« Au moins la moitié du public éprouve des doutes à l’égard de l’information que lui fournit la presse. Le phénomène est plus marqué chez les jeunes. Une petite fraction seulement fait totalement confiance aux journalistes. Les chiffres varient selon les marchés, la façon de mesurer et l’air du temps, mais le scepticisme prévaut. Après un siècle de journalisme professionnel, le bilan pourrait être meilleur. »
C’est sur ces mots que s’ouvre Intox, le nouvel essai de Michel Lemay, publié chez Québec/Amérique. Cet expert en communication et critique féroce des errances de la presse nous avait déjà livré, en 2014, une première salve avec Vortex, chez le même éditeur. « Un livre coup de poing qui force la réflexion », avait écrit Pierre Tourangeau, alors Ombudsman à Radio Canada.
Le fer dans la plaie
Une fois encore, ce nouvel essai ébranle. Lemay y décortique dans les moindres détails quelques enquêtes récentes publiées au Canada, et qui se révèlent, après analyse, de véritables catastrophes. Michel Lemay met le fer dans la plaie. Serait-il possible qu’à vouloir à tout prix dénoncer, traquer les arnaqueurs, on ait souvent tourné les coins ronds? Serions-nous en bonne partie responsables de la perte de confiance du public face aux médias?
Prompts à dénoncer les dérives éthiques des uns et des autres, les médias résistent pourtant à assumer leur responsabilité quand ce sont eux qui dérapent, constate Michel Lemay.
L’auteur est pourtant un fervent défenseur du journalisme de qualité. « Si j’avais à refaire ma vie, je choisirais le journalisme. C’est un métier important, et je trouve regrettable que certains bâclent leur travail. Si les lecteurs se mettent à douter à cause de ces errances, c’est dangereux pour la démocratie. »
La production de l’actualité
En fait, la plupart des journalistes font bien leur travail, notamment ceux qui suivent l’actualité et cherchent à en dégager le sens. Mais c’est quand ils se consacrent à des enquêtes que leur rôle devient plus crucial. Ils décident alors sur quoi ils vont se pencher. Ce sont eux qui produisent l’actualité. « Des réputations, des carrières, des vies, la santé publique, la paix sociale sont en jeu. Comme James Bond, le journaliste d’enquête détient une sorte de permis de tuer », écrit-il. Et c’est à cause de cet impact qu’ils doivent respecter des standards plus élevés.
À l’origine de ces enquêtes, des intuitions, mais aussi des « tuyaux » dont certains tiennent du délire, du canular ou de la tentative de règlement de compte. « La première étape, c’est de faire le tri. La manière dont cette étape est abordée en dit long sur la culture du média auquel on a affaire. » Il y a d’une part, le journalisme d’enquête prudent, rigoureux, solidement documenté; d’autre part des usines à saucisse où l’information est fabriquée machinalement par des journalistes qui n’ont pas le temps de creuser la question et n’ont qu’une prise sommaire sur les faits.
« Il est alors tentant de considérer le ragot comme de la nouvelle et de publier, quitte à conjuguer celui-ci au conditionnel, (afin de) de pouvoir sonner la retraite plus tard, si nécessaire. » Lemay donne comme exemple l’histoire (fausse) du chantier de construction de Montréal qui aurait exclu les femmes à la demande de deux mosquées. Ou cette autre histoire (fausse) voulant que la clinique semi-privée Physimed exigeait des frais pour accéder à un médecin.
Dans les médias responsables, un « tuyau » jugé prometteur sera le point de départ d’une enquête, pas son point d’arrivée. On cherchera des preuves, des documents, des corroborations. On vérifiera tout. On consacrera autant d’intensité à la recherche de documents ou de témoignages susceptibles d’invalider l’hypothèse de départ, plutôt que de ne chercher que de nouvelles confirmations. Le doute doit être le premier outil de travail du journaliste qui doit devenir son propre avocat du diable.
Trop peu le font. « Je ne suis pas dans la quantification, avoue Michel Lemay en entrevue. Je n’ai pas les outils pour mesurer la proportion de faux scandales, d’enquêtes bâclées. C’est sûrement une minorité. Mais je fais l’hypothèse que quand le matériel est déformé pour omettre les nuances et les faits qui auraient affaibli l’histoire, il y a plus de chances que cette information biaisée fasse la une. Et si c’est vrai, c’est inquiétant. »
Le « cadrage »
L’essayiste met en cause le « cadrage » initial d’une information, son angle de traitement qui conditionne ensuite toute la recherche. « Le cadrage c’est correct. C’est même nécessaire au départ pour choisir ce que l’on va couvrir. Mais si l’histoire prend forme prématurément et inspire à son auteur un amour aveugle, il devient difficile de se remettre en question, d’en voir les failles. »
« Je suis dans cette réflexion depuis 20 ans, rappelle Lemay. Mon épiphanie, je l’ai vécue lors de l’atterrissage du vol 236 d’Air Transat, qui a dû se poser d’urgence aux Açores, sans carburant. Je travaillais alors comme conseiller aux communications d’Air Transat, et j’étais ahuri devant la distance entre ce que je lisais dans les journaux et ce que je vivais dans la réalité. » Cette expérience, complétée par l’étude détaillée de nombreux autres cas célèbres de dérapage, avait donné naissance à son essai critique de 2014.
« J’ai continué ensuite à réfléchir sur le cadrage et ses effets pervers. Des amis m’envoient de nouveaux cas. J’ai des anecdotes plein mes tiroirs. » Entre 2016 et 2018, il complète une maîtrise en communications à l’UQAM, sous le titre Le cadrage et la déontologie journalistique font-ils bon ménage?
Son mémoire de recherche porte sur une radiographie détaillée d’une enquête ratée du Toronto Star sur le Gardasil, un vaccin contre le virus du papillome humain (VPH) associé aux cancers du col de l’utérus. C’est autour de cette étude de cas qu’il a construit son nouvel essai. Si ce livre ratisse moins large que le précédent, disons que la montée des mouvements anti-vaccinaux en marge de la Covid rend pertinente la réflexion sur le « cadeau » que le Star a fait à ces mouvements en publiant cette attaque biaisée et mal documentée.
« Mais mon ébahissement, c’est la tendance des médias, quand ils se rendent compte qu’ils ont erré, de refuser d’admettre leurs erreurs, et de monter au créneau pour défendre leur matériel, même quand ils reconnaissent, en privé, que ce n’est pas défendable. Ou alors, c’est la technique du silence : on corrige discrètement l’article, mais sans le mentionner nulle part. De sorte que le public ne sait jamais que le reportage initial était erroné. »
Sur la quatrième de couverture d’Intox, l’éditeur parle avec raison d’un « hommage en creux » au journalisme de qualité. Vrai, car si les médias veulent reprendre leur place devant la mouvance surpeuplée des influenceurs et des sites de fausses nouvelles, ils doivent redoubler de vigilance, et accepter de reconnaître leurs erreurs quand ils en font.
Hélas, partout dans le monde, les recours aux Conseils de presse sont limités. Et les médias « choisissent » de laisser les tribunaux les sanctionner, au lieu d’assumer leur déontologie. « En principe, devant les abus et les fautes de la presse, ni le 3e pouvoir (les tribunaux) ni le 5e (les citoyens) ne devraient avoir besoin d’intervenir parce que le « contrat social » entre le public et les journalistes prévoit que la presse se mobilise, s’autosurveille. Il ne saute pas aux yeux qu’elle en est capable. »
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