par Joseph Massad.
Quand le président Zelensky s’est plaint des voisins d’Israël, il aurait dû se rappeler que les Palestiniens ne sont pas les voisins accidentels des colons juifs ukrainiens, mais le peuple que ces mêmes colons juifs ukrainiens ont déplacé et dont ils ont volé la terre.
Voici quelques jours, le président de l’Ukraine, Volodymyr Zelensky, s’est adressé à la Knesset en lui demandant qu’Israël se range du côté de l’Ukraine contre l’invasion russe de son pays.
Il a cité la Juive ukrainienne, Golda Mabovitch (plus tard Golda Meir), colon et, plus tard, Première ministre d’Israël, qui nia que le peuple palestinien ait jamais existé. Zelensky a expliqué comment l’Ukraine se retrouvait aujourd’hui dans la même situation qu’Israël, à savoir que les deux pays semblent avoir d’horribles voisins qui « voudraient nous voir morts ».
En effet, Israël a été très préoccupé des juifs ukrainiens, bien avant même que ne débute l’intervention russe.
Déjà en janvier 2022, Israël élaborait des plans en vue de transférer des juifs ukrainiens et d’en faire des colons sur les terres des Palestiniens. Le ministère israélien de l’Alya et de l’Intégration des immigrants proclamait : « Nous invitons les juifs d’Ukraine à immigrer en Israël – leur foyer. »
Les réfugiés-colons commencèrent à arriver début mars, en bénéficiant d’un traitement préférentiel, alors que les Ukrainiens qui ne pouvaient prouver leur judéité selon les critères racistes d’Israël concernant les réfugiés allaient être confrontés à une pléthore de difficultés.
Pendant ce temps, le Division peuplement de l’Organisation sioniste mondiale s’est mise à préparer un millier d’unités de logement pour accueillir des juifs ukrainiens sur des terres palestiniennes et syriennes volées et occupées, et ce, en Cisjordanie occupée et sur les hauteurs du Golan occupées.
Ces réfugiés-colons ukrainiens, toutefois, ne sont pas les premiers juifs ukrainiens à coloniser la Palestine. Les juifs ukrainiens jouent un rôle pionnier dans la colonisation de la Palestine depuis 1882.
Un rôle pionnier
L’histoire de l’Ukraine du sud et des juifs ukrainiens est une partie très importante de l’histoire de la colonisation de la Palestine. Elle commence à la fin du XVIIIe siècle, quand Catherine II la Grande (une luthérienne allemande convertie à la religion orthodoxe afin de devenir tsarine) défait les Ottomans dans la guerre russo-turque de 1768-1774.
Ceci aboutit à la signature du traité de paix de Koutchouk-Kainardji et à la fin de la souveraineté ottomane sur le nord du Caucase, dont les régions de la Crimée et du Kouban, encombrant Istanbul de milliers de réfugiés tatars. Aussitôt, Catherine se lance dans la colonisation par peuplement de ces régions.
La première vague de colons russes arriva en 1778 et provoqua aussitôt une révolte parmi les Tatars de Crimée, que Catherine mata avant d’annexer officiellement la Crimée, en 1783.
La guerre russo-turque de 1787-1792 aboutit à une nouvelle défaite des Ottomans, qui perdirent encore des territoires, dont le Sandjak d’Ozi sur les parties du nord de la mer Noire, à proximité de la Crimée. Il s’ensuivit une russification de la région qu’on appelle aujourd’hui la « Nouvelle Russie ».
La ville ottomane de Hacibey, sur la mer Noire, se développa en une nouvelle colonie de peuplement établie par les Russes et baptisée « Odessa » en 1794, selon la présomption erronée que l’ancienne colonie grecque d’Odessos avait existé en cet endroit, ce qui, assez ironiquement, ne fut pas le cas.
Le baptême philhellène par Catherine de Hacibey d’un nom grec avait pour but d’« éblouir tout le monde avec les brillantes réalisations de la Grande Catherine (…) et ce fut une première étape dans le nettoyage de l’Europe des mahométans et dans la conquête d’Istanbul ».
Sur la péninsule de Crime, Catherine établit la ville de Sébastopol en 1783 (la baptisant également d’un nom grec) sur le site de la ville tatare d’Akhtiar et rebaptisa la ville tatare d’Aqmescit (ce qui signifiait « Mosquée blanche » ou « occidentale ») du nom de Simferopol en 1784.
