouses déjà vertes devant un lac Saint-Louis scintillant.

Le Cégep John Abbott, dans le West Island, est entouré de vieilles demeures élégantes rappelant que ce coin de l’île de Montréal constituait, au début du 20e siècle, un refuge champêtre pour les familles les plus riches du Québec. Les Angus, les Morgan, les Abbott, etc.

Le professeur d’anglais tient fièrement une pancarte sur laquelle on peut lire : Bill 96, une autre loi raciste. Pourquoi raciste? La réponse du professeur évite la question. En fait, dit-il, il en a contre l’ampleur de la loi : Ce n’est pas une loi, c’est une loi omnibus de 290 pages. C’est beaucoup trop gros.

Il pose avec sa pancarte contre le projet de loi 96.

Will McClelland, 43 ans, est professeur d’anglais au Cégep John Abbott.

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

Malgré le fait qu’il ne parle pas vraiment la langue, le professeur McClelland célèbre le fait français au Québec. Il évoque de jolies filles québécoises qui l’ont gentiment aidé à pratiquer un peu. Will McClelland affirme que le Canada tire sa richesse de sa dualité linguistique. Nous ne voulons pas que le Québec devienne La Nouvelle-Orléans, assure-t-il. Mais la loi 96? Ça, c’est non. Il y a des moyens plus amusants et plus sexy que cette loi pour protéger le français, pense-t-il.

Depuis 2001, les anglophones sont minoritaires dans les cégeps de langue anglaise comme John Abbott. En 2018, selon le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, près de 40 % de leurs étudiants étaient allophones, 21 % étaient francophones. Pour freiner la tendance qui voit de plus en plus d’étudiants francophones et allophones se diriger vers les cégeps anglophones, le projet de loi 96 propose un gel des places dans le réseau anglophone.

En outre, à la suggestion du Parti libéral du Québec, la loi prévoit l’ajout de trois cours additionnels de français dans le réseau collégial anglophone pour les ayants droit, c’est-à-dire les anglophones du Québec. Pour les étudiants allophones et francophones dans le réseau anglophone, le ministère prévoit plutôt que des cours y soient donnés en français. Le projet de loi prévoit aussi que les étudiants francophones et allophones passent dorénavant l’épreuve uniforme de français pour obtenir leurs diplômes. Les ayants droit en seront dispensés.

Pourtant, Noah Kaufman, 19 ans, est complètement paniqué. Noah fait partie des ayants droit. Issu de la communauté anglophone du Québec, il a fait ses études secondaires en anglais à Pointe-Claire. Le jeune homme scande sa colère contre la loi 96 bien en avant dans le cortège d’étudiants. La manifestation est filmée par les réseaux de télévision anglophones CBC et CTV.

Avec cette nouveau loi, ça va faire beaucoup plus difficile pour passer le cégep. On doit opposer cette loi beaucoup, dit-il dans un français laborieux, mais compréhensible. Noah insiste : il aime et respecte les francophones, mais il veut défendre les droits des anglophones du Québec.

 Voici à quoi ressemble 50 %,  peut-on y lire sur sa pancarte

Jenna n’est pas seulement opposée à la loi 96. Elle en a aussi contre la loi sur l’affichage commercial, adoptée en 1988 par le Parti libéral du Québec

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

Plus loin dans la manifestation, Jenna, 18 ans. Elle a étudié en français au secondaire. Allophone, c’est une enfant de la loi 101. Elle aussi est venue manifester avec enthousiasme contre la loi 96. Or, elle a fabriqué une pancarte qui peut porter à confusion. Voici à quoi ressemble 50 % peut-on y lire.

Je lui demande d’expliquer le slogan, elle me raconte. En fait, c’est un message pour se moquer des dispositions de la loi 178 sur la prédominance du français dans l’affichage commercial, adoptée en 1988 par le Parti libéral de Robert Bourassa, à une époque où Jenna n’était évidemment pas de ce monde, mais elle estime que cette loi n’aurait pas dû être adoptée, affirme-t-elle, en anglais.

