Cet article est paru dans le magazine Marianne
L’ancien représentant spécial de la France pour la Russie (2012-2021), qui a rencontré à plusieurs reprises Vladimir Poutine, rappelle l’enracinement historique de la crise ukrainienne et affirme qu’une porte de sortie est possible : un statut de neutralité pour l’Ukraine garanti par toutes les puissances, sur le modèle de l’Autriche en 1955.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie est une erreur gravissime. La nation ukrainienne est certes tardive. Son premier grand poète, Taras Chevtchenko, n’apparaît dans la littérature ukrainienne qu’au XIXe siècle. La première indépendance de l’Ukraine, de 1917 à 1923, correspond à l’effondrement de l’Empire russe devant l’avance des armées austro-allemandes. Lors de la Seconde Guerre mondiale, Stepan Bandera, le leader indépendantiste ukrainien, joue un rôle pour le moins trouble avec la Wehrmacht. Il n’en reste pas moins que l’immense majorité des Ukrainiens a combattu au sein de l’Armée rouge. Il est ridicule aujourd’hui de faire comme si quelques groupuscules néonazis, certes violents et influents, reflétaient une tendance significative de l’opinion publique ukrainienne.
De 1654, date du rattachement à l’Empire de Russie, au XXe siècle, les Ukrainiens se sont plus ou moins confondus avec les Russes. C’est en 1991, au moment de la dissolution de l’Union soviétique, et par décision conjointe des trois présidents Eltsine (russe), Kravtchouk (ukrainien) et Chouchkievitch (biélorusse), que l’Ukraine est devenue réellement indépendante. Et on pourrait dire que la Russie aura beaucoup fait pour accélérer la formation d’une conscience nationale en Ukraine.
Un retour en arrière ?
D’un point de vue stratégique et politique, la décision d’envahir l’Ukraine prise par le président Poutine est sidérante d’absurdité. Même si l’armée russe a l’avantage sur le plan militaire, ce qui s’annonce pour elle est une longue période d’enlisement. La France du général de Gaulle a su tirer les conclusions de son isolement dans l’affaire algérienne et a mis fin à cette guerre à contre-courant de l’Histoire. Dans l’opinion publique russe, les souvenirs de la guerre d’Afghanistan ne sont pas effacés. Le bon sens voudrait naturellement que le pouvoir russe décide le retrait de ses forces hors d’Ukraine. Est-ce envisageable ? À court terme, je ne suis guère optimiste. Dans des pays démocratiques, il peut arriver que des leaders responsables démissionnent. On ne l’attend guère en Russie, même si Mikhaïl Gorbatchev, en 1991, avait su s’effacer. De même, en avait-il été pour Boris Eltsine, au 1er janvier 2000, au bénéfice de Vladimir Poutine. Mais une telle issue est aujourd’hui improbable.
Comment un tel malheur, dont les conséquences seront durables, aussi bien pour les Ukrainiens, pour les Russes, que, ne nous le cachons pas, pour tous les Européens et pour les relations franco-russes, a-t-il pu survenir ? Comment, trente-trois ans après la chute du Mur, a-t-on pu, entre la Russie et l’Occident, en arriver là ? Une partie de l’explication réside, je crois, dans le contexte de mésentente historique qui remonte au moins à 1054, date du grand schisme entre le christianisme occidental issu de Rome et le christianisme oriental issu de Byzance. Plus que jamais, il faut nous affranchir de ces visions étroites bien illustrées par un écrivain français comme Custine, qui, dès les années 1830, exprimait une hostilité viscérale à l’égard de la Russie. Ne confondons pas un gouvernement russe qui passe et le peuple russe, dont l’apport à la littérature, à la civilisation et à l’histoire de l’humanité est majeur.
