Par Vladislav B. SOTIROVIC − Le 19 février 2022 − Source Oriental Review
Identités et origines
L’histoire rwandaise est non seulement liée au manque de territoire, à la pression démographique et à un héritage d’inégalité institutionnalisée, mais également à des disputes génocidaires entre la majorité Hutu et la minorité Tutsi. Le concept-même de nation du Rwanda est en réalité très contesté. Deux visions opposées ont émergé à l’issue du génocide de 1994 :
- Une thèse soutient que les Twas, les Hutus et les Tutsis constituent le même peuple, partageant leur origine, leur langue, leur structure clanique, leur religion, et leur culture, au moins sur des aspects importants.
- La vision contraire soutient qu’il s’agit de trois groupes ethniques — et même raciaux — distincts, qui ont migré en tant que races séparées dans le Rwanda contemporain
Ces deux approches différentes sont soutenues par des intellectuels rivaux Tutsis et Hutus. Cependant, dans la réalité, les identités Hutu/Tutsi fonctionnent plutôt comme des castes basées sur une stratification sociale, mais pas comme de véritables groupes ethniques. Un riche Hutu pourrait devenir Tutsi suivant un processus appelé « Kwihutura » et, chose rare, un Tutsi perdant sa fortune pourrait chuter dans le statut social Hutu (« Gucupira »). Ces identités ont été solidifiées sous le joug colonial, qui a commencé dans les années 1890 et a coïncidé avec des luttes de succession et des soulèvements Hutus suite à la mort de Mwami Rwabugiri (1860-1895). On résista au colonialisme, particulièrement avec le culte Nyabingi, qui ne fut mis à bas qu’en 1928.
Le colonialisme au Rwanda et les relations entre Hutus et Tutsis
Lors de l’occupation coloniale par l’Europe occidentale du Rwanda, le pouvoir Tutsi augmenta. La domination allemande, puis belge, après la seconde guerre mondiale, effacé les relations mutuelles entre Hutus et Tutsis. Les chefs Hutus furent remplacés par des chefs Tutsis, et les Tutsis se virent accordé un monopole sur l’administration et l’instruction. Un système d’instruction à deux niveaux, établi dans les années 1930, préparait les Tutsis à des fonctions de direction politique ou administrative, et préparait les Hutus au travail et à la prêtrise. Un système de travail forcé fut codifié en 1924, exigeant des Hutus 142 jours de travail par an, et les contraignant à porter une carte précisant leur identité ethnique (en réalité, sociale). En pratique, dans le Rwanda colonisé, les Hutus se sont faits surtaxer, affamer et aigrir, ce qui a conduit à la première rébellion Hutu, en 1910. Le massacre de Tutsis par les Hutus, en 1994, au Rwanda, se produisit pour partie en lien avec les avantages économiques dont jouirent historiquement les Tutsis, encouragés par les puissances coloniales d’Europe occidentale.
Dans les années 1950, la Belgique capitula face aux demandes de la part de l’ONU pour la création de structures consultatives élues. Les autorités coloniales belges commencèrent à se méfier des nationalistes militants et des partisans du Pan-Africanisme parmi l’élite féodale Tutsi, et en vinrent à remplacer les chefs tribaux Tutsis par des chefs Hutus, en soutenant dès lors les aspirations politiques des Hutus. Dans le même temps, l’Église catholique décrivait les inégalités entre Tutsis et Hutus comme incompatibles avec la morale chrétienne. En 1957, une petite élite Hutu catholique-romaine produisit le « Manifeste Hutu », appelant à la fin des dominations économiques et politiques détenues par les Tutsis sur les Hutus. Cependant, les Tutsis adoptèrent une attitude réactionnaire en défense de leurs privilèges, ainsi qu’une suprématie et une supériorité intra-ethniques.
Au mois de juillet 1959, après la mort de Mwami Matara III qui ne laissa pas d’héritier, les Belges décidèrent d’établir une république. En défiance du Résident-Général belge, l’aristocratie féodale Tutsi mit sur le trône Mwami Kigeri, demi-frère de Matara, et intimida et tua des dirigeants hutus. La lutte entre Hutus et Tutsis qui s’ensuivit contraignit Mwami Kigeri à fuir le pays, et transforma 22 000 Tutsis en réfugiés intérieurs.
Les luttes entre les soutiens du nouveau Party of the Movement for Hutu Emancipation (PARMEHUTU) et la National Rwandese Union pro-Tutsi (UNRA) accompagna les élections des assemblées locales du mois d’octobre 1960. Les Hutus prirent le contrôle du gouvernement provisoire, dirigé par Grégoire Kayibanda, au poste de premier ministre. Le parti PARMEHUTU remporta une autre majorité écrasante au second train d’élections. Au mois de juillet 1962, Kayibanda devint président d’une nouvelle République du Rwanda. C’était la fin de la puissance coloniale de l’Europe occidentale dans ce pays d’Afrique de l’Est.
