- Il a été colonel de l’armée suisse, a travaillé pour le Service de renseignement stratégique suisse et a été conseiller pour la sécurité des camps de réfugiés dans l’est du Zaïre pendant la guerre du Rwanda (UNHCR-Zaïre/Congo, 1995-1996).
- Il a travaillé pour le DPKO (Département des opérations de maintien de la paix) des Nations unies à New York (1997-99), a fondé le Centre international de déminage humanitaire à Genève (CIGHD) et le Système de gestion de l’information pour le déminage (IMSMA).
- Il a contribué à l’introduction du concept de renseignement dans les opérations de paix de l’ONU et a dirigé le premier centre intégré d’analyse des missions conjointes de l’ONU (JMAC) au Soudan (2005-06).
- Il a dirigé le service « Politique et Philosophie pacifiques » du département des opérations de maintien de la paix de l’ONU à New York (2009-11) et encadré le groupe d’experts de l’ONU sur la réforme du secteur de la sécurité et l’État de droit.
- Enfin, il a travaillé au sein de l’OTAN et est l’auteur de plusieurs ouvrages sur les services de renseignement, la guerre asymétrique, le terrorisme et la désinformation.
Contexte historique, politique et économique de la guerre en Ukraine
Thomas Kaiser : Monsieur Baud, vous connaissez la région qui est actuellement en guerre. Quelles conclusions avez-vous tirées de ces derniers jours et comment en est-on arrivé là ?
Jacques Baud : Je connais très bien la région dont il est question en ce moment. J’ai travaillé au DFAE [Département fédéral des affaires étrangères] et, sur mandat de ce dernier, j’ai été détaché pendant cinq ans auprès de l’OTAN pour lutter contre la prolifération des armes légères. J’ai géré des projets en Ukraine après 2014. Cela signifie que je connais très bien la Russie en raison de mon ancienne activité dans les services de renseignement, l’OTAN, l’Ukraine et l’environnement qui s’y rapporte. Je parle russe et j’ai accès à des documents que peu de gens en Occident consultent.
Vous êtes un fin connaisseur de la situation en Ukraine et de ses environs. Votre activité professionnelle vous a amené dans la région actuellement en crise. Comment percevez-vous les événements ?
C’est de la folie, on peut même dire qu’il y a une véritable hystérie. Ce qui me frappe et me dérange beaucoup, c’est que personne ne se pose la question de savoir pourquoi les Russes ont envahi le pays. Personne ne soutiendra une guerre, et certainement pas moi ; mais en tant qu’ancien chef du service « Politique et Philosophie pacifiques » du Département des opérations de maintien de la paix de l’ONU à New York pendant deux ans, je me pose toujours la question : comment en est-on arrivé au point de faire la guerre ?
Quelle était votre mission là-bas ?
Il s’agissait d’étudier comment les guerres se produisent, quels sont les éléments qui mènent à la paix, et ce que l’on peut faire pour empêcher une guerre ou éviter les victimes. Si l’on ne comprend pas comment naît une guerre, on ne peut pas trouver de solution. Nous sommes exactement dans cette situation. Chaque pays édicte ses propres sanctions contre la Russie, et on sait très bien que cela ne mène nulle part. Ce qui m’a particulièrement choqué, c’est la déclaration du ministre français de l’Economie, selon laquelle on veut détruire l’économie de la Russie dans le but de faire souffrir la population russe. C’est une déclaration qui me révolte.
L’objectif de la Russie en matière de démilitarisation et de dénazification
Comment jugez-vous l’attaque des Russes ?
Lorsqu’un Etat en attaque un autre, c’est contraire au droit international. Mais il faut aussi envisager les raisons sous-jacentes. Tout d’abord, il faut préciser que Poutine n’est pas fou et n’a pas perdu le sens des réalités. C’est un homme qui est très méthodique, systématique, donc très russe. Je suis d’avis qu’il est conscient des conséquences de ses actes en Ukraine. Il a jugé – apparemment à juste titre – que, qu’il mène une « petite » opération pour protéger la population du Donbass ou une opération « massive » en faveur des intérêts nationaux de la Russie et de la population du Donbass, les conséquences seraient les mêmes. Il a alors opté pour la solution maximale.
Comment voyez-vous cet objectif ?
Il n’est certainement pas dirigé contre la population ukrainienne. Cela a été dit et redit par Poutine. On le voit aussi dans les faits. La Russie fournit toujours du gaz à l’Ukraine. Les Russes n’ont pas arrêté cela. Ils n’ont pas coupé l’internet. Ils n’ont pas détruit les centrales électriques ni l’approvisionnement en eau. Bien sûr, il y a certaines zones où l’on se bat. Mais on voit une approche très différente de celle des Américains, par exemple en ex-Yougoslavie, en Irak ou même en Libye. Lorsque les pays occidentaux les ont attaqués, ils ont d’abord détruit l’approvisionnement en électricité et en eau ainsi que toute l’infrastructure.
Pourquoi l’Occident agit-il ainsi ?
L’action des pays occidentaux – il est également intéressant de voir cela du point de vue de la doctrine d’intervention – est nourrie par l’idée que si l’on détruit les infrastructures, la population se soulèvera contre le dictateur qu’elle n’aime pas et l’on pourra ainsi s’en débarrasser. C’était aussi la stratégie pendant la Seconde Guerre mondiale, quand on a bombardé les villes allemandes comme Cologne, Berlin, Hambourg, Dresde, etc. On visait directement la population civile pour qu’il y ait un soulèvement. Soi-disant le gouvernement perdrait son pouvoir à cause d’une insurrection, et on gagnerait la guerre sans mettre en danger ses propres troupes. C’est la théorie.
Quelle est l’approche des Russes ?