Erreurs
On connaît par ailleurs le discours victimaire des Russes. Celui-ci a, il est vrai, quelques fondements. Le mépris et l’arrogance de beaucoup de dirigeants occidentaux, notamment américains, qui ne se cachaient pas de vouloir, depuis une dizaine d’années, un changement de régime en Russie (regime change), ont en effet contribué à renforcer un nationalisme russe obsidional. Ce sentiment plonge ses racines dans le temps long des invasions et des conflits que l’Histoire n’a pas ménagés à la Russie : invasion polono-lithuanienne au XVIIe siècle, suédoise au XVIIIe, française en 1812, allemande en 1917 et en 1941, sans parler du « grand jeu » avec la Grande-Bretagne, repris ensuite par les États-Unis. Aujourd’hui encore, les Russes se vivent comme perpétuellement assiégés et encerclés. La menace qu’ils ont identifiée, c’est l’extension de l’Otan. Il est vrai que la déclaration du sommet de Bucarest (2008) promettant une adhésion à l’Ukraine et à la Géorgie, a renforcé le sentiment de persécution. De même, les accords de Minsk (2014-2015) n’ont-ils pu s’appliquer du fait de la volonté du gouvernement ukrainien de récupérer d’abord sa frontière avec la Russie préalablement à toute consultation électorale sur le statut d’autonomie, notamment linguistique, des oblasts de Donetsk et de Louhansk.
Bien sûr le problème de la dissolution de l’URSS n’a pas été traité politiquement. Il eût fallu associer, de 2009 à 2014, la Russie au partenariat oriental qui visait à créer un régime de libre-échange entre l’Union européenne et l’Ukraine, alors que telle était déjà la situation entre l’Ukraine et la Russie. On mesurera a posteriori l’inconvénient d’avoir laissé à la Commission européenne, alors présidée par José Manuel DurãoBarroso, le soin de définir la politique extérieure de l’Union face à la Russie. Sur un autre plan, la guerre du Kosovo et le bombardement de Belgrade en dehors de toute résolution du Conseil de sécurité des Nations unies ont donné le sentiment que les arrangements de sécurité conclus en 1990 n’avaient pas de valeur aux yeux des Occidentaux. Il n’en reste pas moins que ceux-ci ont accompli des gestes significatifs quand ils ont accepté la Russie à l’intérieur du G7, devenu G8.
Préserver la paix
Des erreurs ont été commises au moment de la révolution de Maïdan, en février 2014. Les Russes ont cru pouvoir riposter en annexant la Crimée et en faisant prévaloir les considérations qui touchaient à leur sécurité. Grâce à l’intervention de la France et de l’Allemagne, un processus a néanmoins été engagé dans le cadre de ce que l’on a appelé le « format Normandie ». J’y ai été associé par la volonté des plus hautes autorités de l’État et je l’assume entièrement. Je considère que c’est le rôle d’un homme politique que de tout faire pour préserver la paix. Il était très imprudent de laisser un conflit gelé subsister au cœur de l’Europe, au risque de le voir dégénérer. Le président Macron l’a bien compris.
Mais il ne sert à rien de déplorer les occasions perdues. Elles n’ont pas toutes été du fait des Occidentaux. Il y a, chez les dirigeants russes, une vision caricaturale de l’Occident, comme si les associations de soutien aux LGBT représentaient la tendance dominante de nos sociétés. Rien n’autorisait le gouvernement russe à violer l’intégrité territoriale de l’Ukraine et, plus généralement, à bafouer le principe de non-ingérence proclamé dans la charte des Nations unies depuis 1945.
Depuis le début de l’agression russe, Emmanuel Macron défend une position combinant fermeté et souci de maintenir la porte ouverte au dialogue et à la diplomatie. Cette approche est celle d’un homme d’État. Elle est à la hauteur d’une telle crise, dont la gestion demande intelligence et souplesse. Les troupes russes doivent quitter l’Ukraine. Rien n’empêche néanmoins de réfléchir à des arrangements de sécurité permettant de stabiliser durablement les relations entre l’est et l’ouest de notre continent. Nous ne devons pas nous laisser entraîner vers une troisième guerre mondiale par des initiatives jusqu’au-boutistes. Un statut de neutralité garanti par toutes les puissances, sur le modèle de ce qu’a fait l’Autriche en 1955, après avoir recouvré son indépendance, ne vaudrait-il pas mieux pour l’Ukraine que la situation actuelle ? L’initiative ne peut venir que de l’Ukraine. Si une telle initiative était prise, elle exigerait de nous une pleine solidarité.
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