Le génocide le plus rapide du XXème siècle
Le XXème siècle a vu l’émergence du génocide organisé et porte la distinction douteuse de constituer le siècle le plus génocidaire de toute l’histoire. Lors du génocide arménien de 1915-1916, environ 1,5 million d’Arméniens ont trouvé la mort, suivis par les Grecs et les Syriens de l’Empire ottoman, de la main des Turcs et des Kurdes ottomans. L’Holocauste nazi allemand a provoqué la mort de quelque 6 millions de Juifs et reste l’exemple le plus terrible de l’extermination planifiée d’un groupe ethnique par un autre [Le traducteur a retiré deux passages entre parenthèses dans cette phrase, NdT]. Cependant, dans le même temps, en Extrême-Orient de l’Asie-Pacifique, les soldats japonais ont exterminé environ 16 millions de Chinois entre 1936 et 1945. À la fin du siècle, en 1995, la majorité ethnique hutue du Rwanda a lancé une campagne de génocide contre la minorité ethnique tutsie, retirant la vie à quelque 800 000 à 1 000 000 de personnes, en l’intervalle de trois mois. Le génocide a été suivi par la fuite de plus de deux millions de réfugiés, répandus dans les États voisins, et provoquant des tensions intra-ethniques au Burundi et au Zaïre.
Après la proclamation d’indépendance du Rwanda en 1962, des suprémacistes tutsis en exil ont créé des milices de guérilla, qui ont infiltré de manière répétée le Rwanda. Au mois de décembre 1963, 10 000 Tutsis ont été massacrés dans des attaques de représailles. En 1964, le nombre de réfugiés tutsis s’élevait à 150 000. En 1972, le meurtre de Hutus par des soldats tutsis au Burundi a suscité de vifs sentiments anti-tutsis parmi les Hutus du Rwanda. Dans le chaos qui s’en est suivi, en 1973, Juvénal Habyarimana, un général hutu modéré, a renversé Kayibanda. Un nouveau président a banni le parti PARMEHUTU, découragé la politique ethnique, et a insisté sur le développement économique du Rwanda. Cependant, d’un autre côté, il a empêché le retour d’exil des Tutsis en arguant que le pays ne pouvait pas les accueillir, du fait du manque de terres et d’opportunités d’emploi trop limitées. Néanmoins, son gouvernement a terrorisé les Tutsis du Rwanda de diverses manières, a emprisonné quelque 8 000 Tutsis sans procès, et en a exécuté sommairement plus de 1 000.
La pauvreté, la dette, le chômage et la mauvaise gestion ont exacerbé la crise politico-économique au Rwanda. Une dépendance trop importante sur le café et le thé a précipité une crise alimentaire et rendu le pays vulnérable aux aléas des marchés sur les produits de base. En 1990, le coût de la vie et de l’instruction créait une pauvreté de masse en raison d’une dette en forte croissance et de l’imposition de programmes d’ajustements structurels. Dans un ordre social et politique défini selon les lignes ethniques, la minorité tutsie a fait les frais de ces problèmes économiques, et de ces politiques de réduction des dépenses.
Pour ajouter à tous les autres problèmes régionaux du début des années 1990, les réfugiés tutsis du Rwanda localisés dans l’Ouganda soutenu par les États-Unis ont créé le Front patriotique rwandais (FPR), une organisation politico-militaire. Bientôt, son aile militaire s’est mise à pratiquer des incursions répétées dans le Nord du Rwanda durant la guerre civile, entre 1990 et 1993. Cela a dévasté l’économie rwandaise, a sapé la production de nourriture et de café, ainsi que l’industrie touristique rwandaise. Le gouvernement a accru les dépenses militaires aux dépens de la santé publique et de la production alimentaire. Les Hutus avaient peur des Tutsis (appelés « cafards ») en raison des attaques de nuit traversant la frontière, dans le but de prendre le pouvoir au Rwanda et de reprendre les terres qui avaient été données aux Hutus. Sous l’insurrection du FPR se trouvait la question de la citoyenneté, du retour et de la sécurité de plus de 2 millions de réfugiés. Néanmoins, les attaques militaires menées par le FPR tutsi ont tenu lieu de prétexte fort pratique pour que les Hutus arrêtent, persécutent, et tuent des Tutsis nationaux. Les accords de paix d’Arusha, au mois d’août 1993, ont créé les conditions d’un cessez-le-feu entre le FPR, qui occupait le Nord du Rwanda, et le gouvernement hutu de Kigali. Les accords appelaient également à une phase de transition de partage du pouvoir entre Hutus et Tutsis jusqu’à la tenue d’élections, promettaient la sécurité aux réfugiés et aux Tutsis revenant au pays, et prévoyaient la tenue de nouvelles élections avant 1995. Enfin, les accords de paix d’Arusha ont créé la force de maintien de la paix de l’ONU (l’UNAMIR), commandée par le général canadien Roméo Dallaire, devant être déployée au Rwanda. Cependant, ce développement a mobilisé les extrémistes hutus, critiques envers Juvénal Habyarimana, le président hutu modéré, exigeant que leurs privilèges soient protégés face à de potentielles avancées militaires tutsies. Les extrémistes hutus, menés par l’intelligentsia hutue, qui s’opposaient à des accords avec les Tutsis et à la démocratisation du système politique du Rwanda, ont assassiné le président Juvénal Habyarimana, ce qui a ouvert les portes à une campagne de génocide.
