Malgré les indices de changement climatique qui s’accumulent, l’ONU devra non seulement convaincre la population des pays les plus récalcitrants de la planète, mais aussi combattre l’ignorance stratégique créée par des pollueurs et leurs alliés, pour atteindre un pic des émissions des GES avant 2025. Est-ce possible?
Les experts du climat de l’ONU, soit ceux du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), viennent de publier le 4 avril le rapport du troisième volet de leur sixième cycle d’évaluation. Il succède à celui en février concernant la vulnérabilité de nos sociétés aux impacts du changement climatique. Le premier, en août dernier, portait sur la physique du climat. Ces rapports révèlent que sans renforcement des politiques actuelles, le réchauffement pourrait être deux fois plus élevé d’ici 2100 que l’objectif de l’accord de Paris, soit 3,2 °C comparés au 1,5 °C désiré.
C’est que malgré les promesses faites, autant par les gouvernements que les entreprises, les émissions de CO2 du secteur de l’énergie ont augmenté de 6 % en 2021 et atteint un record historique. L’écart entre ce qui est promis et ce qui est nécessaire est grand. Si les pays appliquent scrupuleusement leurs plans climat, la température moyenne de la planète devrait tout de même augmenter de 14 % d’ici à 2030, en les comparants à l’année 2010. En fait, les promesses actuelles des pays laisseraient le réchauffement de la planète augmenté de 2,7 °C, avant la fin du siècle.
Dans l’histoire de l’humanité, les émissions de CO2 n’ont jamais été aussi élevées que celles de 2010 à 2019. Le réchauffement planétaire par rapport à l’ère préindustrielle a déjà atteint 1,1 °C. La directrice de recherche au Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (Cired), Céline Guivarch, affirme que « si nous n’atteignons pas un pic des émissions des GES avant 2025 au plus tard, nous ne pourrons pas atteindre l’objectif des 1,5 °C. » Pour le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, le monde s’achemine rapidement vers la catastrophe. En raison du réchauffement climatique, près de la moitié de l’humanité vit actuellement dans une zone de danger et les choses ne vont qu’empirer si des mesures drastiques ne sont pas prises.
On sait déjà ce qui nous attend
Le Giec peut s’appuyer sur les conséquences des événements climatiques déjà vécus pour motiver les pays à suivre ses recommandations. L’année 2021 a été une véritable vitrine des changements à venir. En janvier, la tempête Filomena a touché le Portugal et l’Espagne. Madrid a alors reçu 60 cm de neige. En février, une autre tempête de neige, ou le mercure est descendu à – 13 °C, a entrainé une panne du réseau électrique au Texas qui a touché 3,5 millions d’abonnés et entrainé plus de 200 morts. Le dôme de chaleur sur l’ouest de l’Amérique du Nord en juin et juillet a fracassé plusieurs records de température avec 49,6 °C à Lytton, en Colombie-Britannique, créant de nombreux incendies de forêt dont l’un détruisait cette ville.
En juillet, d’importantes inondations dans plusieurs pays européens dont l’Allemagne et la Belgique ont causé plus de 200 victimes et des dommages évalués à plusieurs milliards de dollars. Des pluies torrentielles sont aussi tombées sur la province chinoise du Henan entrainant des inondations historiques et causant 300 victimes.
En août la Grèce faisait face à sa pire vague de chaleur en 30 ans causant de nombreux incendies de forêt qui se sont approchés de sa capitale, Athènes. Le même mois, sur un autre continent, l’ouragan Ida se déchainait sur la côte de la Louisiane remontant jusque dans le nord-est des États-Unis faisant des dizaines de victimes et causant des dommages estimés à plus de 60 milliards de dollars.
En octobre, la région d’Abbotsford, dans la vallée du Fraser au Canada, a subi des inondations historiques. Finalement, en décembre, des tornades ont ravagé les États-Unis entrainant plus d’une centaine de morts. Une de ces tornades établissait un record en franchissant environ 400 kilomètres au sol et traversait plusieurs États américains.
La répartition des espèces animales est aussi affectée. La dirette de parin, un poisson tropical est actuellement rendu en Norvège. Des pêcheurs norvégiens en ont en effet ramené deux, en octobre 2021, qu’ils avaient pris près de l’archipel de Svalbard. Un pêcheur français avait déjà ramené une dirette pêché en mer du Nord au laboratoire de l’Ifremer à Boulogne-sur-Mer. C’est que dans ces régions la température de l’eau a augmenté de 2 °C entre 1980 et 2000.
