Face à Poutine, la prudence du Pentagone

Face à Poutine, la prudence du Pentagone

Face à Poutine, la prudence du Pentagone

• Plutôt inquiet des bruits de mise en alerte nucléaire des forces russes, le Pentagone reporte un tir d’essai d’un de ses ICBM pour éviter toute confusion. • C’est une indication de l’état d’esprit du Pentagone, contrastant avec l’état d’esprit général qui tend à ne pas prendre trop “au sérieux” la décision de Poutine de mise en alerte. • Le contraste est frappant avec la crise des missiles de Cuba, en 1962, avec les mêmes circonstances inversées. • Mesure de la décomposition de la réalité en narrative, et de la décadence des élites occidentales.

Sur Sputnik.News, s’il est encore accessible pour nous, on a un rapide compte-rendu de la décision du Pentagone de ne pas exécuter un tir d’essai d’un missile intercontinental stratégique LGM-30C ‘Minuteman III’, prévu pour le week-end prochain. L’essai est reporté sine die, et cette décision est explicitement liée à la mise en alerte des forces nucléaires russes.

« “Le week-end dernier, Poutine a ordonné une alerte spéciale des forces nucléaires russes. Nous avons considéré cela comme dangereux et irresponsable. Une telle rhétorique provocatrice est inacceptable. Les États-Unis n’ont pas pris de mesures similaires. Afin de démontrer que nous n’avons pas l’intention de nous engager dans des actions qui pourraient être mal interprétées, notre lancement d'essai du Minuteman III sera reporté à partir de ce week-end”, a déclaré hier John Kirby, porte-parole du Pentagone.

» Le lancement était prévu pour le week-end prochain, mais ne sera pas effectué en raison des fortes tensions avec la Fédération de Russie, où les forces nucléaires ont été placées en état d'alerte.

» Kirby a déclaré que la décision de reporter le lancement n'affectait pas la posture nucléaire ou la dissuasion des États-Unis. Il a ajouté qu'elle n'était “pas liée à une action ou une inaction spécifique” du président russe Vladimir Poutine, mais a déclaré que les États-Unis aimeraient que Moscou leur rende la pareille en matière de posture nucléaire. »

Ce lancement reporté est l’occasion de signaler l’état actuel de la composante terrestre de la ‘triade’ nucléaire (ICBM, SLBM lancés de sous-marins, missiles ou bombes lancés d’avions), et au-delà des capacités nucléaires stratégiques générales des USA. On en une idée avec ces quelques lignes consacrées au ‘Minuteman III’ :

« Le ‘Minuteman III’ est en service depuis 1970 et est actuellement le seul missile balistique américain basé à terre. Un nouveau système de dissuasion stratégique basé au sol [ICBM] devrait commencer à le remplacer d'ici 2030, mais de récents plans d’économie ont repoussé cette échéance et proposé de maintenir le Minuteman en service jusqu'en 2050. Toutefois, l’amiral Charles Richard, chef du commandement stratégique américain, a déclaré l'année dernière qu'un tel objectif était pratiquement irréalisable, les missiles étant déjà trop vieux. »

Le site ‘Axios.com’ complète la nouvelle d’une appréciation d’ensemble très rapide résumant la situation générale de cette question des forces nucléaires en fonction  de la décision de Poutine de mettre en alerte ses propres forces nucléaires. On remarquera surtout cette extraordinaire précision que très peu de “responsables occidentaux” ont pris “au sérieux” la décision de Poutine…

« Une vue d'ensemble : le 3 janvier, la Russie s'est jointe aux États-Unis, à la Chine, à la France et au Royaume-Uni pour affirmer dans une déclaration commune “qu’une guerre nucléaire ne peut être gagnée et ne devrait jamais être menée”.

» Les responsables occidentaux ont condamné la décision “irresponsable” de Poutine, qui est intervenue après une avalanche de nouvelles sanctions et l’annonce d’une aide militaire à l'Ukraine, mais peu d’entre eux ont affirmé penser qu’il était sérieux.

» Le secrétaire général de l'OTAN, Jens Stoltenberg, a déclaré mardi : “Nous ferons toujours ce qui est nécessaire pour protéger et défendre nos alliés, mais nous ne pensons pas qu'il soit nécessaire maintenant de modifier les niveaux d’alerte des forces nucléaires de l'OTAN.” »

Tous ces faits et déclarations d’aspect assez anodins méritent une interprétation substantielle. (… D’autant que, paraissant anodins, ils ne sont pas soumis à ce que nous nommerions la “contre-censure” de la narrative ; c’est-à-dire, la “censure” non par suppression d’une l’information-lambda, mais par substitution d’une narrative à cette information.)

On développera plusieurs thèmes concernant cet aspect des forces nucléaires, de l’alerte nucléaire de Poutine et de la perception de la possibilité d’une guerre nucléaire.