Dans le même temps, face aux attaques menées par le FPR tutsi, l’aile des jeunes radicaux du parti politique du président Juvénal Habyarimana, a créé des groupes de milices entraînés par la police et l’armée rwandaises. Ces groupes ont été appelés « ceux qui attaquent ensemble » et ont fini par jouer un rôle central dans le génocide qui suivit au Rwanda en 1994. Certains de ces groupes de milice hutue établissaient des listes de noms de Tutsis à exterminer en cas de conflit. Le nationalisme et l’extrémisme montants au sein du mouvement Hutu Power, et la propagande radicale anti-tutsie de l’importante radio extrémiste hutue ont contribué significativement à la détérioration des relations entre Hutus et Tutsis après les accords de paix d’Arusha de 1993.
Le général canadien Dallaire s’inquiétait du complot hutu prévoyant que la milice hutue tue des soldats belges et des parlementaires. Les forces de maintien de l’ordre de l’ONU découvrirent une cache d’arme, et le 11 janvier 1994, il faxa à ses supérieurs de l’ONU une demande de permission pour confisquer ces armes, mais sa requête fut refusée. Il avait également obtenu des informations de la part d’un informateur hutu, selon lesquelles la milice hutue était entraînée à exterminer jusque 1 000 Tutsis par tranche de 20 minutes. Tel était exactement l’état du Rwanda lorsque, le 6 avril 1994, l’avion transportant les présidents du Rwanda et du Burundi, pour leur retour des discussions de paix de Dar es Salaam, fut abattu au dessus de l’aéroport de Kigali. Nonobstant le fait qu’on ne sait pas qui a abattu l’avion, les Hutus ont immédiatement accusé les Tutsis de ce crime, et le conflit a démarré.
Le conflit le plus sanglant de l’histoire moderne de l’Afrique a démarré avec le génocide de Tutsis ethniques du Rwanda, en 1994, par des Hutus ethniques. Historiquement, des siècles durant, les rois tutsis du Rwanda et du Burundi voisin avaient imposé un système féodal au sein duquel les Hutus étaient des serfs (donc, exploités économiquement). Les colons allemands puis belges de la région avaient soutenu la domination tutsie. Trois ans avant l’indépendance du Rwanda de 1962, des violences ethniques avaient fait irruption lorsque les élections avaient débouché sur des autorités dominées par des Hutus. Après cela, des épisodes de violences tribales se poursuivirent à la fois au Rwanda et au Burundi. En 1990, le FPR a entamé une tentative de renversement du gouvernement hutu depuis ses bases d’Ouganda.
