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La vie en société repose essentiellement sur un sentiment de sécurité qu’on appelle la confiance. Cette confiance repose elle-même sur un état de vérité sociale qu’on appelle la bonne foi. Cette bonne foi est elle-même la dimension sociale d’une qualité morale que l’on appelle l’« honnêteté ».
Dans tous nos rapports sociaux, on retrouve une présomption de sincérité dans les paroles et les actes d’autrui. Cette présomption vient d’une inclination instinctive à croire ce que disent les autres. En sens inverse, une présomption sur la base d’une tromperie ébranlerait totalement les fondements de nos rapports sociaux. En fait, si tel était le cas, la société n’existerait sans doute pas et les hommes vivraient encore misérablement dans des cavernes. D’où le primat de l’« honnêteté », c’est-à-dire une conduite conforme aux règles de la morale, de la probité et de la loyauté.
Il y a 2 500 ans, Socrate et ses disciples avaient déjà approfondi le sujet. Pour eux, il ne pouvait y avoir de société sans honnêteté, et pas de justice sans bonne foi. En fait, l’honnêteté, la bonne foi et la justice étaient considérés comme indissociables. La justice était définie comme une vertu universelle qui avait pour objet le droit, et le droit, lui, était défini comme une science des rapports sociaux qui avait pour objet d’attribuer à chacun la part qui lui revient.
Plus tard, ces idées sur le droit, la justice et la bonne foi seront reprises et développées par des juristes et des penseurs romains. Ces œuvres seront elles-mêmes reprises par la chrétienté. Au Moyen Âge, des théologiens, dont Saint-Thomas d’Aquin, reprendront ces œuvres pour jeter les bases de la culture et du droit de la civilisation européenne.
Cette entrée en matière sur le fondement des sociétés m’amène maintenant à parler de l’« honnêteté » et de la bonne foi lors des travaux qui ont conduit à la Confédération. Tout le monde a entendu parler des 33 Pères fondateurs de la Confédération, mais leurs contributions ont été très inégales. Celui qui a été le maître et le premier artisan de cette grande œuvre est George Brown, député libéral du Haut-Canada.
Le libéral George Brown
George Brown a été tout à la fois le concepteur, l’initiateur et l’âme directrice de ce projet. Sans lui, il n’y aurait pas eu de Confédération. C’est pourquoi il est important de s’arrêter à ses sentiments et dispositions morales à l’endroit de l’un des peuples fondateurs, les Canadiens français. En fait, tout le projet de constitution qu’il avait imaginé était une grande supercherie qui visait à écarter les Canadiens français des principaux leviers du pouvoir et de remettre la gouvernance du pays entre les mains des Britanniques du Canada.
En public, officiellement, George Brown a profité des circonstances pour donner la main aux Canadiens français en juin 1864. Il a alors posé ce geste parce qu’il avait besoin de leur coopération et de leur assentiment pour changer la constitution de 1840 et mener son projet à terme. Mais Brown n’a pas posé ce geste avec sincérité, c’est-à-dire avec une intention droite. En fait, il était depuis longtemps habité par l’idée de leur nuire. Habilement, il s’est arrangé pour les manipuler et les duper. Dans l’état de bonne foi, on retrouve trois étapes successives. Ce sont l’intention, les paroles et les actes. Leur cohérence est essentielle. Mais, d’une certaine manière, on peut dire que la base fondamentale de la bonne foi réside d’abord et avant tout dans l’intention. Alors commençons par l’intention.
Libéral, George Brown a toujours été un militant disposé à croiser le fer avec ses adversaires. Dès son arrivée au Canada, il a fondé son propre journal, The Globe. Il était déjà habité par l’idée de mettre de l’ordre dans son pays d’accueil. À partir du début des années 1850, il s’est mis à prendre les Canadiens français en grippe. Libéral et protestant, il éprouvait de l’antipathie pour ces « étrangers papistes » qui nuisaient au développement du Canada. D’ailleurs, il était loin d’être le premier à se plaindre de la présence de ces « étrangers » sur le territoire de son pays d’accueil. Par la suite, il s’est mis à reprocher aux Canadiens français tout ce qui n’était pas à son goût dans les affaires du Canada.
Brown, protestant, moderne et progressiste, ne voyait pas uniquement chez eux des étrangers et des papistes. Il voyait d’abord et avant tout un peuple « ignare et paresseux » qui nuisait au développement du Canada. En laissant les Canadiens français au pouvoir, le Canada risquait de mettre des siècles à se développer. Il fallait donc les bousculer afin que les choses changent.
La constitution punitive de 1840
L’Acte d’Union avait été une constitution punitive dont le but avoué était de mettre les Canadiens français en état de minorité politique et, si possible, de les faire disparaître. Affaiblis politiquement, on s’attendait à ce qu’ils finissent par s’assimiler. Mais une croissance démographique rapide du côté des Britanniques a déjoué en partie ces plans. Du fait de la rigidité de la Constitution de 1840, les Canadiens français conservaient le même nombre de députés malgré qu’ils soient devenus démographiquement minoritaires au début des années 1850.