C’est complètement différent. Ils ont clairement annoncé leur objectif. Ils veulent une « démilitarisation » et une « dénazification ». Si l’on suit honnêtement les reportages, c’est exactement ce qu’ils font. Bien sûr, une guerre est une guerre, et il y a malheureusement toujours des morts, mais il est intéressant de voir ce que disent les chiffres. Vendredi 4 mars, l’ONU a dressé un bilan. Elle a fait état de 265 civils ukrainiens tués. Le soir, le ministère russe de la Défense a indiqué que 498 soldats avaient été tués. Cela signifie qu’il y a plus de victimes parmi les militaires russes que parmi les civils du côté ukrainien. Si l’on compare maintenant avec l’Irak ou la Libye, c’est exactement l’inverse dans la conduite de la guerre occidentale.
Cela va à l’encontre de ce qui est présenté en Occident ?
Oui, dans nos médias, on présente les choses comme si les Russes détruisaient tout, mais ce n’est manifestement pas vrai. Je suis également dérangé par la représentation de Poutine dans nos médias, selon laquelle il aurait soudainement décidé d’attaquer et de conquérir l’Ukraine. Les États-Unis ont averti pendant plusieurs mois qu’il y aurait une attaque surprise, mais rien ne s’est passé. D’ailleurs, les services de renseignement et les dirigeants ukrainiens ont démenti à plusieurs reprises les déclarations américaines. Si l’on regarde les rapports militaires et les préparatifs, on voit assez clairement que jusqu’à la mi-février, Poutine n’avait pas l’intention d’attaquer l’Ukraine.
Pourquoi cela a-t-il changé ? Que s’est-il passé ?
Pour cela, il faut connaître quelques éléments, sinon on ne comprend pas. Le 24 mars 2021, le président ukrainien Zelensky a émis un décret indiquant qu’il avait l’intention de récupérer la Crimée. Il a alors commencé à déplacer l’armée ukrainienne vers le sud et le sud-est, en direction du Donbass. Depuis un an, on assiste donc à un renforcement permanent de l’armée à la frontière sud de l’Ukraine. Cela explique pourquoi il n’y avait pas de troupes ukrainiennes à la frontière russo-ukrainienne fin février. Zelensky a toujours défendu le point de vue selon lequel les Russes n’attaqueraient pas l’Ukraine. Le ministre ukrainien de la Défense l’a également confirmé à plusieurs reprises. De même, le chef du Conseil de sécurité ukrainien a confirmé en décembre et en janvier qu’il n’y avait aucun signe d’une attaque russe contre l’Ukraine.
Etait-ce une ruse ?
Non, ils l’ont dit plusieurs fois, et je suis sûr que Poutine, qui l’a d’ailleurs répété, ne voulait pas attaquer. Mais apparemment, il y a eu une pression des États-Unis.
Les Etats-Unis ont peu d’intérêt pour l’Ukraine elle-même. À ce stade, ils voulaient augmenter la pression sur l’Allemagne pour qu’elle arrête North-Stream II. Ils voulaient que l’Ukraine provoque la Russie et que, si la Russie réagissait, North-Stream II soit mis en veilleuse. Un tel scénario a été évoqué lors de la visite d’Olaf Scholz à Washington, et il est clair que Scholz ne voulait pas y participer. Ce n’est pas seulement mon avis, c’est aussi celui de certains Américains : l’objectif, c’est North-Stream II. Il ne faut pas oublier que North-Stream II a été construit à la demande des Allemands. C’est fondamentalement un projet allemand. En effet, l’Allemagne a besoin de plus de gaz pour atteindre ses objectifs énergétiques et climatiques.
Dans une guerre nucléaire, l’Europe serait le champ de bataille
Pourquoi les États-Unis ont-ils insisté sur ce point ?
Depuis la Seconde Guerre mondiale, la politique des États-Unis a toujours été d’empêcher l’Allemagne et la Russie (ou l’URSS) de coopérer plus étroitement. Et ce, même si les Allemands ont une peur historique des Russes. Mais ce sont les deux plus grandes puissances d’Europe. Historiquement, il y a toujours eu des relations économiques entre l’Allemagne et la Russie. Les États-Unis ont toujours essayé d’empêcher cela. Il ne faut pas oublier que dans une guerre nucléaire, l’Europe serait le champ de bataille. Cela signifie que dans ce cas, les intérêts de l’Europe et des États-Unis ne seraient pas forcément les mêmes. Cela explique pourquoi, dans les années 1980, l’Union soviétique a soutenu les mouvements pacifistes en Allemagne. Une relation plus étroite entre l’Allemagne et la Russie rendrait la stratégie nucléaire américaine inutile.
Les Etats-Unis ont-ils toujours critiqué la dépendance énergétique ?
Il est ironique que les Etats-Unis critiquent la dépendance énergétique de l’Allemagne ou de l’Europe vis-à-vis de la Russie. La Russie est le deuxième plus grand fournisseur de pétrole des États-Unis. Les États-Unis achètent leur pétrole principalement au Canada, puis à la Russie, suivie du Mexique et de l’Arabie saoudite. Cela signifie que les Etats-Unis sont dépendants de la Russie. Cela vaut aussi, par exemple, pour les moteurs de fusée. Cela ne dérange pas les Etats-Unis. Mais ça les dérange que les Européens soient dépendants de la Russie.
Pendant la Guerre froide, la Russie, alors Union soviétique, a toujours respecté tous les contrats gaziers. La mentalité russe est à cet égard très similaire à celle de la Suisse. La Russie respecte les lois, elle se sent liée aux règles comme la Suisse. On est certes émotif, mais les règles s’appliquent et on les fait respecter. Pendant la Guerre froide, l’Union soviétique n’a jamais fait le lien entre l’économie et la politique. Le conflit en Ukraine est un conflit purement politique.
La théorie de Brzezinski, selon laquelle l’Ukraine serait la clé de la domination de l’Asie, joue-t-elle aussi un rôle ici ?