La Crimée de son côté fut rebaptisée « gouvernorat de Tauride » en honneur de la Tauride des Grecs anciens. Parmi d’autres colonies aux noms grecs figuraient Olviopol, Tiraspol, Melitopol, Nikopol, Grigoriopol, Aleksopol, et Marioupol.
Entre Odessa et la Palestine
En 1804, la « Réglementation sur les juifs » du gouvernement russe promettait 10 années de subsides et d’exemptions de taxes pour les anciens juifs polonais entre-temps devenus russes désireux d’entreprendre la colonisation de peuplement des régions ottomanes occupées.
En 1810, 10 000 juifs sans terre des régions russes de Biélorussie et de Lituanie fut envoyés dans la province de Kherson, sur la mer Noire, ainsi appelée par Catherine d’après le nom de l’ancienne colonie grecque de Chersonèse après l’avoir conquise sur les Ottomans.
Dans les années 1820, une vague nouvelle de colons juifs s’établit à Kherson et dans la province voisine d’Ekaterinoslav (ainsi baptisée en l’honneur de Catherine après qu’elle eut été conquise sur les Ottomans), et d’autres encore arrivèrent à la fin des années 1830 et dans les années 1840, désignés officiellement comme « agriculteurs juifs ». En 1859, le plan ministériel prévoyant de muer les juifs en fermiers semblait n’avoir pas porté ses fruits et il en résulta qu’il fut officiellement mis un terme en 1866 à la nouvelle implantation coloniale juive en Nouvelle Russie, tout en maintenant cependant les colonies juives déjà existantes.
Dans l’intervalle, Odessa avait fini par rassembler la plus importante population juive urbaine de la Russie impériale en même temps que Varsovie. C’était en fait à Odessa que la presse hébraïque du mouvement juif Haskala se mit à encourager les intellectuels juifs à se lancer dans la colonisation de peuplement de la Palestine.
Les origines d’Odessa en tant que colonie de peuplement, semblerait-il, eurent une grande influence sur les classes intellectuelles qui émergèrent dans la ville.
Les intellectuels grecs qui lancèrent le mouvement de l’indépendance grecque et constituèrent l’organisation nationaliste « Philiki Etairia » (Société amicale) au début du XIXe siècle provenaient également de la communauté grecque de peuplement colonial d’Odessa.
À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, Odessa – dont un tiers de la population était constituée de colons de peuplement juifs (russes, ukrainiens occidentaux, polonais) et de leurs descendants – devint un centre majeur de l’activité sioniste.
Suite aux pogroms antijuifs du début des années 1880, les appels invitant les juifs de Russie à se rendre en Palestine se multiplièrent. Alors que deux millions d’entre eux allaient se rendre dans les Amériques et en Europe occidentale au cours des deux décennies suivantes, ils seraient quelques milliers à peine à aller coloniser la Palestine.
Moïse Leib Lilienblum (1843-1910), qui était né en Lituanie et avait débarqué à Odessa en 1869 en tant que colon, devint en 1884 le dirigeant du premier mouvement colonial de peuplement proto-sioniste, « Hovevei Tsiyon » ou les « Amants de Sion », fondé à Odessa en 1882. Lilienblum croyait que les juifs constituaient « une entité raciale et nationale distincte » et que tous les juifs russes devaient être transférés en Palestine afin d’y établir des colonies agricoles.
Le berceau du sionisme
Odessa fut également le berceau d’importants dirigeants sionistes, dont le très célèbre Vladimir Ievgéniévitch Jabotinsky (plus tard rebaptisé « Ze’ev » Jabotinsky), fondateur du sionisme révisionniste et lui-même descendant de colons juifs ukrainiens à Odessa. Son père Ievgéni « Yona » Grigorievitch provenait de la ville ukrainienne de Nikopol et sa mère, Eva Zak, du shtetl ukrainien de Berdychiv.
Le banquier, philanthrope juif franco-allemand et baron Edmond de Rothschild finança les colonies du mouvement Hovevei Tsiyon en Palestine, dont sa toute première colonie établie à « Rishon le Zion » (ce qui signifie « d’abord à Sion ») en 1882.
En 1890, le mouvement fut enregistré en Russie comme organisation caritative, dont le siège était à Odessa, et sous le nom de « Société de soutien aux fermiers et artisans juifs en Syrie et Palestine ».
Elle était dirigée par le dicteur et activiste juif russe Leo Pinsker, auteur en 1882 du livre « Autoémancipation » qui soutenait la transformation des juifs russes en colons.
