Le système médiatique occidental et la guerre en Ukraine — Djamel LABIDI

Le système médiatique occidental et la guerre en Ukraine — Djamel LABIDI

Au temps de l’URSS, les pays d’Europe de l’Est étaient qualifiés de satellites de Moscou. Aujourd’hui, les pays occidentaux ont pris la relève, en orbite autour des États-Unis. C’est tellement visible que c’en est indécent. Même pas une critique, même pas une réserve. Un suivisme aveugle, y compris contre les intérêts mêmes de leurs propres pays.

Les États Unis, qui sont autonomes énergétiquement, disent qu’il faut l’embargo sur le gaz, le pétrole, et le charbon russes. Les pays occidentaux obéissent au doigt et à l’œil. Ils s’évertuent même à trouver des solutions qui agréent aux États-Unis, gaz liquide, énergie verte etc., malgré des coûts bien plus élevés. Les Étasuniens disent non à Nord Stream 2, le deuxième gazoduc. Les allemands s’exécutent. Et s’ il y a quelques hésitations dans les rangs, Joe Biden se déplace lui-même ou bien, pour faire pression sur les dirigeants hésitants, on déclenche l’une après l’autre, des campagnes intenses contre les « atrocités russes », « Marioupol », puis Boutcha etc., auxquelles correspondent chaque fois, comme un mécanisme bien huilé, un nouveau train de sanctions, et une nouvelle escalade dans l’armement de l’Ukraine.

C’est toujours la même chose

En fait, c’est le même procédé qu’ont toujours utilisé les États-Unis. Dans la première guerre en Irak, le mensonge des nouveaux nés tués dans leurs incubateurs avait permis une campagne médiatique hystérique et le déclenchement immédiat des hostilités. Dans la deuxième guerre en Irak, cela avait été le mensonge des armes de destruction massive. Bilan de ces deux mensonges, un million de morts en Irak.
En 2011, le mensonge de massacres de masse à Benghazi avait servi de prétexte à l’agression contre la Libye. Les États Unis ont déjà fait cela, pourquoi ne le referaient-ils pas en Ukraine ? C’est chaque fois le même scenario : « crimes de guerre » » et atrocités attribuées à l’adversaire, médiatisation intense qui sidère l’opinion occidentale et qui vise à imposer l’idée qu’on ne peut attendre pour agir puis intervention. Lorsque le mensonge est dévoilé, il est toujours trop tard, le mal a été fait. Personne ne parlera en Occident de juger les menteurs. C’est chaque fois la même chose et cela recommence chaque fois.

Il est étrange de voir des États du monde non occidental, il est vrai en nombre de moins en moins grand, tomber encore dans le piège, comme cela vient d’avoir lieu lors du vote de suspension de la Russie du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, exactement comme cela avait été fait pour la Libye en 2011 suite aux mensonges dont on vient de parler. Mais il est vrai que les gouvernements sont une chose, et les peuples autre chose. Les peuples du monde non occidental ont, eux, depuis longtemps compris et n’accordent plus aucune crédibilité au récit étasunien.

Que reste-t-il du journalisme ?