Brzezinski était certainement un grand penseur et continue d’influencer la pensée stratégique des Etats-Unis. Mais cet aspect n’est, à mon avis, pas aussi central dans cette crise. L’Ukraine est certainement importante. Mais la question de savoir qui domine ou contrôle l’Ukraine n’est pas centrale. Les Russes ne poursuivent pas l’objectif de contrôler l’Ukraine. Le problème pour la Russie avec l’Ukraine, comme pour d’autres pays, est un problème de stratégie militaire.
Qu’est-ce que cela signifie ?
Dans toutes les discussions qui ont lieu en ce moment un peu partout, on ne tient pas compte d’un élément décisif. Certes, on parle d’armes nucléaires, mais un peu comme dans un film. La réalité est légèrement différente. Les Russes veulent une distance entre l’OTAN et la Russie. L’élément central de l’OTAN est la puissance nucléaire américaine. C’est l’essence même de l’OTAN. Lorsque je travaillais à l’OTAN, Jens Stoltenberg – il était déjà mon patron – disait toujours : « L’OTAN est une puissance nucléaire ». Aujourd’hui, lorsque les Etats-Unis déploient des systèmes de missiles en Pologne et en Roumanie, il s’agit de systèmes appelés MK-41.
S’agit-il d’armes défensives ?
Les Etats-Unis disent bien sûr qu’ils sont purement défensifs. On peut effectivement lancer des missiles défensifs depuis ces rampes de lancement. Mais on peut aussi utiliser des missiles nucléaires avec le même système. Ces rampes sont situées à quelques minutes de Moscou. Si, dans une situation de tension accrue en Europe, il se passe quelque chose et que les Russes remarquent, sur la base d’images satellites, qu’il y a de l’activité près des rampes de lancement et que quelque chose se prépare, attendront-ils que des missiles nucléaires soient éventuellement lancés en direction de Moscou ?
Je ne pense pas…
… Bien sûr que non. Ils lanceraient immédiatement une attaque préventive. Toute l’escalade s’est produite après que les Etats-Unis se furent retirés du traité ABM [Traité sur la limitation des systèmes de défense antimissile]. Sous l’emprise de ce traité, ils n’auraient pas pu déployer un tel système en Europe.
Lorsqu’il y a un conflit, il faut toujours un certain temps de réaction. Ne serait-ce que parce que des erreurs peuvent se produire.
C’est ce que nous avons connu pendant la Guerre froide. Plus la distance entre les sites de déploiement est grande, plus on a de temps pour réagir. Si les missiles sont installés trop près du territoire russe, il n’y a plus le temps de réagir en cas d’attaque et on court beaucoup plus vite le risque de se retrouver dans une guerre nucléaire. Cela concerne tous les pays alentours. Les Russes l’ont bien sûr réalisé, et c’est sur cette base qu’ils ont créé le Pacte de Varsovie.
L’importance des armes nucléaires s’accroît
Il y a d’abord eu l’OTAN…
L’OTAN a été créée en 1949 et le Pacte de Varsovie seulement six ans plus tard. La raison en était le réarmement de la RFA et son adhésion à l’OTAN en 1955. Si l’on regarde la carte de 1949, on voit une très grande distance entre la puissance nucléaire de l’OTAN et celle de l’URSS. Lorsque l’OTAN a continué à avancer vers la frontière russe suite à l’adhésion de l’Allemagne, la Russie a créé le Pacte de Varsovie. Les pays d’Europe de l’Est étaient déjà tous communistes, et le PC était très fort dans tous les pays – presque pire qu’en URSS. L’URSS voulait avoir une ceinture de sécurité autour d’elle, c’est pourquoi elle a créé le Pacte de Varsovie. Elle voulait s’assurer un pré-carré pour pouvoir mener une guerre conventionnelle le plus longtemps possible. C’était l’idée : rester le plus longtemps possible dans le domaine conventionnel et ne pas tomber directement dans le domaine nucléaire.
Est-ce encore le cas aujourd’hui ?
Après la Guerre froide, on a un peu oublié l’armement nucléaire. La sécurité n’était plus une question d’armes nucléaires. La guerre en Irak, la guerre en Afghanistan étaient des guerres avec des armes conventionnelles, et la dimension nucléaire a été quelque peu perdue de vue. Mais les Russes ne l’ont pas oubliée. Ils pensent de manière très stratégique. J’ai visité à l’époque l’état-major général à l’Académie Vorochilovsk à Moscou. On pouvait y voir comment les gens pensent. Ils réfléchissent de manière stratégique, comme on devrait le faire en temps de guerre.
Peut-on le voir aujourd’hui ?
On le voit très bien aujourd’hui. Les gens de Poutine pensent de manière stratégique. Il y a une pensée stratégique, une pensée opérationnelle et une pensée tactique. Les pays occidentaux, on l’a vu en Afghanistan ou en Irak, n’ont pas de stratégie. C’est exactement le problème que rencontrent les Français au Mali. Le Mali a maintenant exigé qu’ils quittent le pays, car les Français tuent des gens sans stratégie et sans objectif. Chez les Russes, c’est tout à fait différent, ils pensent de manière stratégique. Ils ont un objectif. C’est aussi le cas de Poutine.
Dans nos médias, on entend régulièrement dire que Poutine a évoqué des armes nucléaires. Avez-vous entendu cela aussi ?
Oui, Vladimir Poutine a placé ses forces nucléaires en état d’alerte de niveau 1 le 27 février. Mais ce n’est que la moitié de l’histoire. Les 11 et 12 février, une conférence sur la sécurité s’est tenue à Munich. Zelensky était présent. Il a déclaré qu’il souhaitait acquérir des armes nucléaires. Cela a été interprété comme une menace potentielle. Au Kremlin, le voyant rouge s’est naturellement allumé. Pour comprendre cela, il faut avoir à l’esprit l’accord de Budapest de 1994. Il s’agissait de détruire les missiles nucléaires dans les anciennes républiques soviétiques (Kazakhstan, Biélorussie et Ukraine) et de ne laisser subsister que la Russie en tant que puissance nucléaire. L’Ukraine a également remis ses armes nucléaires à la Russie, et cette dernière a garanti en contrepartie l’inviolabilité de ses frontières. Lorsque la Crimée est revenue à la Russie, en 2014, l’Ukraine a déclaré qu’elle ne respecterait plus non plus l’accord de 1994.