Officiellement, la manifestation a été organisée par l’association étudiante. La présidente de l’association est une jeune femme affable, Ivana Riveros-Arteaga. Je veux étudier en loi (droit) dit-elle. D’entrée de jeu, elle spécifie que les étudiants aiment le français. Elle a d’ailleurs demandé à des camarades de ne pas sortir une affiche du local de l’association sur laquelle on peut lire : LOI 96, une autre loi raciste, mais explique que si 96 n’est pas raciste, elle est discriminatoire. L’ajout de cours de français, plaide-t-elle, c’est une barrière. Ça va faire baisser notre cote R.

L’ajout de cours de français est aussi vu par la direction du cégep comme un frein à la réussite. D’ailleurs, la manifestation est encouragée par la haute direction de l’établissement. En effet, le 27 avril dernier, la direction générale du cégep a enjoint à son personnel de manifester contre la loi 96 aux côtés des étudiants. S’ils étaient contre la loi, évidemment.

Les collèges anglophones veulent augmenter les compétences en français de leurs étudiants, mais pas au détriment de leur réussite, écrivait, notamment, dans cette note John Halpin, directeur général de l’établissement.

Bill 96 : une autre loi raciste, peut-on lire sur une affichette contre la loi 96 sur le campus de John Abbott.

Bill 96 : une autre loi raciste, peut-on lire sur une affichette sur le campus de John Abbott, au local de l’association étudiante.

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

Enseigner le français en terrain hostile

La direction fait une équation entre échec et français. Le français devient un cours écueil, déplore un professeur en soupirant. Je suis découragé. Il ajoute : J’ai beaucoup de peine, en fait. Le professeur évoque, en outre, une réunion syndicale récente qui a tourné au vinaigre. L’exécutif du syndicat des professeurs, affilié à la CSN, a fait témoigner une jeune Autochtone qui avait échoué à son cours de français et présenté cet échec comme un exemple de discrimination systémique. Ensuite, beaucoup de nos collègues se sont mis à dire que l’apprentissage du français nuisait aux étudiants en général, se souvient-il, encore marqué, ébranlé, par les propos de certains collègues.

Nous nous sommes longuement entretenus avec cinq professeurs du Département de français du Cégep John Abbott. Nous les nommerons : professeurs 1, 2, 3, 4, 5. Nous adopterons aussi le masculin pour éviter de désigner leur genre, puisque nous avons accepté qu’ils témoignent sous couvert de l’anonymat afin de ne pas nuire à leurs relations avec leurs élèves et leurs collègues. Ils ne sont pas tous nés au Québec, mais ont tous en commun d’aimer le français, la littérature, le cinéma, la culture et de s’être donné comme mission de faire aimer et connaître minimalement cette culture à leurs étudiants.

Les professeurs consultés nous ont tous dit, d’entrée de jeu, que John Abbott était une société distincte et que le rapport au français des étudiants serait sans doute plus positif si on sondait des professeurs de français dans d’autres cégeps anglophones du Québec. John Abbott, c’est comme un bastion du privilège anglophone de ne pas parler français, a résumé le professeur 2.

Ce professeur 2 s’attriste aussi de la tension engendrée par le projet de loi 96. J’ai des amis, j’ai des collègues anglophones que j’admire beaucoup, que j’aime. Ils sont respectueux. Me parlent en français. Ils aiment le français. On a tissé des ponts qui sont fragiles, je ne voudrais pas qu’ils sombrent, affirme l’enseignant, qui avoue pleurer parfois de désespoir devant une hostilité peu subtile. Il évoque des scènes où, quand il parle français, des membres de la direction ou des collègues réagissent mal.

Professeur 2 n’est pas en faveur de la loi 96, mais il est embêté. Les niveaux de français, même chez les plus forts, même chez les étudiants francophones, sont trop souvent lamentables. Je n’arrive pas à comprendre comment des élèves peuvent se rendre au cégep en ayant si peu de maîtrise de la langue. Il souhaiterait ne pas devoir imposer par une loi aux étudiants l’apprentissage du français.

Les professeurs 1, 3 et 5 constatent aussi que le niveau de français est très faible même au sein des groupes dits forts. Professeur 3 spécifie que, souvent, ce sont les allophones qui sont passés par les programmes de francisation qui sont les meilleurs et les plus ouverts à la culture francophone.

