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La réaction de l’Occident à l’invasion russe en Ukraine est finalement, dans sa version française, un symptôme assez accablant de l’état dans lequel nous nous trouvons. Le furieux délire guerrier qui s’est emparé des élites françaises, couplé à leur occidentalisme indécrottable les empêche d’accéder au réel et de faire l’effort d’une analyse qui permettrait de s’abstraire des biais qui nous donnent de la réalité l’image de ce que nous voudrions qu’elle soit. C’est-à-dire en bon français de prendre ses désirs pour des réalités.
Il existe un précédent, permettant de se livrer à des comparaisons. Celui de l’invasion soviétique de l’Afghanistan en décembre 1979. Nourris d’antisoviétisme et d’anticommunisme, les débats dans notre pays avaient fait rage. Ce fut un affrontement politique particulièrement dur. Pour en avoir un souvenir très précis, je peux témoigner que jamais notre pays ne bascula dans de tels excès. Ce n’est pas bon signe pour ce que nous sommes devenus.
Délires guerriers
Une mention particulière pour la partie petite-bourgeoise du bloc élitaire. Qui, de BHL à Brice Couturier en passant par Xavier Gorce, Raphaël Glucksmann, Daniel Cohn-Bendit, Luc Ferry , Patrick Cohen, François Berléand, et autres Jean-Michel apathie s’était signalée au moment des gilets jaunes par un mépris social haineux parfaitement écœurant. Mais qui en fait ne faisait que refléter l’opinion des couches auxquelles ils appartiennent. La violence de la répression judiciaire de ce mouvement social menée par une magistrature appartenant aux mêmes couches sociologiques en fut la preuve douloureuse pour les éborgnés et les embastillés.
Ces petits-bourgeois sont les premiers porteurs du spasme délirant qui a saisi notre pays depuis l’agression russe. Qui les amène à dire n’importe quoi, à prendre toutes les propagandes inévitables en temps de guerre, pour des vérités révélées. À transformer en héros des aigrefins douteux et corrompus. À pérorer sur le sort des armes, munis de leur ignorance totale des questions militaires. À afficher un délire guerrier généreux du sang des autres en hurlant à la trahison de ceux qui appellent à la raison et militent pour la cessation des combats. Révélant d’ailleurs leur lâcheté morale puisqu’ils furent muets lorsque l’Occident fit bien pire. Et dévoilant avec l’argument, selon lequel on peut bombarder des Arabes mais pas des blancs, un racisme dont on constate qu’il ne demandait qu’à s’exprimer. Arrivant ainsi à donner raison à Aimé Césaire disant à propos de la Shoah : « au fond, ce que le bourgeois ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme… c’est le crime contre l’homme blanc. »
Et malheureusement la pulsion à laquelle nous assistons aujourd’hui témoigne de cet effondrement du niveau des élites occidentales en général, et françaises en particulier qui ne font même plus l’effort de donner le change.
La question militaire
Il ne s’agit pas ici de réfuter ou même de discuter des informations invérifiables mais d’essayer de comprendre ce qui se passe à propos d’une opération militaire qui nous a tous surpris dans son principe et dans ses modalités. Et qui surtout, est organisée sous ce que les Russes appellent la « maskirovska », c’est-à-dire le fait de masquer le mieux possible ses réelles intentions.
Lorsque l’on regarde les cartes de la situation militaire en Ukraine que l’on trouve sur Internet, il y a quand même un élément qui saute aux yeux. Quelle que soit la temporalité des opérations, l’idée d’un enveloppement complet de l’est ukrainien semble s’imposer. Avec une claire volonté d’enfermer dans des « chaudrons » les forces ukrainiennes qui étaient essentiellement rassemblées face aux séparatistes du Donbass. La maîtrise du ciel rendant leur ravitaillement ou leur dégagement matériellement impossible. Alors on nous a parlé de « blitzkrieg » raté, ce qui s’agissant des Russes est une absurdité. Depuis la guerre civile d’après la révolution d’octobre la pensée militaire russe a conçu une discipline appelée « art opératif », concept qu’il serait trop long d’expliciter ici mais que schématiquement on peut présenter comme le niveau d’articulation entre la stratégie qui définit les objectifs de la politique continuée par la guerre, et la tactique qui met en œuvre les opérations. Là encore « l’occidentalisme » dans les têtes, y compris celles des militaires, a joué son rôle. Que n’a-t-on entendu les ignorants et les propagandistes, nous dire que l’armée russe était enlisée, les officiers russes nuls, leurs soldats des pleutres qui désertaient ou se rendaient en masse. Le tout assorti d’une héroïsation des défenseurs ukrainiens, accompagnée d’accusations sur les atrocités que commettraient naturellement les moujiks. Que dire des bilans avancés, comme autant de rodomontades incompatibles avec la guerre telle qu’elle se déroule, c’est-à-dire les puissances de feu mobilisées de part et d’autre. Les villes sont très peu endommagées, et dans les campagnes les blindés russes circulent sur les routes ! Les analystes sérieux, y compris américains, considèrent qu’une fois réalisé le premier choc permettant de décapiter les moyens techniques du commandement ukrainien, et de clouer au sol son aviation, les Russes ont avancé avec des consignes d’engagement du feu très strictes. Afin de limiter les pertes parmi la population civile et les destructions inutiles des infrastructures routières, urbaines et vitales comme les centrales électriques. Cela ne rend pas la guerre plus morale et justifiée, mais l’idée semble être de contrôler l’est ukrainien, l’Ukraine utile, en lui conservant ses capacités économiques et agricoles. Cette prudence explique de probables échecs tactiques mais qui dans la conception russe de l’art opératif ont une importance secondaire. Au contraire de la pensée occidentale avec sa névrose de la bataille décisive.