Revenons-en aux armes nucléaires. Qu’a réellement dit Poutine ?
Si Zelensky voulait récupérer des armes nucléaires, ce serait certainement une voie inacceptable pour Poutine. Quand on a des armes nucléaires directement à sa frontière, il y a très peu de temps d’avertissement. Après la visite de Macron, il y a eu une conférence de presse, et Poutine y a dit sans ambiguïté que si la distance entre l’OTAN et la Russie était trop faible, cela pourrait entraîner des complications involontaires. Mais l’élément décisif se situait au début de la guerre contre l’Ukraine, lorsque le ministre français des Affaires étrangères a menacé Poutine en soulignant que l’OTAN était une puissance nucléaire. Poutine a alors réagi en plaçant ses forces nucléaires en état d’alerte initiale. La presse n’en a bien sûr pas parlé. Poutine est un réaliste, il a les pieds sur terre et est déterminé.
Qu’est-ce qui a poussé Poutine à intervenir militairement maintenant ?
Le 24 mars 2021, Zelensky a promulgué le décret stipulant qu’il reprendrait la Crimée. Il a pris des dispositions en ce sens. On ne sait pas si c’était son intention ou seulement une manœuvre politique. Mais ce que l’on a vu, c’est qu’il a massivement renforcé l’armée ukrainienne dans la région du Donbass et l’a regroupée au sud en direction de la Crimée. Les Russes l’ont bien sûr remarqué. Parallèlement, l’OTAN a organisé en avril dernier une très grande manœuvre entre les pays Baltes et la mer Noire. Cela a fait réagir les Russes, ce qui est compréhensible, et ils ont donc organisé des exercices dans la zone militaire sud pour marquer leur présence. Les choses se sont ensuite calmées et en septembre, la Russie a organisé les exercices « Zapad 21 » prévus de longue date. Ces exercices sont organisés tous les quatre ans. A la fin des manœuvres, quelques unités sont restées à proximité de la Biélorussie. Il s’agissait de troupes de la zone militaire orientale. C’est surtout du matériel qui a été laissé là-bas, car une grande manœuvre avec la Biélorussie était prévue pour le début de cette année.
Comment l’Occident a-t-il réagi ?
L’Europe et surtout les Etats-Unis ont interprété cela comme un renforcement de la capacité d’attaque contre l’Ukraine. Des experts militaires indépendants, mais aussi le chef du Conseil de sécurité ukrainien, ont déclaré qu’aucun préparatif de guerre n’était en cours. La Russie a laissé le matériel d’octobre pour les exercices avec la Biélorussie – ce n’était pas prévu pour une attaque. Les soi-disant experts militaires occidentaux, notamment français, ont immédiatement qualifié cela de préparatifs de guerre et ont fait passer Poutine pour un dictateur fou. C’est toute l’évolution qui s’est produite entre la fin octobre 2021 et le début de cette année. La communication des États-Unis et de l’Ukraine sur ce sujet a été très contradictoire. Les uns parlaient d’une attaque planifiée, les autres démentaient. C’était un va-et-vient permanent dans le sens du oui et du non.
L’OSCE signale de graves tirs de l’Ukraine sur les républiques populaires de Lougansk et de Donetsk en février.
Que s’est-il passé en février ?
Fin janvier, la situation paraît avoir changé et il semble que les Etats-Unis aient parlé à Zelensky, car un changement s’est alors produit. A partir de début février, les Etats-Unis n’ont cessé de dire que les Russes étaient sur le point d’attaquer. Ils ont diffusé des scénarios d’attaque. Antony Blinken a ainsi pris la parole devant le Conseil de sécurité de l’ONU et a expliqué comment l’attaque des Russes allait se dérouler. Il l’aurait su par les services de renseignement. Cela rappelle la situation de 2002/2003 avant l’attaque contre l’Irak. Là aussi, on s’était prétendument appuyé sur l’analyse des services de renseignement. Ce n’était pas non plus vrai à l’époque. La CIA n’était en effet pas convaincue de la présence d’armes de destruction massive en Irak. Rumsfeld ne s’est donc pas appuyé sur la CIA, mais sur un petit groupe confidentiel au sein du ministère de la Défense, qui avait été créé spécialement pour cette situation, afin de contourner les analyses de la CIA.
D’où proviennent alors les informations aujourd’hui ?
Blinken a fait exactement la même chose en ce qui concerne l’Ukraine. On peut le constater par le fait que personne de la CIA ne s’est exprimé à ce sujet. Les analystes américains ont remarqué que les services de renseignement ne se sont pas manifestés dans ce contexte. Tout ce que Blinken a raconté provenait d’un groupe qu’il avait lui-même réuni, au sein de son département – ce qu’on appelle une « Tiger team ». Ces scénarios qui nous ont été présentés ne proviennent pas des services de renseignement. De soi-disant experts ont donc inventé un certain scénario avec un dessein politique. C’est ainsi qu’est née la rumeur selon laquelle les Russes allaient attaquer. Joe Biden a alors affirmé qu’il savait que les Russes allaient attaquer le 16 février. Lorsqu’on lui a demandé comment il le savait, il a répondu que les Etats-Unis avaient de bonnes capacités en matière de renseignement. Il n’a mentionné ni la CIA ni le service national de renseignement.
S’est-il donc passé quelque chose le 16 février ?
Oui, ce jour-là, nous constatons une augmentation extrême des violations du cessez-le-feu par l’armée ukrainienne le long de la ligne de cessez-le-feu, la fameuse ligne de contact. Il y a toujours eu des violations au cours des huit dernières années, mais depuis le 12 février, nous avons eu une augmentation extrême, et en particulier des explosions dans la région de Donetsk et de Lougansk. On ne le sait que parce que tout a été consigné par la mission de l’OSCE dans le Donbass. On peut lire ces procès-verbaux dans les « Rapports quotidiens » de l’OSCE.