Propagande, guerre idéologique, c’est tout naturellement que le système médiatique occidental s’est vu confié, de plus en plus, ces dernières décennies, une mission de guerre totale. L’entière subordination des pays européens aux États-Unis est la plus apparente, elle est la mieux révélée dans le comportement des médias occidentaux. Ici le suivisme est total : les États-Unis produisent une analyse de la situation militaire en Ukraine, ou bien sur l’impact des sanctions économiques, ou bien encore sur les oligarques russes et même sur la santé mentale de Vladimir Poutine, et tous les médias occidentaux suivent comme un seul homme. La ligne éditoriale dans tout l’Occident est donnée par les États Unis. Le quatrième pouvoir, celui de la presse, est totalement subordonné au pouvoir politique, sans même qu’il ne reste une distance, ou qu’on tente même de sauver les apparences, comme c’était le cas naguère.
Le journalisme occidental plonge alors dans la déchéance professionnelle. Lorsqu’un journaliste, un responsable de l’information d’une grande chaine de télévision s’aligne immédiatement, comme un soldat aux ordres, sans discussion, sans distanciation, sur des déclarations de caractère politique concernant des évènements aussi graves que les atrocités de Boutcha et autres, en ne faisant pas la différence entre la politique et l’information, que reste-t-il du journalisme et de la recherche de la vérité ?
Lorsque tous en chœur répètent l’argument imbécile que les pays européens, en achetant leur énergie à la Russie, « financent ainsi la guerre contre l’Ukraine », sans songer un instant qu’on pourrait dire, tout autant, que la Russie entretient ainsi la puissance industrielle et économique de ses adversaires, et donc leurs moyens de soutenir militairement et financièrement le pouvoir en Ukraine, que reste-t-il de l’esprit critique ? Lorsque Joe Biden utilise les mots de « boucher », de « dictateur », de « criminel de guerre » concernant Vladimir Poutine, et que tous les journalistes se croient dès lors autorisés à cette terminologie, que reste-t-il de l’indépendance d’esprit ?
Lorsque des journalistes regardent les images de Boutcha et qu’ils ne se posent aucune question à ce sujet, pas même sur ces corps étrangement exposés comme si les russes avaient voulu s’accuser eux-mêmes, et lorsque pour le drame de la gare de Kramatorsk le crime est signé par une inscription russe, « pour nos enfants » bien en évidence sur le missile, et que personne sur le plateau n’est même pris d’un doute, que reste-t-il alors du doute systématique du journaliste ? Lorsque des journalistes parlent très vite de la « nécessité d’enquêtes », pour immédiatement après considérer tout cela comme des « faits avérés », et qu’’un journaliste sur le plateau s’exclame que « c’est trop évident et qu’il n’y a pas besoin d’enquête » que reste- il de la logique et de la cohérence ?

Lorsqu’après la campagne médiatique intense sur le bombardement de la maternité de Marioupol, le premier témoin, cette femme enceinte , influenceuse sur Internet, la même qui avait été adulée et largement médiatisée au départ, dit maintenant que c’est un bataillon ukrainien Azov qui a bombardé la maternité, et que, des journalistes, d’un seul élan, disent alors que son témoignage est désormais suspect et « qu’elle a dû subir des pressions pour parler ainsi », il y a vraiment problème dans l’information occidentale.

Lorsque on évite soigneusement, pratiquement partout, sur tous les plateaux, et dans les journaux, de dire, au sujet du martyr des habitants de Marioupol, qu’il y a, là, des combats acharnés qui opposent l’armée russe aux bataillons Azov retranchés dans la ville, on ne perçoit plus alors que l’image absurde d’une ville bombardée apparemment sans raisons. Qu’est-ce qu’il reste alors du journalisme d’information ? Il ne reste plus qu’une propagande partisane, utilisant tous les ressorts émotionnels, pour mobiliser l’opinion occidentale dans l’effort de guerre et les sacrifices qui lui seront de plus en plus demandés.

Signe des temps, c’est sur les grandes chaines d’information non occidentales, notamment les grandes chaines d’information arabes, Al Arabiya, Al Jazeera, qu’on trouve actuellement le respect de la déontologie professionnelle : ton sobre, distanciation, présentation des informations en provenance de chaque protagoniste, confrontation des points de vue contraires, compte rendu scrupuleux des déclarations officielles, sans coupure ou censure comme le font les chaines occidentales concernant Vladimir Poutine et autres dirigeants russes. Les informations militaires en provenance des deux camps sont données. On assiste en direct aux réunions du Conseil de sécurité de l’ONU. Les correspondants de guerre sont véritablement, sur le terrain, et non ces correspondants qui, a l’abri dans les zones calmes, interviewent des réfugiés. A l’inverse, ceux d’Al Jazeera prennent d’ailleurs des risques qui font frémir.

Sur Al Jazeera, un conseiller de Joe Biden disait qu’il fallait traîner Vladimir Poutine devant le Tribunal Pénal International (TPI), ce à quoi la journaliste lui a fait remarquer : « Mais vous avez toujours refusé de reconnaître la compétence de ce Tribunal pour les États Unis, comment pouvez-vous la réclamer pour d’autres ? » Le conseiller en est resté sans voix. Peut-on imaginer actuellement un tel dialogue sur une chaîne occidentale ? Et pourtant il s’agit de simple objectivité.