Prétendre comme l’a fait notre inepte ministre de la défense que « l’Ukraine pouvait gagner militairement » n’a aucun sens. Il semble inévitable que sur un strict plan militaire le sort de l’armée ukrainienne soit scellé. Et les vrais spécialistes qui s’efforcent à l’objectivité prévoient son effondrement prochain. La question est donc redevenue directement politique.
Attention aux réveils douloureux
Nous avons dit dans ces colonnes qu’après la chute de l’Union soviétique considérée comme une victoire, la volonté américaine de mettre en place un nouvel ordre international qui lui soit totalement subordonné, était à l’origine directe de la guerre en Ukraine. Si cet événement donne bien sûr le signal du déclenchement d’une nouvelle guerre froide, il lance peut-être aussi le processus de la fin de la domination occidentale sur le monde.
La prise de conscience du rapport de force militaire en Ukraine, et de l’impossibilité pour l’OTAN d’intervenir sans déclencher l’apocalypse, a réactivé la bonne vieille kremlinologie. Bien sûr Poutine est pire qu’Hitler, il va être renversé par un coup d’État, les militaires vont se révolter, le peuple va lancer une insurrection, et autres conjectures fantaisistes toutes marquées par l’incapacité à déchausser ses lunettes occidentales. Et bien sûr tout le monde espère que les sanctions économiques vont asphyxier la Russie et pousser son peuple à la révolte, en provoquant son isolement politique et moral sur l’ensemble de la planète.
Histoire de redevenir sérieux, on se permettra quelques observations sur ces sanctions. L’UE a immédiatement exécuté les ordres américains en refusant de prendre en compte l’évidence des dégâts en retour sur les économies européennes. Qui provoqueront nécessairement des troubles sociaux majeurs. De ce point de vue les États-Unis sont beaucoup plus tranquilles. Les discours qui prétendent que l’OTAN va sortir renforcé de la crise et que l’UE ne s’est jamais mieux porté, sont des plaisanteries. L’Alliance militaire atlantiste vient de faire une nouvelle démonstration, qu’elle était parfaitement capable de mettre le bazar partout, avant de lâcher ses amis et ses alliés en rase campagne. De leur côté les Allemands ont parfaitement vu l’ouverture et pris la décision de se réarmer, c’est-à-dire de flanquer leur domination économique, d’une domination militaire. Désolé, mais l’Histoire nous apprend que la situation ainsi créée peut provoquer des déséquilibres dangereux. Nous serions avisés d’avoir la mémoire de la façon dont ce genre de choses s’est déjà terminé à plusieurs reprises au siècle dernier. D’ailleurs le premier geste déloyal de notre cher partenaire de l’UE a été d’acheter des F35 américains au lieu et place des Rafales. On pourra ajouter aussi la mise en avant des pays illibéraux que l’on sanctionnait à tout-va il y a encore quelques semaines comme la Pologne, la Tchéquie ou la Hongrie. Que l’on traitera à nouveau en parias à la première occasion.