Quel était l’objectif de l’armée ukrainienne ?
Il s’agissait certainement du début d’une offensive contre le Donbass. Lorsque les tirs d’artillerie se sont intensifiés, les autorités des deux républiques ont commencé à évacuer la population civile et à l’emmener en Russie. Sergueï Lavrov a parlé dans une interview de 100 000 personnes ayant fui. En Russie, on voyait les signes d’une opération à grande échelle.
Quelles en ont été les conséquences ?
C’est cette action de l’armée ukrainienne qui a tout déclenché. A ce moment-là, il était clair pour Poutine que l’Ukraine voulait mener une offensive contre les deux républiques. Le 15 février, le parlement russe, la Douma, avait adopté une résolution proposant de reconnaître les deux républiques. Dans un premier temps, Poutine n’a pas réagi, mais alors que les attaques s’intensifiaient, il a décidé le 21 février de mettre en œuvre la demande de la résolution parlementaire.
Les causes de l’extrémisme de droite en Ukraine
Pourquoi Poutine a-t-il pris cette décision ?
Dans cette situation, il n’avait guère d’autre choix, car la population russe n’aurait pas compris qu’il ne fasse rien pour protéger la population d’origine russe dans le Donbass. Pour Poutine, il était clair que s’il réagissait et intervenait, l’Occident réagirait par des sanctions massives, qu’il se contente d’aider les républiques ou qu’il attaque toute l’Ukraine. Dans un premier temps, il a reconnu l’indépendance des deux républiques. Le même jour, il a conclu un accord d’amitié et de coopération avec elles. En vertu du chapitre 51 de la Charte des Nations unies, il a donc le droit de les aider au titre de la défense collective et de l’autodéfense. Il a ainsi créé la base juridique pour venir en aide aux deux républiques par des moyens militaires.
Mais il n’a pas seulement aidé les républiques, il a attaqué toute l’Ukraine…
Poutine avait deux possibilités : premièrement, lutter avec la population russophone du Donbass contre les agresseurs, c’est-à-dire l’armée ukrainienne ; deuxièmement, attaquer l’Ukraine en plusieurs endroits afin d’affaiblir les capacités militaires ukrainiennes. Poutine a également calculé que, quoi qu’il fasse, les sanctions pleuvraient. C’est pourquoi il a certainement opté pour la variante maximale, même s’il faut dire très clairement que Poutine n’a jamais parlé de vouloir prendre possession de l’Ukraine. Son objectif est clair et net : démilitariser et dénazifier.
Quel est le contexte de cet objectif ?
L’objectif de démilitarisation est compréhensible, car l’Ukraine avait rassemblé toute son armée au sud, entre le Donbass et la Crimée. Une opération rapide lui aurait donc permis d’encercler ces troupes. Une grande partie de l’armée ukrainienne se trouve dans un grand chaudron dans la région du Donbass, de Marioupol et de Zaporozhye. Les Russes ont encerclé cette armée et l’ont neutralisée. Reste la dénazification. Quand les Russes disent cela, ce n’est généralement pas une simple invention. Il existe d’importantes associations d’extrême droite. Outre l’armée ukrainienne, qui est très peu fiable, de puissantes forces paramilitaires ont été développées depuis 2014, dont fait partie, par exemple, le célèbre régiment Azov. Mais il y en a bien plus encore. Un très grand nombre de ces groupes sont certes sous commandement ukrainien, mais ne sont pas composés uniquement d’Ukrainiens. Le régiment Azov est composé de 19 nationalités, dont des Français et même des Suisses. C’est une véritable légion étrangère. Au total, ces groupes d’extrême droite comptent environ 100 000 combattants, selon Reuters.
Pourquoi y a-t-il autant d’organisations paramilitaires ?
En 2015-2016, j’étais en Ukraine avec l’OTAN. L’Ukraine avait un gros problème, elle manquait de soldats, car l’armée ukrainienne a l’un des taux de suicide les plus élevés. Elle comptait le plus grand nombre de décès à cause des suicides et des problèmes d’alcool. Elle avait du mal à trouver des recrues. On m’a demandé mon aide en raison de mon expérience à l’ONU. Dans ce contexte, je me suis rendu plusieurs fois en Ukraine. Le principal problème était que l’armée n’était pas crédible auprès de la population et ne l’était pas non plus sur le plan militaire. C’est pourquoi Kiev a encouragé de plus en plus les forces paramilitaires et les a développées. Ce sont des fanatiques animés d’un fort extrémisme de droite.
D’où vient l’extrémisme de droite ?
Sa naissance remonte aux années 1930. Après des années de famine extrême, entrées dans l’histoire sous le nom d’Holodomor, une résistance au pouvoir soviétique s’est formée. Pour financer la modernisation de l’URSS, Staline avait confisqué les récoltes, provoquant ainsi une famine sans précédent. C’est le NKVD, le prédécesseur du KGB [services secrets soviétiques], qui a mis en œuvre cette politique. Le NKVD était organisé territorialement et de nombreux Juifs occupaient des postes de commandement élevés en Ukraine. De ce fait, tout cela s’est mélangé : haine des communistes, haine des Russes et haine des Juifs. Les premiers groupes d’extrême droite datent de cette époque, et ils existent toujours. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Allemands avaient besoin de ces extrémistes de droite, comme l’OUN de Stepan Bandera, l’Armée insurrectionnelle ukrainienne et autres, pour les utiliser comme guérilla contre les Soviétiques. A l’époque, les forces armées du IIIe Reich étaient considérées comme des libérateurs. Ainsi, la 2e division blindée de la SS, « Das Reich », qui avait libéré Kharkov des Soviétiques en 1943, est encore vénérée aujourd’hui en Ukraine. Le centre géographique de la résistance d’extrême droite se trouvait à Lwow, aujourd’hui Lviv, c’est-à-dire en Galicie. Cette région avait même sa propre 14e division SS de grenadiers de chars « Galicie », une division SS composée exclusivement d’Ukrainiens.