Certes ces médias, eux aussi, peuvent tomber dans la désinformation dans des circonstances semblables, lorsque le poids du pouvoir politique devient destructeur pour le métier de journaliste. L’exemple du rôle d’Al Jazeera pendant la crise libyenne le prouve. Mais ceci mériterait d’autres développements.

Peut-être une rage

L’expression « effort de guerre » occidental, employée plus haut, se justifie lorsqu’on voit le développement rapide du soutien militaire et financier apporté au gouvernement ukrainien. N’est -il pas en train de transformer de plus en plus les États-Unis et les Européens qui les suivent en belligérants. Les États-Unis, les pays européens, et leurs medias disent et répètent qu’ils ne participent pas à la guerre. Peut-on être plus impliqués qu’ils ne le sont, à part envoyer des troupes ? Il ne s’agit plus de l’Ukraine, il s’agit de leur guerre, à voir leur mobilisation totale. Les Occidentaux jouent sans arrêt « au chat perché » sur une ligne de plus en plus ténue entre le soutien militaire et la participation directe. Même sur le plan économique, le discours est devenu de plus en plus violent de plus en plus haineux. Joe Biden promet désormais de ruiner l’aviation commerciale russe, de l’empêcher de travailler. Il cible la famille même de Vladimir Poutine en dehors de toute retenue. Jusqu’où va-t-on aller ? C’est comme s’il y avait, peut-être, désormais une rage, celle d’être impuissant, celle pour la première fois depuis la fin de la guerre froide, de ne pas imposer leur loi, qui obscurcit l’entendement des dirigeants des EU et qu’ils transfèrent à leurs alliés. Tout cela est extrêmement dangereux pour le monde.
Et tout cela se répercute et se reflète aussi dans le système médiatique qui lui-même pousse sans arrêt à l’escalade, qui met de plus en plus le curseur un peu plus loin, au fil des déclarations politiques étasuniennes. Ce système est devenu une arme essentielle de la guerre. Comme le ferait une préparation d’artillerie sur un champ de bataille, le bombardement médiatique précède toujours chaque escalade qui va être faite, tant sur le plan de la fournitures d’armes de guerre que de sanctions économiques. C’est cet asservissement total au nationalisme occidental qui peut expliquer sa dégradation continuelle.

On pourrait dire que cela a toujours été ainsi dans les guerres, qui sont aussi des guerres de propagande. Mais il y a là quand même quelque chose de nouveau. Naguère, il y avait dans les médias et la presse occidentale des positions critiques par exemple sur la guerre du Vietnam, y compris aux États-Unis, sur l’invasion de l’Irak, par exemple dans des médias étasuniens et français. Les exemples du New York Times ou du journal Le Monde sont connus. Mais désormais, cela n’existe plus, y compris pour ces deux institutions du journalisme occidental. Il n’y a plus que la propagande, brute, sommaire, unilatérale, consensuelle, une seule vision, une seule approche, aucune confrontation de points de vue divergents. Si on débat, c’est seulement pour mieux prouver son zèle contre la Russie, présenter les meilleurs arguments.

On imagine l’énorme pression qui s’exerce sur les journalistes occidentaux qui veulent rester professionnels et défendre l’honneur de leur profession. Ils ont souvent à affronter une attitude hostile, voire agressive dans les médias mainstream. Beaucoup sont alors obligés de se réfugier sur des sites web ou des medias alternatifs. Leur admirable résistance vient prouver qu’il existe en Occident, y compris chez les journalistes, bien des forces décidées à défendre les traditions historiques de ce métier.

