« L’Empire intérieur » d’Alain de Benoist

« L’Empire intérieur » d’Alain de Benoist

« Le logos l’a emporté sur le mythe, Apollon sur Dionysos. Aujourd’hui, l’homme est dépourvu de mythes. » Friedrich Nietzsche

L’empire
du mythe

« Rien
n’est plus vrai qu’un mythe ». Le Muthos
permet de saisir l’origine par la révélation là où le Logos
explique la réalité objective par le raisonnement logique. Le mythe
n’est pas pour autant irrationnel : il a sa rationalité
propre. « Matrice d’images rectrices », il
ne s’invente pas mais, hors de la temporalité, il est et il se vit
comme « dévoilement
permanent ».
Totalité est son espace et Éternité est son temps. Le
mythe n’est donc pas une métaphysique
mais plutôt une ontologie.

La
possibilité de percevoir ce que dévoile le mythe réside dans la
disposition à accueillir sa clarté. Celle-ci « s’oppose
à la lumière de la raison : plus la pensée rationnelle
« éclaire », plus elle voile la source même de la
clarté. » Un autre mode de révélation de l’être
des choses est la Figure (Jünger, Niekisch), à distinguer du
mythe politique et de l’idéologie, formes instrumentales et
subjectives. La Figure dévoile également l’invisible à un
regard enclin à aller au-delà des apparences. En revanche, la
psychologie des profondeurs, animée par la même prétention à
cerner la vérité du mythe, est vite renvoyée à son caractère
profondément moderne de confinement dans le mental et de simple
analyse des « états d’âme ».

Car le mythe n’a pas un sens qu’il conviendrait de découvrir et de comprendre. Il échappe au concept. On ne peut s’en faire une idée caril est agissant. Il peut donc seulement être vécu et reçu comme parole fondatrice, comme parole vraie. Il n’est que signifiance et sa vérité, toujours renouvelée, procède de la combinaison de son tissu de signifiants. Le mythe s’exprime au travers du langage : « La langue est la vérité du mythe ». Il est parole, il est chant, il est le divin et le poète est son médiateur. « Revenir dans la clarté du mythe serait, pour l’homme, connaître une révolution comme il n’en a jamais eue… »

Autorité
spirituelle et pouvoir temporel

Concernant les rapports entre autorité spirituelle et pouvoir temporel, quatre grandes figures sont principalement convoquées : Guénon, Evola, Coomaraswamy et Dumézil. Dans les travaux de ce dernier portant sur la trifonctionnalité indo-européenne, il est question de « deux faces, deux moitiés antithétiques mais complémentaires et également nécessaires ». Selon Guénon, il doit y avoir « subordination de la fonction royale guerrière à la fonction sacerdotale ». L’autorité spirituelle, gardienne des principes immuables, de l’ « ordre des choses », est en effet celle qui « donne sa loi » au temporel lequel est soumis au contingent. Evola qualifiera cette position de « point de vue brahmanico-sacerdotal d’un Oriental ». Il affirmera l’existence d’une « sacralité de l’action » et reprochera à Guénon de confondre autorité spirituelle et autorité sacerdotale. Selon lui, la caste des kshatriyas représente également une forme d’autorité spirituelle (1). En arbitre du débat, Alain de Benoist renvoie dos à dos Evola et Guénon en appelant à interpréter le couple pouvoir temporel-autorité spirituelle « sous l’angle de la dépendance réciproque et de l’opposition des contraires », les deux principes étant « indissolublement liés au sein d’une même fonction souveraine ». À côté de cela Coomaraswamy, se rangeant plutôt du côté de Guénon, en tient lui pour une « dépendance réciproque asymétrique » des deux pouvoirs et leur union « nuptiale », soulignant sur ce point la proximité de l’orientation évolienne avec celle du monde moderne.

Le grand renversement « moderne » a en effet consisté en une lente séparation du principe spirituel et du pouvoir royal, ce dernier finissant par s’appuyer non plus sur le premier mais sur la caste bourgeoise qui l’entourait et qui le destituera, ouvrant par là le règne des castes les plus inférieures dans la hiérarchie traditionnelle (vaishyas – pour la bourgeoisie capitaliste ; shudras – pour le bolchévisme). En Europe, les relations entre royauté et classe sacerdotale furent parfois tumultueuses comme en témoigne la fameuse querelle des Investitures opposant la papauté et le pouvoir impérial. C’est précisément ce thème de l’Empire et notamment le conflit entre Guelfes et Gibelins qui est développé dans la troisième partie de l’ouvrage.

Le
mythe de l’empire

« L’Empire,
comme la cité ou la nation, est une forme d’unité politique et
non […] une forme de gouvernement ». L’ordre
politique y est déterminé par « une idée de nature
spirituelle ». « L’empereur […] règne sur des
souverains, non sur des territoires […]. ». L’Empire n’est
donc pas défini par un territoire mais par une idée. Celle-ci se
désagrège à la Renaissance avec l’apparition des premiers États
« nationaux ». Alain
de Benoist rappelle d’ailleurs que « l’histoire de France
aura été une perpétuelle lutte contre l’Empire ». Il
considère que la France comme nation ne prend vraiment naissance
qu’au XVIIIe siècle et plus particulièrement sous la
Révolution. Auparavant, ce qui était désigné par Royaume de
France n’était constitué ni par une définition territoriale
précise ni par une unité politique centralisée. La montée en
puissance de la bourgeoisie autour de l’absolutisme royal a sapé
la noblesse féodale et les corps intermédiaires pour lentement
imposer cette centralisation du pouvoir dont le jacobinisme
révolutionnaire fut l’expression ultime. La nation, comme « espace
abstrait où le peuple peut concevoir et exercer ses droits »,
a alors supplanté le roi et incarné l’unité politique. De
Benoist cite à ce propos Le
Dix-Huit
Brumaire de Louis Bonaparte

de Karl
Marx : « La
première Révolution française, qui se donna pour tâche de briser
tous les pouvoirs indépendants, locaux, territoriaux, municipaux et
provinciaux, pour créer l’unité bourgeoise de la nation, devait
nécessairement développer l’œuvre de la monarchie absolue :
la centralisation, mais aussi étendre les attributs et l’appareil
du pouvoir gouvernemental. »

