Chef-d’œuvre du XXe siècle, 1984 est une véritable mine d’or, une caisse à outils formidable pour décrypter notre époque. Ce livre est évidemment célèbre pour sa description d’une société totalitaire où règne la manipulation de masse ; et quelques exemples récents, tout à fait orwelliens, sont là pour montrer que les deux minutes de la haine sont encore bien vivantes. Ainsi, sachez par exemple que la Fédération internationale féline a banni les chats russes (!) de ses concours ou que les arbres russes, sans doute complices de se laisser couper en bûches pour terminer dans les cheminées du Kremlin, n’ont plus le droit de prétendre au titre de plus beau végétal de l’année.
L’imbécilité hystérique de ces mesures pourrait faire sourire. Elle symbolise pourtant quelque chose de bien plus profond et dont l’ami George s’était fait également l’écho par ailleurs : un état de guerre perpétuel entre les grands blocs du monde. S’il en voyait trois (Océania, Eurasia, Eastasia) et que nous n’en avons que deux en l’occurrence, le fond reste le même, celui d’une fracture durable, profonde, où les interactions seront réduites au minimum et qui mettra des décennies à être surmontée.
Un nouveau Rideau de fer risque en effet de s’abattre, touchant aussi bien le champ économique que politique ou culturel (voir l’invraisemblable cancel culture actuelle qui voit tout ce qui est russe être effacé/exclus : compétitions sportives, monde musical, jeux vidéo etc.)
Les masques tombent tout à fait maintenant et chacun se rend bien compte que les institutions dites internationales, qu’elles soient financières ou simplement sportives, sont en réalité dans les mains occidentales et peuvent à tout moment être instrumentalisées. Cela n’a évidemment pas échappé aux pays tiers qui vont accélérer la mise en place de systèmes parallèles, dédollarisation et autres.
Car si Moscou a joué son va-tout en Ukraine, le système impérial joue lui aussi le sien avec ces sanctions inédites, presque désespérées.
A plus court terme, ça va tanguer dur dans le camp du Bien.
Les cours de l’énergie explosent littéralement et certains prévoient même un baril à 200$, du jamais vu. Des Etats-Unis à la Bosnie, le prix à la pompe s’envole et les gens se ruent dans les stations-service avant que ça n’augmente encore. Dans ces conditions, pas étonnant que Washington refuse d’arrêter les importations… de pétrole russe !
Quant aux euronouilles, « grâce » aux sanctions pour punir la Russie de sa guerre en Ukraine, ils payent le gaz russe plus cher que jamais et participent pleinement au financement… de la guerre russe en Ukraine. Jamais coup de menton n’aura été aussi contre-productif…
Les conséquences ne s’arrêtent pas là. Il est impossible de toutes les lister mais, pour ne prendre qu’un exemple de l’entremêlement des économies de la planète, la dégringolade de la banque russe Sberbank, coupée du SWIFT, va entraîner la ruine du fonds de pension des professeurs du Kentucky.
Premier exportateur mondial de céréales et d’engrais, premier producteur de nickel et de palladium, troisième exportateur de charbon et d’acier, cinquième exportateur de bois, la Russie fournit en moyenne le sixième de l’ensemble des matières premières de la planète. Les Occidentaux ont-ils tout à fait pris la mesure de leurs sanctions ?
Dans sa logique de confrontation visant à ne plus céder d’un pouce, Moscou vient d’ailleurs de « recommander » aux producteurs nationaux de cesser toutes les exportations d’engrais. On imagine les conséquences pour les agriculteurs d’Europe et d’ailleurs…
Quant au blé, dont la Russie et l’Ukraine sont les deux premiers producteurs mondiaux, ses cours flambent sans relâche :
D’aucuns prévoient dans un avenir proche une situation catastrophique entraînant son lot de jacqueries et de révolutions, en Europe ou dans le monde arabe :
Dans ce bras de fer, l’un des deux camps va-t-il finir par lâcher la main ? Rien n’est moins sûr car, comme nous le disions au début – et nous en revenons à Orwell – Heartland et Océania semblent avoir atteint un point de non retour. Une Guerre froide qui dit enfin son nom [notons que cet article indien, exhaustif et objectif, résume excellemment les causes de la crise].
Notre dernier billet, dont le ton parfois pessimiste avait interpellé certains lecteurs, sentait venir ce grand découplage, irréparable, cette lutte désormais à mort, même si les adultes des deux côtés veillent à ce que cela ne dérape pas en catastrophe.
Dans 1984, l’état de guerre entre les blocs est permanent et s’auto-alimente, sans qu’il n’y ait même plus d’ailleurs de raisons stratégiques concrètes à cela. En ce monde irrémédiablement fragmenté entre parties autarciques qui n’ont plus aucune relation les unes avec les autres, l’état de guerre est devenu un état de fait, naturel, que plus personne ne remet en cause.
Est-on en train d’assister à la naissance de ce nouvel ordre constitué de mondes parallèles plus ou moins étanches ? Plusieurs observateurs le pensent, qui prévoient même, en plus du divorce économique et politique, l’explosion de l’internet global en sphères régionales sans connectivité entre elles, où chaque bloc censure ou bannit les informations/médias de l’autre et fait le ménage chez lui.
1984 ou quand la géopolitique rejoint la fiction…
Source: Lire l'article complet de Chroniques du Grand Jeu