 » On ne nous dit pas la vérité « 

Les « médias mentent », telle a été, de plus en plus, le sentiment majoritaire dans la plupart des pays occidentaux notamment depuis la fin de la guerre froide et la domination sans partage des États-Unis. En fait, si aujourd’hui la pression énorme de la propagande de guerre donne l’impression qu’en Occident il y a une adhésion au système médiatique, cela n’est qu’une apparence. Cette déchéance du système médiatique était annoncée. La méfiance, l’hostilité envers le système médiatico-politique s’est développée ces dernières décennies dans les sociétés occidentales et est désormais profondément ancrée. Certes, elle est aujourd’hui atténuée par le nationalisme occidental mais elle est toujours là en arrière-plan. Cela explique le succès d’hommes comme Donald Trump ou Éric Zemmour en France, qui ont fait campagne sur une dénonciation violente du système médiatique tout en orientant cette dénonciation vers des thèmes xénophobes et populistes.

On s’est un peu partout, ces dernières années, en Occident, attaqué aux journalistes, ceux des grandes chaines notamment, CBS, LCI etc., et parfois violemment, physiquement. Dans l’attaque du Capitole, les journalistes se cachaient pour échapper à la foule. Dans le grand mouvement des « Gilets jaunes » en France, l’hostilité aux médias s’exprimait de manière très forte, des chaines comme LCI (encore elle… ) étaient expulsées par les manifestants.

L’une des causes du succès des thèses conspirationistes est peut-être là, dans la conviction que « On ne nous dit pas la vérité », comme c’est le sentiment d’une grande partie de la population. Cette méfiance à l’égard du système médiatique, cette dégradation profonde de son image, se reflètent notamment dans l’Internet. Il est devenu en grande partie un système d’information alternatif, où se forme une opinion en opposition avec le système médiatico-politique.

L’idée qu’on peut créer l’opinion à partir des médias s’est, en fait, révélée fausse. Le développement d’une opinion hostile aux médias dominants le prouve. Il n’est pas possible en effet d’orienter durablement les gens en dehors des réalités qu’ils vivent, et qui restent, à la fin, le facteur décisif de formation de l’opinion. C’est une bonne nouvelle.

Si le récit des médias occidentaux, basé sur le nationalisme occidental, peut donc encore tromper en Occident, il est devenu totalement discrédité dans le reste du monde. Plus personne n’y croit ou n’y accorde un quelconque crédit. Il s’agit là d’une crise profonde de l’information occidentale.

Une des raisons essentielles, peut-être de la dégradation graduelle du système médiatique occidental c’est qu’il donne une conscience inversée de la situation du monde. L’Occident se pense être le monde, la « communauté internationale » comme il se nomme alors que son obsession hégémonique l’éloigne toujours plus de l’immense majorité des peuples et rend l’image qu’il a de lui-même peu crédible. Mais il la garde quand même. Dans leur déni des nouvelles réalités du monde, il est impossible aux médias occidentaux de produire une information sérieuse. Ils s’auto-intoxiquent.

Cette crise ukrainienne révèle tout cela de façon inattendue. Si on prend le critère des sanctions économiques, l’Occident n’a pu y faire participer, aucun autre pays, autre qu’occidental, même symboliquement. Au fond, ce n’est pas la Russie qui est isolée mais l’Occident. Les occidentaux ont voulu, cette fois ci, créer un rideau de fer et l’abattre sur la Russie. Mais ce n’est plus possible, les temps ont changé.

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Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir

À propos de l'auteur Le Grand Soir

« Journal Militant d'Information Alternative » « Informer n'est pas une liberté pour la presse mais un devoir »C'est quoi, Le Grand Soir ? Bonne question. Un journal qui ne croit plus aux "médias de masse"... Un journal radicalement opposé au "Clash des civilisations", c'est certain. Anti-impérialiste, c'est sûr. Anticapitaliste, ça va de soi. Un journal qui ne court pas après l'actualité immédiate (ça fatigue de courir et pour quel résultat à la fin ?) Un journal qui croit au sens des mots "solidarité" et "internationalisme". Un journal qui accorde la priorité et le bénéfice du doute à ceux qui sont en "situation de résistance". Un journal qui se méfie du gauchisme (cet art de tirer contre son camp). Donc un journal qui se méfie des critiques faciles à distance. Un journal radical, mais pas extrémiste. Un journal qui essaie de donner à lire et à réfléchir (à vous de juger). Un journal animé par des militants qui ne se prennent pas trop au sérieux mais qui prennent leur combat très au sérieux.

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