L’OUN est née pendant la Seconde Guerre mondiale et a survécu à l’époque de l’Union soviétique ?
Après la Seconde Guerre mondiale, l’ennemi était toujours l’Union soviétique. Celle-ci n’a pas réussi à éliminer complètement ces mouvements antisoviétiques. Les Etats-Unis, la France et la Grande-Bretagne ont réalisé que l’OUN pouvait être utile et l’ont soutenue dans sa lutte contre l’Union soviétique par le biais de sabotages et d’armes. Jusqu’au début des années 60, ces organisations ont été soutenues par l’Occident. Notamment par le biais des opérations Aerodynamic, Valuable, Minos, Capacho, etc. Depuis cette époque, il y a toujours eu en Ukraine des forces étroitement liées à l’Occident et à l’OTAN. Aujourd’hui, c’est la faiblesse de l’armée ukrainienne qui a conduit à recourir à ces groupes fanatiques. Les qualifier de néonazis n’est pas tout à fait exact, selon moi. Ils sympathisent avec les idées, ils ont les insignes, mais ils n’ont pas de doctrine ni de plan politique.
Après 2014, deux accords ont été conclus pour pacifier la situation en Ukraine. Quelle est l’importance de ces accords dans le contexte du conflit actuel ?
C’est important à comprendre, car c’est le non-respect de ces deux accords qui a fondamentalement conduit à la guerre. Depuis 2014, il y a une solution au conflit : les accords de Minsk. En septembre 2014, il était évident que l’armée ukrainienne avait une très mauvaise gestion de la guerre, même si elle était conseillée par l’OTAN. Elle essuyait constamment des échecs. C’est pourquoi elle a dû consentir à l’accord de Minsk I en septembre 2014. Il s’agissait d’un accord entre le gouvernement ukrainien et les représentants des deux républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk, avec les puissances européennes et russes pour garantes.
Double jeu de l’UE et des États-Unis
Comment ces deux républiques ont-elles été créées à l’époque ?
Pour comprendre, il faut revenir un peu en arrière dans l’histoire. A l’automne 2013, l’UE voulait conclure un accord commercial et économique avec l’Ukraine. Elle lui offrait une garantie de développement avec des subventions, des exportations et des importations, etc. Les autorités ukrainiennes voulaient conclure cet accord. Mais cela n’allait pas sans poser de problèmes, car l’industrie et l’agriculture ukrainiennes étaient orientées vers la Russie en termes de qualité et de produits. Les Ukrainiens développaient des moteurs pour les avions russes, pas pour les avions européens ou américains. L’orientation générale de l’industrie était tournée vers l’est et non vers l’ouest. Sur le plan qualitatif, l’Ukraine pouvait difficilement faire face à la concurrence du marché européen. C’est pourquoi les autorités voulaient coopérer avec l’UE tout en maintenant les relations économiques avec la Russie.
Cela aurait-il été possible ?
De son côté, la Russie n’avait aucun problème avec les projets de l’Ukraine. Mais elle voulait conserver ses relations économiques avec l’Ukraine. Elle a donc proposé de passer deux accords avec un groupe de travail trilatéral : l’un entre l’Ukraine et l’UE, et l’autre entre l’Ukraine et la Russie. L’objectif était de couvrir les intérêts de toutes les parties concernées. C’est l’Union européenne, en la personne de Barroso, qui a demandé à l’Ukraine de choisir entre la Russie et l’UE. L’Ukraine a alors demandé un temps de réflexion et une pause dans tout le processus. Par la suite, l’UE et les États-Unis n’ont pas joué franc jeu.
Pourquoi ?
La presse occidentale a titré : « La Russie fait pression sur l’Ukraine pour empêcher le traité avec l’UE ». C’était faux. Ce n’était pas le cas. Le gouvernement ukrainien a continué à manifester son intérêt pour le traité avec l’UE, mais il souhaitait disposer d’un délai de réflexion supplémentaire et étudier de près les solutions à cette situation complexe. Mais la presse européenne ne l’a pas dit. Le lendemain, des extrémistes de droite de l’ouest du pays ont fait leur apparition sur le Maïdan à Kiev. Ce qui s’y est déroulé avec l’approbation et le soutien de l’Occident est atroce. Mais tout raconter en détails dépasserait notre cadre.
Que s’est-il passé après le renversement de Ianoukovitch, le président démocratiquement élu ?
Le nouveau gouvernement provisoire, issu de l’extrême droite nationaliste, a immédiatement modifié la loi sur la langue officielle en Ukraine, en tant que première mesure. Cela prouve également que ce renversement n’avait rien à voir avec la démocratie, mais que ce sont des nationalistes, et même des partisans de la ligne dure, qui ont organisé le soulèvement. Cette modification de la loi a déclenché une tempête dans les régions russophones. De grandes manifestations contre la loi linguistique ont été organisées dans toutes les villes du sud, Odessa, Marioupol, Donetsk, Lougansk, en Crimée, etc., auxquelles les autorités ukrainiennes ont réagi de manière très massive et brutale, en faisant appel à l’armée. Des républiques autonomes ont été proclamées à court terme à Odessa, Kharkov, Dniepropetrovsk, Lougansk, Donetsk et d’autres. Elles ont été combattues avec une extrême brutalité. Deux sont restées, Donetsk et Lougansk, qui se sont déclarées républiques autonomes.
Comment ont-elles légitimé leur statut ?
Elles ont organisé en mai 2014 un référendum sur l’autonomie. C’est extrêmement important, car si vous regardez les médias de ces derniers mois, ils ont toujours parlé de séparatistes. Mais cela fait huit ans que l’on colporte un mensonge total. C’est totalement faux, car le référendum a toujours parlé très clairement d’une autonomie au sein de l’Ukraine ; elles voulaient pour ainsi dire une solution suisse. Elles sont donc devenues des républiques autonomes et ont demandé leur reconnaissance par la Russie, ce que le gouvernement de Poutine a refusé.