En fait, la constitution hostile de 1840 avait eu un effet boomerang, c’est-à-dire qu’elle avait fini par se retourner contre ceux qu’elle cherchait injustement à favoriser. Il y avait de quoi fulminer. Les Britanniques du Canada se sont mis à dénoncer vivement l’« injustice » de ce procédé véreux, qu’ils avaient eux-mêmes approuvé et qu’ils savaient injuste à l’endroit des Canadiens français. Quant à George Brown, il n’arrêtait pas de vociférer contre cette grave « injustice » dans les pages de son journal. Il rageait et n’arrêtait pas de manifester sa colère à l’idée de voir des « ignares et des paresseux » prendre une part active dans le gouvernement de l’Union. Pendant des années, il a multiplié les injures et les menaces. Parfois, il rajoutait même que le sang allait finir par couler. Il était véhément. Certains disaient même qu’il n’hésitait à mordre la main de ses amis.
Mais au début des années 1860, les gouvernements se sont mis à devenir instables. Aucun parti n’était capable de former une majorité stable et confortable. De son côté, Brown réfléchissait à un projet qui devait tout à la fois mettre fin à cette instabilité et écarter les Canadiens français des principaux leviers du pouvoir.
Une embellie politique à l’horizon
En juin 1864, le gouvernement tombe. C’est à ce moment que Brown voit l’opportunité de se présenter comme le sauveur du gouvernement et du Canada. Publiquement, il s’en va donner la main à George-Étienne Cartier, son ennemi de toujours. Il se présente alors comme un homme qui a fait une conversion. Il ne fait plus de déclarations fracassantes contre ce peuple « ignare et paresseux ». Il se met même à avoir des bons mots à son endroit. Il donne l’impression qu’il ne souhaitait plus que leur bien et celui du Canada. En tout cas, publiquement, tel semblait être le cas.
Toutefois, Brown avait aussi une vie privée, là où il révélait le fond de sa pensée. Et heureusement pour la vérité historique, il écrivait beaucoup. Ainsi, l’étude de ses écrits nous aidera à comprendre exactement le jeu qu’il menait. Nous avons dit plus haut que la véritable bonne foi réside dans l’intention. Alors examinons ce qu’il en est à ce sujet.
Sa « conversion » était-elle sincère et souhaitait-il réellement un nouveau Canada dans lequel les deux peuples historiquement rivaux auraient pu vivre en harmonie et en pleine égalité ? On peut en douter. Par exemple, il livre déjà le fond de sa pensée dans une lettre adressée à ses partenaires libéraux du Haut-Canada :
« L’Acte d’Union n’a pas permis l’assimilation des Canadiens français. Ce projet ne pourra jamais se réaliser. Cependant, le projet de confédération que je propose permettra au moins de leur couper les griffes et de leur arracher les dents ».
En morale, on appelle « duper » le fait d’abuser de la confiance de quelqu’un en disant le contraire de ce que l’on pense. La bonne foi, c’est la cohérence et la conformité entre ce que l’on pense et ce que l’on dit.
Dans son projet de confédération, Brown soutient également que le contrôle du Saint-Laurent devrait passer entre les mains du gouvernement fédéral afin de mieux garantir la poursuite du bien commun. Mais, en privé, il précise là encore à ses partenaires politiques le fond de sa pensée :
« Jamais on ne laissera le contrôle du Saint-Laurent entre les mains de cette race ignare et paresseuse ».
Voilà une opinion bien marquée. Sa « conversion » n’est rien d’autre qu’une tromperie calculée. Aujourd’hui, tout le monde sait que le Saint-Laurent et tous les ports maritimes sont de la juridiction exclusive du fédéral. Même les ponts sont de juridiction fédérale. Les tromperies de Brown y ont été pour quelque chose.
Le 27 octobre 1864, après 16 jours de débats assidus, les 33 Pères fondateurs ont adopté un ensemble de 72 résolutions qu’ils qualifiaient de pacte. Elles serviront de base à l’adoption de la loi constitutionnelle de 1867 par le Parlement de Westminster. Pendant toutes ces journées de débats, Brown s’est montré très directif. Tout se faisait exactement comme il l’entendait. Personne n’osait le critiquer ou le contrarier. Il a été le meneur du jeu du début jusqu’à la fin.
Dans l’après-midi du 27 octobre, juste après la dissolution de l’assemblée constituante, Brown était tout particulièrement fier de sa performance et des résultats. Il n’a pas pu s’empêcher d’écrire triomphalement à son épouse pour lui communiquer son sentiment, c’est-à-dire le fond de sa pensée :
« N’est-ce pas merveilleux, le règne des Canadiens français vient de se terminer ! »
Il avait de quoi être fier de lui. Le chef des Canadiens français, George-Étienne Cartier, avait accepté tout ce qu’il avait proposé sans la moindre résistance. La lecture des procès-verbaux de l’assemblée est même déconcertante. Pendant les 16 jours de débats, Cartier n’avait fait qu’une seule et unique intervention de 14 mots. Il s’agissait d’une simple réplique sur la politique américaine qui, d’ailleurs, n’avait rien à voir avec le projet de confédération.