Deux
conceptions de la souveraineté se dessinent donc dans cette dernière
partie de L’empire
intérieur 
:
l’Empire et la Nation. S’intéressant à leurs soubassements
théoriques respectifs, Alain de Benoist met en regard deux penseurs
du XVIe siècle : Johannes Althusius et Jean Bodin. C’est
sous l’impulsion de ce dernier que l’absolutisme monarchique
s’impose et que, le pouvoir du souverain n’étant plus limité,
« l’ordre politique se ramène à un simple rapport entre
dominant et dominés », ouvrant beaucoup plus tard la voie aux
révolutions nationales bourgeoises. À l’opposé de cette
conception se trouve la consociatio
symbiotica

d’Althusius : « association organique d’individus
vivant en société » ; « forme fédérative de
communautés organiques » (2). Par une démonstration claire et
cinglante, de Benoist établit alors les grandes lignes de séparation
entre l’Empire et la Nation : l’organique contre
l’artificiel ; le naturel contre la construction
rationaliste ; l’holisme contre l’individualisme ; le
fédéralisme contre le jacobinisme ; le spirituel contre le
marché.

Ces deux conceptions de la souveraineté produisent évidemment des conséquences différentes : quand l’Empire fédère et préserve les particularismes, la Nation atomise le corps social (« la nation ne connaît que des individus ») et homogénéise ; quand l’Empire distingue citoyenneté et nationalité (principe de subsidiarité), la Nation les confond ; enfin, quand l’universalité de l’Empire se cantonne à une aire de civilisation donnée sans dimension égalisatrice, la vocation universelle des valeurs de la Nation conduit à l’impérialisme de conversion [N.D.L.R, la Nation et ses valeurs sont identifiées à l’Humanité qui doit alors se ranger sous sa bannière, le cliché « France, patrie des Droits de l’Homme » – et même plus du « citoyen » – est à ce titre édifiant]. De Benoist cite alors Evola : « L’Empire, au sens vrai, ne peut exister que s’il est animé par une ferveur spirituelle […] Si cela fait défaut, on n’aura jamais qu’une création forgée par la violence – l’impérialisme-, simple superstructure mécanique et sans âme ».

La
fausse Europe de l’UE.

« Simple
superstructure mécanique et sans âme » : cette formule
semble si bien définir ce qui se veut aujourd’hui le Nouvel Empire
Européen et que nous connaissons sous le nom d’Union Européenne.
Ce « machin » n’est évidemment qu’une extension à
grande échelle du nationalisme jacobin destiné uniquement à servir
les intérêts du mondialisme marchand et de l’américanisme. Pour
Alain de Benoist, face à un mondialisme qui vise à n’en faire
qu’un simple dominion, la voie de salut pour une Europe des peuples
est donc celle de l’Empire. Nous pouvons cependant nous demander si
le recours à la Nation, aujourd’hui contestée aussi bien par le
supranationalisme de l’UE que par le régionalisme et autres
autonomismes, est obligatoirement un obstacle à la construction d’un
grand bloc européen fédéraliste et subsidiariste ou s’il
pourrait constituer une étape de cette construction. Une chose est
sûre et Alain de Benoist la rappelle, il s’agit là non pas de
défendre une subjectivité mais un principe. En ce sens, il rejoint
l’eurasisme de son ami Alexandre Douguine et son approche
civilisationnelle multipolaire qui faisait dire à ce dernier :
« Vous pouvez donc très bien être eurasiste en vivant en
Amérique latine, au Canada, en Australie ou en Afrique » (3).

Emmanuel Frankovich

A lire : Alain de Benoist, L’empire intérieur, Fata Morgana, 1995

Note :

(1) Dans l’hindouisme, les textes védiques indiquent que la société est divisée en quatre varnas ou classes, qui sont : les brâhmanes – prêtres, enseignants et professeurs ; les kshatriyas – roi, princes, administrateurs et soldats ; les vaisyas – artisans, commerçants, hommes d’affaires, agriculteurs et bergers ; les shudras – serviteurs.

(2) Johannes Althusius par Alain de Benoist : http://www.in-limine.eu/2015/04/johannes-althusius-par-alain-de-benoist.html

Texte en pdf : http://data.over-blog-kiwi.com/0/55/48/97/20150411/ob_7c21b9_althusius.pdf

(3)
« Qu’est-ce
que l’eurasisme ? Une conversation avec Alexandre Douguine »,
in
Krisis
,
n° 32, juin 2009

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Source: Lire l'article complet de Rébellion

À propos de l'auteur Rébellion

Rébellion est un bimestriel de diffusion d’idées politiques et métapolitiques d’orientation socialiste révolutionnaire.Fondée en 2002, la revue Rébellion est la voix d’une alternative au système. Essentiellement axée sur les sujets de fond, la revue est un espace de débats et d’échanges pour les véritables opposants et dissidents. Elle ouvre ses colonnes à des personnalités marquantes du monde des idées comme Alain de Benoist, David L’Epée, Charles Robin, Pierre de Brague, Thibault Isabel, Lucien Cerise … Rébellion se veut également un espace « contre-culturel » au sens large (arts, littérature, musique, graphisme).

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