Dans les années 1890, Hovevei Tsiyon contribua à établir deux colonies de peuplement supplémentaires en Palestine, Rehovot et Hadera (dans cette dernière, elle importa des centaines d’ouvriers égyptiens et soudanais afin d’assécher pour elle les marais, et des dizaines de ces ouvriers moururent de la malaria). Hadera comptait 4 000 juifs dont la plupart, plus tard, rallièrent l’Organisation sioniste (OS) fondée par Herzl en 1897.
Dès 1884 déjà, des paysans palestiniens se révoltèrent contre le vol de leurs terres et leur déportation, et ils attaquèrent plusieurs colonies juives ukrainiennes, dont Hadera et Rehovot. Les colons de Hovevei Tsiyon poursuivirent leurs activités jusqu’à la dissolution de l’organisation en 1913, lorsque les colonies devinrent partie intégrante du projet colonial de l’OS.
Des colonies juives furent également établies en Crimée par les tsars. Dans le sillage de la révolution russe, les juifs furent visés par d’horribles pogroms, qui dévastèrent les territoires de la fameuse « zone de résidence » où ils vivaient et qui détruisirent leur économie locale. Les Soviétiques, en partenariat avec des banquiers et philanthropes juifs américains qui avaient fondé la « American Joint Agricultural Corporation » (Société agricole commune américaine), continuèrent de financer et d’étendre les colonies juives en Crimée dans les années 1920 et 1930, en dépit de la violente opposition des Tatars locaux.
Lors de l’invasion nazie, le gouvernement soviétique évacua le plus grand nombre de juifs qu’il put afin de les protéger, y compris ceux de l’Ukraine méridionale et de la Crimée qui se trouvaient derrière les lignes de l’Armée rouge. Ceux qui restèrent furent tués par les nazis et leurs collaborateurs nationalistes ukrainiens.
Quand l’Ukraine occidentale, la Lettonie, la Lituanie et la Moldavie furent réannexées par Staline après 1940, les juifs de ces régions restèrent plus ouverts à l’influence sioniste suite à une vague d’antisémitisme qui avait dominé dans ces pays après la Première Guerre mondiale.
Les voisins d’Israël
Israël et les EU exercèrent des pressions sur les Soviétiques à la fin des années 1960 et au cours des années 1970 à propos du prétendu antisémitisme soviétique (c’est ainsi qu’ils décrivaient la répression soviétique des activités sionistes à l’époque) qui ne permettait pas aux juifs soviétiques d’émigrer, alors qu’en fait les limites imposées par les Soviétiques à l’émigration s’appliquaient à tous les citoyens soviétiques.
Les Soviétiques cédèrent dans les années 1970 et permirent aux juifs soviétiques qui voulaient émigrer de le faire. La plupart provenaient d’Ukraine occidentale, de Lettonie, de Moldavie et de Lituanie et la majorité voulut se rendre aux États-Unis, ce qui amena Israël à limiter leurs options et à les forcer de se rendre en Israël en guise de seule destination possible. Toutefois, plus de la moitié des émigrés s’établirent aux EU malgré l’obstruction d’Israël.
Tout cela précéda l’arrivée, dans les années 1990, d’un million de juifs russes et ukrainiens en Israël, dont de nombreux s’avérèrent n’être pas « juifs » selon la législation israélienne, sans parler des lois religieuses, et ces nouveaux venus allèrent bientôt coloniser la terre des Palestiniens.
Quand le président Zelensky s’est plaint des voisins d’Israël, il aurait dû se rappeler que les Palestiniens ne sont pas les voisins accidentels des colons juifs ukrainiens, mais le peuple que ces mêmes colons juifs ukrainiens ont déplacé et dont ils ont volé la terre.
Ce fut en outre ce même Zelensky qui supprima l’affiliation de l’Ukraine au Comité des Nations unies sur l’exercice des droits inaliénables du peuple palestinien en 2020. Quand Israël bombarda et massacra des Palestiniens en mai 2021, Zelensky dépeignit Israël comme une victime des Palestiniens et non comme un État colonial de peuplement prédateur que les juifs ukrainiens contribuèrent à établir.
Remarquons avec une certaine ironie que le fait que Zelensky s’imagine que les voisins d’Israël « veulent nous voir morts » peut n’être rien de plus qu’une projection psychologique de ce que lui et les Israéliens veulent voir arriver aux Palestiniens, et non l’inverse.
source : Middle East Eye
traduction Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine
via France-Irak Actualité
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