Plus tard, Brown écrit de nouveau à son épouse pour manifester son contentement :
« Tu vas dire que notre confédération est affreusement conservatrice – et elle l’est ! – mais il ne faut pas s’en inquiéter. Nous avons désormais entre nos mains tout le pouvoir nécessaire pour la changer comme nous l’entendons. Hurrah ! »
Une malhonnêteté contagieuse
Malheureusement, Brown était même loin d’être le seul à penser que l’on pouvait promettre des choses d’un côté et se préparer à les violer de l’autre. Parmi les libéraux – appelés clear grits – du Haut-Canada, un grand nombre pensaient exactement de cette façon. Ce double jeu offensait toutefois la conscience de certains de leurs collègues. Plusieurs remarques ont été faites en ce sens lors des Débats parlementaires sur la confédération en février et mars 1865. L’intervention la plus soutenue en ce sens a été celle de John McDonald, député de Toronto-Ouest. Il a dénoncé cet état d’esprit troublant dans une intervention que l’on retrouve à la page 768 des Débats parlementaires :
« À l’égard du projet ou, plutôt, de ses dispositions qui ne sont pas à l’avantage des intérêts du Haut-Canada, les députés Haut-Canadiens nous disent : » Laissons la Confédération s’établir et, plus tard, nous remédierons à toutes ces choses « . Eh bien, je dis à ces honorables membres que s’ils adhèrent à ce traité avec l’intention d’en éluder plus tard la lettre et l’esprit, ils manquent à la foi qu’ils doivent aux deux Canadas et aux provinces sœurs. (Écoutez ! Écoutez !) Je ne veux pas participer à l’adoption d’un traité avec l’intention de ne pas m’y soumettre par la suite. C’est parque que j’ai l’intention de faire ce qui est bien que j’indique tout de suite les dispositions du projet que je crois vicieuses et qui, si elles ne sont pas modifiées maintenant, m’empêcheront de voter en faveur de la mesure. (Écoutez ! Écoutez !) Ce serait un manque de bonne foi de la part du Haut-Canada de venir dire autre chose quelques années plus tard. »
« Pourquoi, M. l’Orateur, le Bas-Canada a-t-il refusé pendant si longtemps une augmentation de représentation en faveur du Haut-Canada ? Tout simplement parce que le traité de 1840 stipulait l’égalité de représentation entre les deux sections. (Écoutez ! Écoutez !) Je suis très chagriné de voir que le présent gouvernement veuille imposer cette constitution au peuple sans d’abord s’être assuré qu’il l’approuve ou non. (Écoutez ! Écoutez !) »
Le député de Toronto-Ouest n’a pas été le seul à se lever pour dénoncer le double jeu, mais cet état d’esprit s’était pratiquement généralisé. C’était une supercherie bien réfléchie dans le but d’obtenir une majorité chez les 48 députés Canadiens français. On savait que, lorsque ce traité serait transformé en loi constitutionnelle par le Parlement de Westminster, le sort des Canadiens français serait réglé à jamais. Le parlement fédéral, son gouvernement, sa fonction publique tomberaient irrémédiablement entre les mains des Anglais du Canada. Cette supercherie calculée était pratiquement une tactique de guerre pour prendre le contrôle du Canada. Dans l’art de mener la guerre, il n’y a pas de morale ; tous les moyens sont bons pour tromper l’ennemi. Les Canadiens français, vaincus par leur excès de crédulité, n’auront qu’eux-mêmes à blâmer. Il suffira de les laisser crier de temps à autre. On leur répondra : « la loi c’est la loi ».
La supercherie se donne des airs de noblesse
Mais pour exécuter ce contrat de dupes, le Canada va se doter d’une institution à la fois noble et puissante contrôlée entièrement par les autorités fédérales. Il s’agit de la Cour suprême créée par une simple loi fédérale en 1875. Cette institution dédiée à la justice va devenir l’exécutrice en titre de la supercherie de 1867.
Enfin, cette supercherie va pouvoir se donner des airs de noblesse et de dignité. Les Canadiens français vont vite oublier cette grande supercherie et s’habituer à ce scandale qui va prendre des airs familiers. La soumission à la violence et l’injustice est un phénomène plutôt complexe. On le constate tant dans les rapports individuels que dans les rapports entre groupes sociaux.
Le lecteur pourra compléter cette lecture en se reportant à mon texte « La dérive totalitaire du judiciaire ».
Christian Néron
Membre du Barreau du Québec
Constitutionnaliste,
Historien du droit et des institutions.
Source: Lire l'article complet de Vigile.Québec