Alex La Salle présente ici quelques-unes des principales idées contenues dans La fin de la chrétienté (2021), le plus récent ouvrage de la philosophe Chantal Delsol. Ses réflexions personnelles d’intermittent de la chronique, venues se greffer naturellement aux thèses de l’auteure, en préparent, accompagnent et prolongent l’exposé.
« Le christianisme meurt souvent, et il ne s’en porte pas plus mal », a un jour écrit le journaliste et essayiste André Frossard, ami de Jean-Paul II, dans un ouvrage, Défense du pape (1993), qui est une apologie de l’encyclique Veritatis splendor. Faisant allusion aux vicissitudes qu’a connues le christianisme depuis sa première éclipse sur le Golgotha, la formule, par un amusant paradoxe, souligne la persistance d’une religion qui, depuis longtemps déjà, déjoue les sinistres pronostics sur sa disparition, proche ou lointaine.
Cesser d’être chrétien
Lue aujourd’hui, la saillie de l’écrivain incite à croire possible une énième renaissance de la foi. Elle invite à relativiser la gravité du déclin religieux, observé depuis les années 60 en Occident, et jusque dans l’Église catholique elle-même. Une Église affectée par une indéniable perte de substance, perceptible bien avant l’époque de Jean-Paul II et bien au-delà, dans l’infinie fatuité de ceux qui, de livre en livre, se sont donné pour mission de corriger les rigidités théologiques de tel ou tel pape, à qui il est toujours reproché, en somme, d’être plus catholique que lui-même.
Frossard avait raison. L’histoire du christianisme est pleine de ces crues et de ces ressacs, suivis de nouvelles montées des eaux. Et il est vrai qu’après 2000 ans de ce régime, la religion chrétienne ne s’en porte « pas plus mal ». N’est-elle pas, à l’échelle planétaire, la religion la plus pratiquée ? Elle connait même, ailleurs, un essor appréciable. Mais s’il est vrai qu’en dehors de chez nous, la religion chrétienne s’étend, il est évident qu’au cœur de l’Occident, elle a connu un effondrement sans précédent, qui la confine à la marginalité.
À cinq, voire deux pour cent, la pratique religieuse a atteint son étiage. La tranquille assurance que pouvaient nous apporter les spirituelles observations de Frossard, il y a 30 ans, a-t-elle encore lieu d’être ? Qu’en 2018, un historien de renom ait trouvé judicieux d’intituler un de ses ouvrages Comment notre monde a cessé d’être chrétien ? est un fait parlant. Par-delà l’évidente stratégie éditoriale, ce titre nous dit quel degré l’effacement du christianisme a atteint. Mais la fin dont nous sommes les témoins est-elle bien celle du christianisme ?
La boussole Delsol
La philosophe Chantal Delsol répond à cette question dès le titre de son plus récent essai. Nous assistons, affirme-t-elle, à La fin de la chrétienté (2021), non à celle du christianisme dont il serait pour le moins hasardeux de prévoir l’extinction, nos futurations fussent-elles restreintes à l’espace occidental. Le christianisme, une religion, diffère de la chrétienté, civilisation issue de la matrice de la religion chrétienne. Pendant 1600 ans, celle-ci a donné sa vigueur à celle-là ; mais depuis deux siècles, celle-là s’est coupée de sa source, précipitant sa fin.
Plutôt que d’un climat culturel empreint de foi chrétienne, les Occidentaux, Européens en tête, ont, depuis les humanistes de la Renaissance, fait dépendre la vie des hommes d’un environnement intellectuel de plus en plus exclusivement anthropocentrique, rationaliste et libéral. Passant du cercle des élites à celui de nations entières à la faveur des grandes révolutions libérales, les schèmes de pensée moderne ont rendu presque toute notre civilisation étrangère à l’élément biblique qui en avait été le terreau nourricier depuis le 4e siècle, époque où les Pères de l’Église ont opéré une première synthèse réussie entre foi et culture.
On a pu croire, durant toute la deuxième moitié du 20e siècle, que l’Occident moderne s’était installé pour de bon dans un agnosticisme et un athéisme pratiques, découlant de ses nouvelles options philosophiques. Toujours plus d’hommes, pensait-on, allaient désormais miser sur l’autosuffisance de la raison et prendraient soin de traiter à leur manière des questions métaphysiques, le plus souvent en les ignorant superbement, sinon en en ricanant. Mais au beau milieu d’une phase d’extrême libéralisation des mœurs, de reflux de la croyance et d’hédonisme démentiel, on s’est aperçu que le vide religieux, entretenu artificiellement par l’endoctrinement scolaire (j’allais écrire cégépien), le faux œcuménisme de la culture de masse (d’où est exclue la foi chrétienne) ou la stupide frénésie matérialiste du Boxing Day, se remplissait de nouveau.
Les religions séculières, c’est-à-dire divers mythes politiques, avaient déjà fait comprendre, par la ferveur qu’ils avaient suscitée, que l’esprit religieux n’était pas mort au 20e siècle et que le besoin éperdu de croire perdurait, malgré la sécularisation ou à cause de celle-ci. Ces religions de substitution ont joué, pour des millions de gens, de manière abusive et pathologique, le rôle totalisant et mobilisateur joué jadis par les grandes religions. Mais ce à quoi on assiste aujourd’hui, dit C. Delsol, c’est à une résurgence de l’esprit païen de l’Antiquité, qui se trouve à remplacer et/ou à recycler les éléments de culture chrétienne qui subsistent encore en plein jour ou au niveau des soubassements de la société libérale, parce qu’ils sont ces soubassements.
