Le Front commun syndical de 1972 représente un moment fort dans l’histoire du mouvement syndical québécois et celle de la construction sociale et politique de la nation québécoise. Pourtant, Olivier Ducharme conclut son analyse en disqualifiant le mouvement syndical comme acteur de changement social, fait l’impasse sur la question nationale et propose de se concentrer sur la lutte environnementale, seul vecteur viable selon lui pour changer le mode de production actuel.
L’essayiste passe en revue neuf dimensions de la vie sociale, politique et culturelle des années ’70 : 1) L’affaire Vallières ; 2) La langue ; 3) Les femmes ; 4) Les Premières nations ; 5) Syndicalisme et socialisme ; 6) La grève ; 7) L’éducation ; 8) La police et finalement 9) L’affaire Groulx. En plus de situer le Front commun dans le contexte social et politique des années 70, il introduit un angle habituellement négligé soit celui de la culture. Enfin, il offre une description claire, accessible et utile du déroulement des évènements et du climat social de l’époque. Notons qu’il passe sous silence le dynamisme des groupes communautaires présents sur tout le territoire québécois et qui vont être à l’origine par exemples des garderies et des CLSC.
Le Québec tout en entier est en mouvement
Ducharme montre bien que le Québec tout en entier est en mouvement. La saga pour empêcher Michel Tremblay d’ailler en Europe nous offre une pièce d’anthologie des tentatives pour censurer la culture québécoise. Le Fédéral fait la même chose pour empêcher des créateurs comme Perrault, Brault, Groulx ou Arcand de montrer leurs films. Dans la foulée de l’occupation militaire du Québec par le Fédéral en 1970, l’auteur décrit de façon saisissante tout l’arsenal légal et illégal que Bourassa et le gouvernement fédéral utilisent pour museler l’opposition tant parlementaire que les organisations démocratiques actives dans société civile (vol des listes des membres du PQ, descente dans les locaux de l’Agence de presse libre du Québec, adoption de la loi 51 donnant des pouvoirs accrus à la police). Dans le secteur de l’éducation, l’auteur parle des expériences d’autogestion peu connues. L’action des femmes donne un éclairage précieux sur ce qui deviendra un solide mouvement féministe au Québec. La question amérindienne se pose avec plus d’acuité notamment avec le projet de la Baie James.
La question syndicale
Lorsqu’il aborde le Front commun de 1972, l’auteur ne saisit pas qu’il était basé sur des principes de négociation collective soit celui de combattre le travail précaire et d’assurer une plus grande sécurité d’emploi. Les syndicats voulaient aussi que la négociation sur les salaires se fasse à une table centrale. Comme le rappelle André Leclerc « plusieurs objectifs ont été atteints dont un salaire minimum de 100 $ par semaine pour tous les salariés de la fonction publique, une clause d’indexation avantageuse, une plus grande sécurité d’emploi et un nouveau régime d’assurance salaire ».
Les manifestes des centrales concluent à la nécessité d’un socialisme dont la nature est définie en termes très généraux. En ce qui a trait à la FTQ par exemple, les propositions adoptées après une discussion en congrès de L’État rouage de notre exploitation sont nettement de nature sociale démocrate. De plus, l’ouverture d’un deuxième front sur lequel insiste Olivier Ducharme n’est pas un fait nouveau dans l’histoire du mouvement ouvrier. Ce dernier s’est toujours intéressé aux questions qui dépassaient le cadre de la négociation collective des conditions de travail et de salaires. Au tournant du XXe, « l’étendue des réformes proposées [par les syndicats internationaux] révèle un projet global de société qui se situe dans la mouvance sociale démocrate, système d’organisation sociopolitique qu’on estime le mieux en mesure d’assurer l’avancement de la classe laborieuse ».