Et puis surtout cette façon de se gargariser à propos de l’isolement russe dans le monde finit par être le signe d’un aveuglement complet. À l’ONU, le vote de la condamnation de l’invasion russe, incontestable violation du droit international, a permis de bien évaluer les rapports de force. Il n’était pas possible bien sûr de la soutenir, mais les abstentions ont été quasiment majoritaires, en nombre de pays et de populations concernées. Les pays d’Asie, d’Amérique latine et d’Afrique, ravis de voir l’arrogance américaine ainsi que celle de ses domestiques européens mise en cause se sont déclarés « neutres ». On pense au Pakistan relais historique des États-Unis dans cette région, ou au Japon qui refuse d’appliquer les sanctions économiques. Ou encore à l’Arabie Saoudite qui accepte désormais de se faire payer son pétrole en yuan. Sur ce dernier point l’étude des cartes démontre que seules l’Amérique du Nord, l’Europe et l’Australie, c’est-à-dire le monde occidental, vont appliquer ces fameuse sanctions.
Il y a enfin l’étonnante pulsion suicidaire qui consiste à complètement gripper la globalisation pourtant organisée sous impulsion occidentale. Violer ses propres règles, se permettre n’importe quoi au plan du droit, ne pourra que se retourner contre ces occidentaux qui jusqu’à présent en profitaient. Le dollar va être fragilisé en tant que monnaie de réserve, les circuits économiques vont être lourdement affectés et d’autres vont évidemment se mettre en place. Il est possible que l’on assiste à l’effondrement du droit des brevets et de la propriété intellectuelle devenus d’ailleurs une confiscation inédite du savoir par l’Occident. Et de façon générale à une altération profonde de la régulation juridique de la globalisation. Et il n’est vraiment pas sûr que cette insécurité qui s’installe soit de l’intérêt de l’Occident.
L’Occident et les Autres
Et ce d’autant que la construction d’un axe Chine/Russie, qui n’est certes pas une alliance militaire, constitue quand même un événement historique de portée considérable. L’Empire du milieu continuera à défendre ses intérêts, tout comme la Russie bien sûr. Mais ils viennent de s’accorder sur une analyse de la situation mondiale, et de prévoir leur coopération pour les 30 ans qui viennent. Tirant les conséquences du déclin de l’Amérique et de son comportement, ils affirment leur refus de sa prétention à rester le gendarme du monde. Depuis 30 ans les USA et leurs alliés se sont tout permis, utilisant souvent une violence sans bornes, en piétinant le droit et la morale. La Russie et la Chine viennent de dire clairement qu’elles ne l’accepteraient plus. Il est probable que l’agression russe en soit le premier signal.
Il s’est déroulé un événement que notre presse mainstream provincialiste a totalement ignoré malgré son importance. Le 4 février 2022, à trois semaines de l’invasion russe en Ukraine, Vladimir Poutine et Xi Jiping ont adopté une déclaration commune que tout le monde aurait dû lire attentivement. Cela aurait peut-être permis d’être moins surpris. Cette longue déclaration reproduit les analyses convergentes des deux parties sur la situation du monde et la coopération qu’elles entendent mettre en œuvre dans l’avenir.
Elle est précédée d’un préambule on ne peut plus clair qui se termine par ces mots :
« Certains acteurs, qui ne représentent qu’une minorité à l’échelle internationale, continuent de préconiser des approches unilatérales pour traiter les questions internationales et de recourir à la force ; ils s’immiscent dans les affaires intérieures d’autres États, portant atteinte à leurs droits et intérêts légitimes, et incitent aux contradictions, aux différences et à la confrontation, entravant ainsi le développement et le progrès de l’humanité, contre la volonté de la Communauté internationale. »
L’historienne Sophie Bessis avait publié il y a 20 ans un livre intitulé : « l’Occident et les autres » dans lequel elle analysait la façon dont l’Occident dominait lemonde depuis le XVe siècle : « l’Occident gouverne le monde depuis si longtemps que sa suprématie lui paraît naturelle. Elle est à ce point constitutive de son identité collective qu’on peut parler d’une véritable culture, sur laquelle les Occidentaux continuent de construire leurs rapports avec l’Autre : rien ne semble ébranler durablement la conviction qu’ils ont de leur supériorité. »
Pour les Chinois et les Russes, la « Communauté internationale » visée dans le préambule de leur déclaration commune, n’est pas celle, réduite à l’Occident, dont on nous rebat les oreilles, et nous nous gargarisons. C’est une nouvelle qui émerge et qui refuse la gouvernance de ces « certains acteurs » dont nous savons très bien qui les Chinois et les Russes visent avec cette formule.
La mondialisation était vue et voulue par l’Occident comme la version la plus récente de sa domination. À l’inverse, les « Autres » la veulent aujourd’hui comme un facteur de redistribution des cartes économiques mondiales.
Nous ferions bien d’ouvrir les yeux.
source : Vu du Droit
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