La lutte pour l’indépendance de la Crimée
L’évolution de la Crimée n’est-elle pas également liée à ce contexte ?
On oublie que la Crimée s’est déclarée indépendante avant que l’Ukraine ne le devienne à son tour. En janvier 1991, c’est-à-dire alors que l’Union soviétique était encore en place, la Crimée a organisé un référendum pour appartenir à Moscou et non plus à Kiev. C’est ainsi qu’elle est devenue une république socialiste soviétique autonome. Ce n’est que six mois plus tard, en août 1991, que ’Ukraine a organisé son référendum. A ce moment-là, la Crimée ne se considérait pas comme faisant partie de l’Ukraine, mais celle-ci ne l’a pas accepté. Entre 1991 et 2014, ce fut un bras de fer permanent entre les deux entités. La Crimée avait sa propre constitution et ses propres autorités. En 1995, encouragée par le mémorandum de Budapest, l’Ukraine a renversé le gouvernement de Crimée avec des forces spéciales et a déclaré sa constitution invalide. Mais cela n’est jamais mentionné, car cela donnerait un tout autre éclairage à l’évolution actuelle.
Que voulaient les habitants de la Crimée ?
Ils se sont effectivement toujours considérés comme indépendants. A partir de 1995, la Crimée a été gouvernée par décret depuis Kiev. C’était en totale contradiction avec le référendum de 1991 et explique pourquoi la Crimée a organisé un nouveau référendum en 2014, après l’arrivée au pouvoir d’un nouveau gouvernement ultra-nationaliste en Ukraine, totalement antirusse, suite au coup d’Etat illégal. Le résultat a été très similaire à celui obtenu précédemment. Après le référendum, la Crimée a demandé à entrer dans la Fédération de Russie. Ce n’est pas la Russie qui a conquis la Crimée, c’est la population qui a autorisé les autorités à demander à la Russie de l’accueillir. Il y a également eu un traité d’amitié entre la Russie et l’Ukraine en 1997, dans lequel l’Ukraine garantissait la diversité culturelle des minorités dans le pays. L’interdiction de la langue russe, en février 2014, était une violation de ce traité.
Il est maintenant clair que si l’on ne connaît pas tout cela, on risque de mal évaluer la situation.
Revenons aux accords de Minsk. Outre l’Ukraine et les républiques autonomes, des puissances étaient présentes en tant que garantes, comme l’Allemagne et la France du côté de l’Ukraine et la Russie du côté des républiques. L’Allemagne, la France et la Russie y assistaient en tant que représentantes de l’OSCE. L’UE n’était pas impliquée, c’était uniquement l’affaire de l’OSCE. Juste après les accords de Minsk I, l’Ukraine a déclenché une opération antiterroriste contre les deux républiques autonomes. Le gouvernement a donc complètement ignoré l’accord en menant cette opération. Mais l’armée ukrainienne a subi une défaite totale à Debaltsevo. Ce fut une débâcle.
Cela s’est-il fait avec le soutien de l’OTAN ?
Oui, et on peut se demander ce que les conseillers militaires de l’OTAN ont réellement fait là-bas, car les forces armées des républiques ont totalement écrasé l’armée ukrainienne.
Cela a conduit à un deuxième accord, Minsk II, signé en février 2015, qui a servi de base à une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU. Cet accord est donc contraignant en droit international, il doit être appliqué.
Cela a-t-il été contrôlé par l’ONU ?
Non, personne ne s’en est préoccupé, et à part la Russie, personne n’a exigé le respect de l’accord de Minsk II. Tout à coup, on ne parlait plus que du format Normandie. Mais c’est totalement insignifiant. Cela s’est produit lors de la célébration du Jour J, en juin 2014. Les anciens combattants de la guerre, les chefs d’Etat alliés étaient invités, ainsi que l’Allemagne, l’Ukraine et les représentants d’autres Etats. Dans le format Normandie, seuls les chefs d’Etat étaient représentés, les républiques autonomes n’y étaient évidemment pas présentes. L’Ukraine ne veut pas parler avec les représentants de Lougansk et de Donetsk, or, selon les accords de Minsk, il doit y avoir une concertation entre le gouvernement ukrainien et les républiques pour pouvoir adapter la constitution ukrainienne. C’est un processus interne au pays, mais le gouvernement ukrainien n’en voulait pas.
Les Ukrainiens ont également signé l’accord…
Certes, mais l’Ukraine a toujours rejeté le problème sur la Russie. Les Ukrainiens prétendaient que la Russie les avait attaqués et que c’était là la cause de tous les problèmes. Mais il était clair que c’était un problème interne à l’Ukraine. Depuis 2014, les observateurs de l’OSCE n’y ont jamais vu d’unités militaires russes. Les deux accords sont très clairs et précis : la solution doit être trouvée à l’intérieur de l’Ukraine. Il s’agit d’obtenir une certaine autonomie à l’intérieur du pays, et seule l’Ukraine peut résoudre ce problème. Cela n’a rien à voir avec la Russie.
Pour cela, il faut une adaptation spécifique de la Constitution.
Exactement, mais cela n’a pas été fait. L’Ukraine n’a pas fait un pas. Les membres du Conseil de sécurité de l’ONU ne se sont pas non plus engagés dans ce sens, bien au contraire. La situation ne s’est pas améliorée du tout.
Comment la Russie s’est-elle comportée ?
La position de la Russie a toujours été la même. Elle voulait que les accords de Minsk soient appliqués. Elle n’a jamais changé de position pendant huit ans. Au cours de ces huit années, il y a bien sûr eu des violations de frontières, des tirs d’artillerie, etc. mais la Russie n’a jamais remis en question les accords.
Comment l’Ukraine a-t-elle poursuivi son action ?