En fait, le Front commun de 1972 a été un moment dans la longue histoire du mouvement syndical au Québec. Selon Norbert Rodrigue, un ancien président de la CSN « le Front commun a été un apprentissage pour savoir quand exercer un rapport de force. Cela a été un moment charnière. C’était la première fois que cela se produisait au Québec ». L ‘ancien secrétaire-général de FTQ Fernand Daoust abonde dans le même sens : « L’expérience de mai 1972 se révèle un acquis positif pour le mouvement syndical. Nous avons fait un pas en avant au niveau de la solidarité, un pas d’autant plus important qu’il ne faisait pas suite à un mot d’ordre des dirigeants syndicaux ».
Il faut aussi voir que le mouvement ouvrier a continué d’être très combattif comme lors du conflit à la United Aircraft. Plus de 100 000 membres de la FTQ ont débrayé le 21 mai 1974 en signe d’appui. Le mouvement syndical a réussi à obtenir des gains importants comme une loi anti scabs et une loi sur la santé et la sécurité du travail. Cette période a aussi connu une première expérience d’autogestion bien décrite par l’auteur avec Tricofil à St-Jérôme. Le Québec a continué d’évoluer et le mouvement syndical y a contribué avec notamment le développement de l’économie sociale et l’équité salariale qui a touché 360 000 syndiquées. Le mouvement syndical s’est doté d’outils d’intervention économique avec le Fonds de solidarité de la FTQ en 1984 suivi par Fondaction en 1996 à la CSN.
La question nationale
Dès l’introduction, l’auteur affirme « que la montée de l’indépendantisme et par le fait même du PQ, a fait en sorte de marginaliser une partie de la gauche et de jeter aux poubelles de l’histoire les critiques anticapitalistes présentes sur le territoire québécois ». (p. 24) Cette posture abstraite est bien illustrée dans le chapitre où l’auteur se penche sur la période où Vallières rompt avec un discours et une pratique pour inciter les militants et les militantes à investir le Parti québécois. L’auteur passe à côté de la profondeur de ce changement de perspectives. D’abord, l’indépendance n’appartient pas à un parti. De plus, le témoignage nuancé de Marcel Faulkner montre le degré de désorganisation et de déconnexion du discours du FLQ avec la réalité. En plus, ce ralliement de Vallières ne s’est pas traduit par une réelle implication au sein du parti de masse qu’était à ce moment le Parti québécois. Avec la montée en parallèle des groupes marxistes-léninistes, Pierre Dubuc n’hésite pas à parler d’un rendez-vous manqué de la gauche avec le mouvement indépendantiste pourtant une force essentielle si l’on veut réaliser au Québec les différentes revendications démocratiques portées notamment par le mouvement syndical.
Résumons-nous
Olivier Ducharme contextualise avec justesse la lutte du Front commun en 1972. On peut ainsi constater avec ce rappel historique que le mouvement syndical était en phase avec l’évolution d’une société en pleine ébullition dans tous les domaines (politique, social, culturel, national). Cependant, l’essayiste ne tient pas suffisamment compte du temps long dans l’histoire du mouvement syndical. Le Front commun de 1972 est un moment charnière dans l’évolution du monde syndical québécois qui est loin d’être terminée. Sans nier qu‘il s’est retrouvé sur la défensive avec la mondialisation et la financiarisation de l’économie, il continue de jouer un rôle essentiel tant par la force du nombre, la combattivité qu’il a su démontrer à de nombreuses reprises dans son histoire et sa forte tradition sociale démocrate. Nous sommes encore l’endroit le plus syndiqué en Amérique du Nord.
Il faudra une coalition large inscrite dans une stratégie politique capable de clarifier tous les enjeux et non seulement ceux liés à l’environnement, d’entreprendre une analyse fine de la conjoncture nord-américaine et internationale, de faire une bonne évaluation des rapports de force et d’établir les alliances nécessaires pour atteindre le but d’une société libre et démocratique. L’exemple récent de Steven Guilbeault montre l’urgence d’une sérieuse réflexion politique chez les environnementalistes québécois si l’on veut arrêter l’aveuglement abyssal des dirigeants politiques et des élites économiques devant la destruction de la planète.
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