Le professeur 4 s’en prend à ceux qui disent, dans les médias, que le français n’est pas menacé au Québec. J’aimerais que ces gens viennent dans ma classe quelques semaines et enseignent à des enfants dont un des parents est francophone, mais qui disent, toujours, à la fin de leur cégep : Je suis 18 ans et mon maison est bleue.

Des manifestants brandissent leurs pancartes contre la loi qui vient renforcer le français au Québec.

Manifestation contre la loi 96 au Cégep John Abbott

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

Des préjugés tenaces contre les Québécois

Le français, c’est plate. C’est inutile. Les Québécois sont des ploucs. Ils parlent mal. Je vais déménager en Ontario pour ne pas parler français. C’est ce que nous disent beaucoup d’étudiants, rapporte le professeur 1. Mais le plus insidieux, c’est de devoir se battre contre ce préjugé tenace que les Québécois sont racistes, xénophobes, repliés sur eux-mêmes, relate-t-il encore.

Le professeur 3 raconte, quant à lui, qu’il doit régulièrement recadrer le discours. Quand ils disent des choses hyper négatives des Québécois, je leur demande de remplacer dans leurs phrases le mot Québécois par, disons, Haïtiens ou Israéliens. La réaction des étudiants est toujours la même : « Ben non. Je pourrais pas dire cela des Haïtiens ou autres, ce serait raciste! » Alors je leur demande : pourquoi vous pouvez affirmer de telles choses sur les francophones du Québec?

Professeur 4 résume ainsi la situation : De mon point de vue, c’est du mépris, mais du leur, c’est une position de supériorité morale. Ils sont persuadés d’être moralement plus vertueux que les Québécois francophones. Ils ont une leçon de tolérance à donner, mais cette tolérance et cette acceptation ne s’expriment jamais à l’égard des francophones, constate-t-il.

Professeur 5 raconte que même certains étudiants francophones sont allergiques à leur propre culture. Ce n’est pas de la haine de soi, c’est de la négation de soi. Ils sont anglophones dans leur tête. Ils ne veulent pas appartenir à la mauvaise gang, celle des pauvres, incultes, unilingues, fermés sur eux-mêmes.

Professeur 3 relève aussi que beaucoup d’étudiants – francophones, allophones et anglophones – ne comprennent absolument pas qu’il faille protéger le français au Québec. Ils entretiennent l’idée que le français est une langue coloniale qui leur est imposée. Ils s’identifient aux Autochtones. Certains sont persuadés que les anglophones sont une minorité opprimée et que, du même coup, les allophones le sont aussi parce que le Québec leur impose le français.

Les petites victoires et les grandes blessures

Sur le campus du Cégep John Abbott dans le West Island.

Le professeur de français Jean-Marc Beausoleil.

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

Les professeurs 1, 2, 3, 4, 5 nous ont tous dit aimer leur travail et leurs étudiants. Ils racontent des petites victoires. Un étudiant, une étudiante parmi la masse qui démontre un réel intérêt. Ils continuent pour eux. Ils voient leur enseignement comme un devoir de citoyen, de pédagogue, celui de créer des liens entre deux fameuses solitudes.

Mais en cette journée lumineuse, ce lien, ces ponts sont ébranlés. Devant les manifestants, Jean-Marc Beausoleil, qui enseigne depuis 15 ans au Cégep John Abbott, nous aborde. Il est insulté.

À chaque fois qu’on essaie de promouvoir la langue française, le réflexe de la communauté anglo-québécoise, une communauté hyper privilégiée, est de nous traiter de racistes! dit le professeur, ému. Cette accusation-là est fausse. C’est une récupération honteuse de la lutte contre le racisme et ça me fait de la peine. Cela fait 15 ans que je me fends en quatre pour enseigner le français ici, et de voir ça, je trouve cela épouvantable. Mais ça fait 400 ans qu’ils veulent qu’on disparaisse, alors on est habitués, que voulez-vous…

Adblock test (Why?)

Source: Lire l'article complet de Vigile.Québec

À propos de l'auteur Vigile.Québec

Vigile ouvre ses pages à tous ceux que le combat pour l’indépendance mobilise. Vigile respecte et encourage la liberté d’expression et accueille les différences qui ne compromettent pas l’avenir de la nation. Les auteurs assument l’entière responsabilité du contenu de leurs textes.

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Recommended For You