Un autre signal alarmant sur le changement climatique est venu de l’Organisation météorologique mondiale (OMM). Elle a validé en décembre 2021 le record de température de 38° Celsius pour l’Arctique atteint dans la ville russe de Verkhoïansk à environ 115 kilomètres au nord du cercle polaire le 20 juin 2020. « Ce nouveau record arctique fait partie de ces observations rapportées aux archives des extrêmes météorologiques et climatiques, une agence de l’ONU, qui sonne l’alarme sur les changements subis par notre climat », a affirmé le secrétaire général de l’OMM, Petteri Taalas, qui soulignait que la même année l’Antarctique avait aussi connu une température record de 18,3 °C. Les glaces de l’arctique et de l’antarctique fondent encore plus vite que prévu par les scientifiques du Giec. L’année 2021 a été l’une des pires pour les glaciers du sud de la Colombie-Britannique et de l’Alberta, selon des scientifiques qui les étudient. Cette fonte est irréversible, selon des experts, et les conséquences se font déjà sentir dans l’Ouest canadien. L’Arctique pourrait donc recevoir plus de pluie que de neige dès 2060. La récente vague de chaleur vécue simultanément aux deux pôles en début 2022 ne laisse pas de doute sur la trajectoire suivie actuellement par le climat de la planète.
L’ONU et les agnotologues dénoncent les menteurs
Il va sans dire que les affirmations du Giec, appuyé par des milliers de pages de recherches scientifiques, ne sont pas du gout des pays et investisseurs qui font actuellement fortune dans les industries produisant ces changements climatiques. Leur réaction a déçu António Guterres, qui a dénoncé les mensonges de « certains gouvernements et responsables d’entreprises » en matière de lutte contre le changement climatique. La désinformation est devenue une arme puissante aux mains de ceux qui veulent continuer à faire du profit avec les énergies fossiles.
Au fil des ans, elle s’est systématisée à un tel point qu’elle est devenue, avec celle de plusieurs autres industries qui tentent de fausser le débat scientifique, le sujet d’un nouveau courant en histoire et sociologie des sciences appelé l’agnotologie, soit l’étude de l’ignorance. Si cette ignorance est de toutes formes et est inhérente au processus d’acquisition de connaissances, elle peut quelques fois être créée de manière stratégique pour empêcher la population de se rendre pleinement compte des conséquences d’une découverte scientifique. Un film de Pascal Vasselin et de Frank Cuveillier, sorti en 2021 par France Télévision,
« La fabrique de l’ignorance » montre que de nombreux industriels, hommes d’affaires, et militants tentent intentionnellement depuis des dizaines d’années de faire dérailler la science. Parmi les divers cas présentés dans ce film, celui des changements climatiques montrait comment des groupes bien financés s’organisaient pour créer de l’incertitude sur la véracité des faits montrés par des scientifiques tels ceux du Giec.
Ces groupes bien organisés ont commencé à s’impliquer dans la désinformation dès les mois précédents le sommet de Rio en 1992, quand la communauté internationale a pris au sérieux les sciences de l’environnement et qu’il est devenu évident que le climat de la Terre se réchauffait, en partie en raison de la pollution causée par les humains. Les industriels ont déclenché une contre-attaque, affirme dans ce film le professeur de psychologie de l’Université de Bristol, Stephan Lewandowsky.
Pour discréditer les sciences de l’environnement, ces industriels ont fait la promotion d’une pétition truquée, «L’appel de Heidelberg», qui tout en semblant protéger la « bonne science », discréditait celles de l’environnement qui y était décrit comme une idéologie irrationnelle émergente qui s’opposait aux progrès scientifiques et nuisait au développement économique et social. Des sites internet qui se disent arbitre entre la bonne et la mauvaise science sont aussi montrés du doigt dans ce documentaire. De faux mouvements de citoyens et des communautés sont mis en place pour manipuler l’opinion publique afin de créer l’apparence que les mensonges pour contrer les découvertes des scientifiques sont vrais.
Ce film montre aussi qu’à Paris, des chercheurs de l’Institut des Systèmes Complexes se sont attachés à créer des outils pour scruter les médias sociaux. Ils ont étudié 20 millions de messages et 140 000 comptes sur Twitter touchant le climat. Ces chercheurs se sont rendu compte que ceux niant les changements climatiques y avaient créé une communauté très dense dont les membres se relayaient les messages en boucle « un peu comme dans un bocal. » Ces chercheurs ont trouvé qu’un petit noyau dur tweetait de la fausse information en quantité astronomique. Certains comptes sont estimés avoir envoyé 200 000 tweets en 10 ans. Cela permettrait à cette communauté de survivre en dépit des découvertes qui s’accumulent. À chaque fois que des faits scientifiques viennent démentir les thèses de ce groupe, il y a une puissante réaction du noyau dur de la communauté pendant deux ou trois jours. Les réseaux sociaux sont alors inondés de faits alternatifs.