L’inversion normative
La thèse centrale défendue par C. Delsol dans La fin de la chrétienté est, en effet, que nous sommes aujourd’hui les témoins d’une « inversion normative », d’un retournement de situation culturelle par lequel la conception du monde et les mœurs païennes retrouvent une prééminence, après seize siècles d’hégémonie chrétienne. Cette hégémonie avait elle-même débuté, à la fin de l’Antiquité, par une première inversion normative, dont la conséquence avait été d’abord, du fait de la décriminalisation du christianisme, un plus grand pluralisme religieux, puis bientôt le refoulement aux marges, la persécution et enfin l’entrée en clandestinité des derniers païens.
Depuis qu’il a été véritablement enclenché à la faveur des révolutions bourgeoises, le processus contemporain d’inversion a certes rencontré de la résistance de la part des chrétiens. Mais C. Delsol observe que deux siècles de combats acharnés contre la déchristianisation n’ont pas eu d’effet, sinon peut-être de retarder l’échéance inéluctable. Évidemment, certaines vérités chrétiennes, récupérées par la nouvelle société, continuent tout de même, malgré leur intégration à un nouveau système de valeurs, ou grâce à elle, à influencer les mentalités. Mais le nouveau paradigme est néopaïen. Et, conséquemment, l’avenir est néopaïen.
Le retour aux manières et aux vues païennes est visible entre autres dans le rétablissement de pratiques antiques jadis abolies par les chrétiens (divorce, avortement, suicide, etc.) et dans la diffusion, à travers l’écologisme, d’une vision holiste du monde, dans laquelle la notion de transcendance n’a pas sa place. Il l’est aussi par le transfert du magistère moral de l’Église vers l’État, qui est d’une évidence à crever les yeux, et qui fait de la puissance publique le nouveau promoteur et défenseur d’un tout aussi nouvel ordre moral, dans lequel de nouvelles normativités envahissantes, maniaques et suffocantes se superposent à la souveraineté quasi absolue de l’individu dans un bric-à-brac axiologique déconcertant.
Dans la liberté débridée de l’individu qui perdure, on reconnait, sous une forme dégradée, la valeur de la dignité absolue de la personne, héritée du christianisme. Dans le nouveau conformisme imposé par l’État et ses relais médiatiques, on reconnait la tradition païenne de confier aux seuls hommes de l’appareil d’État, et non aux représentants officiels du culte, la tâche de faire respecter l’ordre moral. Dans l’Antiquité païenne, nous apprend en effet C. Delsol, la répartition des rôles sociaux faisait en sorte qu’aux pontifes incombait seulement la tâche d’exécuter proprement les rites, contrairement à ce qui prévaut en régime chrétien, où le clergé exerce aussi, et même plus que les politiques, un magistère moral.
Sortie d’Égypte
Au terme de sa réflexion, dans un dernier chapitre, notre auteure constate qu’aujourd’hui les chrétiens ont profondément changé. Ils ne sont plus ni dans la passion combattive pour sauver la chrétienté, ni même dans la résignation amère de l’avoir perdue. Durant deux siècles, nous avons vu la chrétienté s’éloigner de nous, dit-elle. C’est nous, désormais, qui nous éloignons d’elle, et sans aucun regret. Comment expliquer cette évolution ?
Nous nous sommes définitivement détournés du projet de chrétienté, estime la philosophe, parce que « nous avons renoncé au règne de la force ». Les siècles de chrétienté ont été, en effet, un long temps historique durant lequel l’Église a eu partie liée avec le pouvoir politique. De Constantin aux rois européens des Temps modernes, elle a constamment eu recours à lui pour instaurer un ordre social chrétien, avec ce que cela a pu avoir de contraignant, d’oppressant, d’aliénant pour les personnes et pour les peuples impliqués.
Lucides sur le caractère irrémédiable de la déchristianisation des consciences, des mœurs et des institutions, remis des tourments que le divorce d’avec le pouvoir politique a provoqué tout au long de l’époque contemporaine, et même sincèrement révoltés contre ce que cette alliance pluriséculaire a pu avoir de dommageable pour la foi (compromise dans des magouilles et des crimes odieux perpétrés au nom du Christ et de sa royauté sociale), nous voilà purgés — du moins pour un bout de temps — de la passion de la puissance.
L’essor d’une chrétienté, d’une civilisation chrétienne, exigeait le concours, et donc la recherche permanente de la puissance, et l’alliance avec le détenteur de la puissance. Que pouvons-nous chérir dans nos cœurs purifiés (ou en voie de l’être), maintenant que nous nous sommes détournés de cette quête désespérée de l’hégémonie à conquérir ou à préserver à tout prix ? Que pouvons-nous légitimement faire s’épanouir dans nos cœurs, en lieu et place de la passion de la puissance, sinon la puissance de la Passion, comprise et vécue comme suprême œuvre de libération ?
Pour rompre bel et bien avec quarante siècles de sacralisation du politique et de politisation du sacré, qui s’étendent des souverains d’Égypte ou de Sumer jusqu’aux révolutionnaires de 1794 ou au Maurras du « Politique d’abord », nous n’aurons probablement pas de trop d’un carême d’une durée égale de quarante siècles. Quarante siècles durant lesquels nous pourrons penser les rapports du religieux et du politique sur un autre mode que celui de la confusion ou de la soumission totale de l’un à l’autre. Quarante siècles où nos cœurs pourront se laisser séduire par la seule puissance qui vaille en définitive, « la puissance de sa résurrection » (Ph 3,10).
Bonne fin de carême !
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Source : Lire l'article complet par Le Verbe
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