Une conspiration des dirigeants militaires hutus, ourdie en conséquence de la politique tutsie, a évolué pour exterminer physiquement les Tutsis, et le génocide a démarré au mois d’avril 1994 après que l’avion transportant les présidents du Rwanda et du Burundi fût abattu aux abords de Kigali, la capitale du Rwanda. Selon la propagande militante hutue, Habyarimana, le président du Rwanda, avait été tué par les Tutsis. Le fait est qu’immédiatement après l’annonce de la mort du président rwandais (hutu), la Garde présidentielle, sous les ordres de l’autorité par intérim hutue improvisée menée par le colonel Théoneste Bagosora, lança l’exécution d’hommes politiques tutsis d’importance et d’influence, et de Hutus connus pour leur sympathie envers une coalition de gouvernement hutu-tutsi. Les ministres du gouvernement de coalition figurèrent parmi les premiers tués, dont le premier ministre, le président de la Cour suprême, et presque tous les dirigeants du parti social-démocrate. Les soldats de l’armée rwandaise, comme l’avait prédit le message envoyé par le général Dallaire à ses supérieurs, exécutèrent les membres belges de la force de maintien de la paix de l’ONU, et provoquèrent le retrait du contingent belge de l’UNAMIR, ce qui eut pour effet de saper le véritable potentiel militaire de l’ONU quant à empêcher à la fois le conflit et le génocide. Au cours des semaines de meurtres qui s’ensuivirent, ce fut jusqu’à un million de Tutsis qui ont été exécutés, souvent par leurs voisins armés de machettes, qui furent souvent contraints à ces agissements contre leur gré par des militants à prendre part à ces massacres. Des barrages routiers furent établis dans les régions contrôlées par le gouvernement d’intérim, tenus par des membres de l’armée du Rwanda et des membres de la milice. Les Tutsis étaient soit tués sur place, soit arrêtés et parqués dans des camps de détention. Des listes de Tutsis et de Hutus modérés circulaient parmi les milices, qui les chassaient et les tuaient. Pour autant, après l’expérience de la Somalie en 1992, les États-Unis et les autres États occidentaux, bien qu’informés du génocide qui se produisait sur le terrain, ne voulurent pas intervenir.
D’évidence, il ne faut pas sous-estimer l’impact de la débâcle en Somalie pour expliquer l’inaction qui s’ensuivit de la part de l’ONU et de la communauté internationale durant la guerre civile au Rwanda, et de fait, de nombreux Occidentaux expliquèrent cette inaction par cet échec précédent. Les militants hutus appelaient les patriotes hutus à tuer leurs ennemis tutsis. Le meurtre d’hommes, femmes et enfants tutsis de tous les âges fut cruel et minutieux. Les Hutus étaient battus et harcelés par leurs compatriotes radicaux s’ils refusaient de prendre part au génocide. Les Hutus qui essayèrent de calmer les génocidaires furent également terrorisés. Les Hutus qui cachaient des amis tutsis furent également harcelés, et bien souvent liquidés, mais parfois après avoir été obligés de tuer de leur main leurs amis, voisins ou proches tutsis. Les génocidaires pillaient et volaient les propriétés des Tutsis aprés les avoir tués, brûlaient leurs maisons afin qu’il ne reviennent pas (il en fut de même au mois d’août 1995, durant l’opération croate de nettoyage ethnique des serbes civils du territoire de ladite République serbe de Krajina).
Le viol et l’esclavage sexuel de femmes et de jeunes filles tutsies précéda bien souvent leur massacre. Selon les témoins, des femmes furent torturées et subirent des sévices terribles avant de se faire exécuter. Le viol était très systématique et répandu, au point que le Tribunal Pénal International pour le Rwanda l’intégra à la mise en accusation pour génocide, et non pas uniquement pour crimes contre l’humanité, qui comprend formellement le viol, la torture, la déportation forcée et d’autres transgressions similaires.
Durant trois mois de l’année 1994 (entre le 6 avril, date du crash de l’avion présidentiel, et le 18 juillet, lorsque le FPR tutsi établit le gouvernement d’intérim et prit le contrôle du Rwanda), le gouvernement hutu du Rwanda et son armée composée de nombreux extrémistes parvint à exterminer les deux tiers de la minorité tutsie du Rwanda. Les combattants hutus firent usage d’armes à feu, de machettes, et de divers outils de travail de la terre pour procéder au meurtre de masse (génocide) des Tutsis. En conséquence, miliciens , soldats de l’armée et citoyens ordinaires hutus tuèrent entre 800 000 et 1 000 000 de Tutsis et de Hutus politiquement modérés. Ce furent pas moins de 50 000 Hutus modérés qui furent tués au Rwanda. Si le FPR n’était pas intervenu, il est probable qu’aucun Tutsi n’aurait échappé au programme de génocide suivi par le gouvernement hutu du Rwanda.
On affirme qu’il s’agit de la procédure de meurtre de masse (génocide) la plus rapide et la plus efficace de tout le XXème siècle. Mais dans le même temps, la Mission d’Assistance pour le Rwanda (l’UNAMIR) se montra largement incapable de mettre fin au génocide. Une demande de l’ONU pour porter le nombre de soldats du contingent à 5 000 finit être approuvée à la fin du mois de mai 1994, mais face à l’incertitude sur son droit à faire usage de la force, au mandat et aux ressources très limités dont disposait l’UNAMIR, la mission de maintien de la paix de l’ONU au Rwanda reste considérée comme un échec majeur.
Vladislav B. SOTIROVIC
Traduit par José Martí pour le Saker Francophone
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