António Guterres est direct quand il parle des personnes qui nient les faits qu’ont trouvés ses chercheurs. «Certains gouvernements et responsables d’entreprises disent une chose et en font une autre. Pour le dire simplement, ils mentent», affirme-t-il. Selon lui, les actions de ces gens mèneraient à un monde invivable ou on verra l’extinction d’un million d’espèces et la multiplication de canicules et tempêtes. Les habitants de tous les continents verront leur littoral grugé par la mer et vivront en même temps des pénuries d’eau généralisées. « Cela sera le résultat des politiques énergétiques actuelles, alors que des pays et entreprises gros émetteurs détournent les yeux, fuient leurs responsabilités et même mettent de l’huile sur le feu », continue-t-il. « Ils étouffent notre planète, au nom de leurs intérêts acquis et de leurs investissements historiques dans les énergies fossiles, alors que des solutions renouvelables moins chères offrent des emplois verts, la sécurité énergétique et une plus grande stabilité des prix. » Guterres dénonce aussi la folie morale et économique des nouveaux investissements dans le secteur des énergies fossiles, demandant plutôt qu’ils soient faits dans celles renouvelables.
Le Giec croit que c’est encore possible
L’humanité disposerait donc de trois années pour inverser la courbe des émissions de gaz à effet de serre, principales responsables du changement climatique. Les 17 chapitres de ce troisième rapport passent en revue les grands secteurs industriels et les scénarios possibles pour freiner le réchauffement. Sont proposés une électrification massive, une diminution drastique de la consommation des énergies fossiles et le développement de carburants alternatifs, tel l’hydrogène propre. Comme actuellement 63% de l’énergie électrique consommé provient des énergies fossiles, le reste venant des énergies renouvelables, telle l’hydroélectricité, et celles peu carbonées dont fait partie le nucléaire, il faut aussi verdir rapidement ce secteur.
Bien que tous les individus, entreprises et gouvernements doivent mettre l’épaule à la roue, une industrie est particulièrement dans la mire pour arriver à inverser cette courbe des émissions de gaz à effet de serre. La directrice climat et énergie du Center for International Environmental Law, Nikki Reisch, qui a été l’une des observatrices de la séance d’approbation de ce rapport pointe le problème le plus pressant. « Il n’y a pas de remède miracle contre la crise climatique, mais il y a une arme du crime : les énergies fossiles. » Il n’y aurait plus de place pour leur expansion, affirme-t-elle. Le rapport estime en ce sens qu’éliminer les subventions aux énergies fossiles pourrait faire baisser les émissions de 10 %. « Des modifications profondes et rapides de la demande faciliteront la réduction à court et moyen terme des émissions dans tous les secteurs », souligne le rapport.
Le Giec devra aussi convaincre les citoyens riches à en faire plus, puisqu’au niveau mondial, les 10 % des ménages les plus riches représentent jusqu’à 45 % des émissions totales. Les dépenses des pays dits riches sont aussi de deux à cinq fois moins que nécessaires dans ce domaine. Plus largement, il doit convaincre les dirigeants de la planète à créer les conditions favorables à des comportements non énergivores comme aller travailler en vélo. Les récents développements de la science peuvent aider. Entre 2015 et 2019, la capacité des énergies photovoltaïque a augmenté, de 170 % et celle éolienne de 70 %. Des transformations structurelles telles le télétravail, la diminution des déplacements, les véhicules électriques, l’isolation des bâtiments, permettraient aussi de réduire les émissions de 40 % à 70 % d’ici à 2050. La mise en œuvre de techniques d’élimination du dioxyde de carbone (EDC) pourrait compenser les émissions de secteurs tels les cimenteries, l’aviation et le transport maritime, qui vont continuer à polluer pendant encore un certain temps pour faire rouler l’économie. La réduction des émissions implique l’utilisation plus efficace des énergies, matériaux, déchets et plus de recyclage.
Il devrait y avoir des effets au niveau de la santé publique de ces investissements majeurs. La réduction de la pollution de l’air qui cause actuellement 7 millions de décès prématurés par an dans le monde en serait un. Le Giec a une vision optimiste du futur. « Les avantages des scénarios permettant de limiter le réchauffement à 2 °C dépassent les coûts des mesures d’atténuation sur la totalité du XXIe siècle », affirme-t-il dans le rapport. « La majorité des études montre qu’une réduction des GES entraîne un ralentissement modeste de la croissance économique », pointe pour sa part l’auteur du rapport et directeur du Cired, Yves Lecoq.
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