L’Ukraine a promulgué une loi début juillet, qui dit que les gens ont des droits différents en fonction de leur ascendance. Cela rappelle beaucoup les lois raciales de Nuremberg de 1935. Seuls les vrais Ukrainiens sont en possession de tous leurs droits, tous les autres n’ont que des droits limités. Suite à cela, Poutine a écrit un article dans lequel il explique la formation historique de l’Ukraine. Il critique le fait de faire une distinction entre les Ukrainiens et les Russes, etc. Il a écrit son article en réponse à cette loi, mais en Europe, on a interprété cela comme le fait qu’il ne reconnaissait pas l’Ukraine en tant qu’État, comme s’il s’agissait d’un article visant à justifier une éventuelle annexion de l’Ukraine. En Occident, on croit tout cela alors que personne ne sait ni pourquoi Poutine a écrit cet article, ni ce qu’il contient réellement. Il est évident qu’en Occident, l’objectif était de donner une image aussi négative que possible de Poutine. J’ai lu l’article, il est tout à fait sensé.
Les Russes n’attendaient-ils pas de lui qu’il prenne position à ce sujet ?
Bien sûr, il y a tellement de Russes en Ukraine. Il devait faire quelque chose. Cela n’aurait pas été correct vis-à-vis des gens (mais aussi du point de vue du droit international, avec la responsabilité de protéger) d’accepter cela en silence. Tous ces petits détails en font absolument partie, sinon on ne comprend pas ce qui se passe. C’est la seule façon de contextualiser le comportement de Poutine et de voir comment la guerre a été de plus en plus provoquée. Je ne peux pas dire si Poutine est bon ou mauvais, mais le jugement qu’on porte sur lui en Occident est faux.
La Suisse abandonne son statut de neutralité
Comment jugez-vous la réaction de la Suisse le week-end dernier ?
C’est terrible, c’est une catastrophe. La Russie a dressé une liste de 48 « États inamicaux », et figurez-vous que la Suisse y est aussi ! C’est vraiment un changement d’époque, mais la Suisse en est elle-même responsable. Elle a toujours été « l’homme au milieu ». Nous avons mené le dialogue avec tous les États et avons eu le courage de nous tenir au milieu. Il y a une hystérie qui se répand concernant les sanctions. La Russie souffrira de cette situation, mais elle y est très bien préparée. Cependant, le principe même des sanctions est totalement erroné. Aujourd’hui, les sanctions ont remplacé la diplomatie. On l’a vu avec le Venezuela, Cuba, l’Irak, l’Iran, etc. Ces États n’ont rien fait, mais leur politique ne plaît pas aux États-Unis ; c’est leur seule erreur. Quand j’ai vu qu’ils avaient suspendu les athlètes handicapés aux jeux Para-Olympiques, les mots me manquaient effectivement. C’est tellement inadapté. Cela touche des individus, c’est de la pure méchanceté. C’est du même ordre que lorsque le ministre français des Affaires étrangères dit que le peuple russe doit souffrir des sanctions. Celui qui dit cela n’a pas d’honneur à mes yeux. Il n’y a rien de positif à déclencher une guerre, mais réagir de la sorte est tout simplement honteux.
Comment voyez-vous le fait que les gens descendent dans la rue contre la guerre en Ukraine ?
Je me demande bien sûr en quoi la guerre contre l’Ukraine est pire que la guerre contre l’Irak, contre le Yémen, contre la Syrie ou contre la Libye. Dans ce cas, comme on le sait, il n’y a pas eu de sanctions contre l’agresseur, les États-Unis ou ceux qui ont fourni des armes utilisées contre la population civile. Je me demande ainsi, qui fait des manifestations pour le Yémen ? Qui a manifesté pour la Libye, qui a manifesté pour l’Afghanistan ? On ne sait pas pourquoi les Etats-Unis étaient en Afghanistan. Je sais par des sources des services de renseignement qu’il n’y a jamais eu la moindre indication que l’Afghanistan ou Oussama Ben Laden aient été impliqués dans les attentats du 11 septembre 2001, mais on a quand même fait la guerre en Afghanistan.
Pourquoi ?
Le 12 septembre 2001, au lendemain des attentats, les Etats-Unis ont voulu riposter et ont décidé de bombarder l’Afghanistan. Le chef d’état-major de l’armée de l’air américaine a déclaré qu’il n’y avait pas assez de cibles en Afghanistan. Ce à quoi le secrétaire à la Défense a répondu : « Si nous n’avons pas assez de cibles en Afghanistan, alors nous bombarderons l’Irak. » Ce n’est pas moi qui l’ai inventé, il y a des sources, des documents, et des personnes qui étaient là. Voilà la réalité, mais on nous fait pencher du « bon » côté par la propagande et la manipulation.
Pour résumer cet entretien, vos réponses montrent clairement que depuis longtemps, l’Occident ne cesse de jeter de l’huile sur le feu et de provoquer la Russie. Ces provocations sont toutefois rarement reprises dans nos médias, tandis que les réponses de Poutine ne sont que partiellement retransmises ou même déformées afin de maintenir autant que possible l’image du belliciste inhumain.
Mon grand-père était français, il a fait la Première Guerre mondiale en tant que soldat et m’en a souvent parlé. Et je dois constater que l’hystérie et la manipulation, ainsi que le comportement irréfléchi des politiciens occidentaux, m’y font beaucoup penser aujourd’hui, et cela m’inquiète effectivement beaucoup. Quand je vois comment notre pays neutre n’est plus en mesure d’adopter une position indépendante de l’UE et des Etats-Unis, j’ai honte. Il faut avoir les idées claires et connaître les faits qui se cachent derrière toute cette évolution. Ce n’est qu’ainsi que la Suisse pourra mener une politique de paix raisonnable.
Monsieur Baud, je vous remercie pour cet entretien.
Source originale : Zeitgeshehen in Focus
Traduit par solidariteetprogres.fr
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Source : Lire l'article complet par Mondialisation.ca
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