• Le premier thème se révèle à propos du ‘Minuteman III’ et de son état actuel, avec notamment le retard considérable pris dans la modernisation des forces nucléaires US, alors que les Russes ont modernisé leurs propres forces (en piteux état alors) depuis les années 2005-2010, les complétant par une nouvelle catégorie de vecteurs d’armes nucléaires, les missiles hypersoniques. Dans ce dernier domaine également, comme on le sait, les USA sont très fortement en retard, ou les Russes très en avance, et les chefs militaires (US) le savent. Les USA se trouvent donc en position vulnérable dans ce domaine, dans tous les cas psychologiquement et par conséquent au niveau des décisions,. Ce retard est la conséquence de la priorité donnée aux instruments, techniques et tactiques de la ‘Guerre contre la Terreur’. (Ce n’est qu’en 2016 qu’Obama a lancé un grand programme de modernisation des forces nucléaires, alors que dans la programmation de la Guerre Froide, – si celle-ci avait duré, – cette modernisation devait commencer dans le milieu des années 1990.)

• Le second thème concerne le fait lui-même du report de l’essai du missile ICBM, pour ne pas interférer ou envoyer un “mauvais message” par rapport à la situation en Ukraine et la décision des Russes. Ce qui est assez singulier et remarquable est qu’un cas similaire, mais complètement inversé, s’est présenté en octobre 1962, il y a soixante ans, durant la crise des missiles de Cuba, le 27 octobre exactement. Nous laissons à une reprise d’un texte du 21 avril 2015, sur ce site, le soin de vous conter l’aventure, en y ajoutant quelques précisions sur la situation du nucléaire US à cette époque, – tout en se disant que rien n’a été fondamentalement amélioré depuis…

« …Déjà, pendant la Guerre froide où le contrôle civil sur les militaires était en théorie impeccable, on s’est aperçu, une fois les archives explorées, qu’il y avait eu nombre d’occasions où ce principe fut mis à mal. On connaît le comportement du général LeMay à cet égard, ses initiatives innombrables dans les années 1950, et jusqu’à ce tir de provocation incroyable qu’il ordonna de sa seule autorité le 27 octobre 1962 alors que Kennedy et Krouchtchev tentaient de boucler la crise des missiles de Cuba : un soi-disant essai de tir réel d’un ICBM (tout de même, sans tête nucléaire) de Californie que les Russes pouvaient parfaitement prendre pour le début d’une attaque nucléaire, – et cela, évidemment sans la moindre consultation du président. De même a-t-on appris à un symposium à Cuba en 1991, auquel participaient les protagonistes US, cubains et russes de la crise, que des forces russes de combat équipées de nucléaire tactique étaient déployées à Cuba, et que leurs chefs avaient autorité pour décider de l’emploi du nucléaire en cas d’invasion de l’île par les forces US, – un des scénarios favorisés par tous les chefs militaires à Washington. Présent au symposium, le secrétaire à la défense US du temps de la crise, McNamara, avoua en avoir eu des sueurs [froides ?] rétrospectives… 

» Aujourd’hui, la situation est bien plus volatile à cet égard. Le contrôle du nucléaire par la direction civile, essentiellement US, est extrêmement dégradé par rapport à la Guerre froide, et les forces stratégiques US, comme on a pu le voir, sont elles-mêmes actuellement (voir le 12 novembre 2014) dans un état de discipline extrêmement dégradé qui autorise l’hypothèse catastrophique de tirs plus ou moins accidentels en cas de crise au plus haut niveau. Quant aux Russes, leur intention ne fait pas de doute : s’il y a un conflit conventionnel majeur avec les USA, sinon avec l’OTAN, ils n’hésiteront pas à employer du nucléaire tactique si cela est nécessaire : il s’agit de la défense de la mère-patrie … »

Dans tous les cas, on peut déduire de ce rappel que le général LeMay est mort et qu’il n’a pas de successeur. Au contraire, les chefs militaires US paraissent extrêmement prudents dans ce domaine et prennent les avertissements russes très au sérieux, alors que LeMay, il y a soixante ans, ne songeait qu’à réaliser une provocation amenant les Russes à des actes justifiant la riposte massive de ses ICBM ‘Atlas’ et ‘Titan’, et de ses centaines de B-47 et B-52 se relayant dans les airs, chargés de bombes nucléaires, dans une ronde mortelle autour de l’URSS (voyez ‘Dr. Strangelove’, où le chef d’état-major de l’USAF, le Général ‘Buck’ Turgidson [George C. Scott] est largement inspiré de LeMay).

On peut tout de même noter que cette annulation du tir de l’ICBM, qui est sans aucun doute une décision autonome du Pentagone, si elle confirme une réelle autonomie des forces armées par rapport à un pouvoir civil devenu inexistant, si elle confirme l’état déplorable des forces nucléaires, montre par contre (par contraste complet avec LeMay, – lequel disposait d’une très forte supériorité sur l’URSS), une très réelle préoccupation des chefs militaires devant la situation actuelle ; eux, sans aucun doute, prennent au sérieux la décision de Poutine de mettre en alerte ses forces nucléaires.

… Ils “prennent au sérieux la décision de Poutine de mettre en alerte ses forces nucléaires”, souvent au contraire des dirigeants civils. Une appréciation remarquable qu’on a souligné plus haut dans les extraits cités est l’idée que parmi les responsables occidentaux (civils) qui condamnent la décision (“irresponsable”) de Poutine de l’alerte nucléaire, « peu d’entre eux ont affirmé penser qu’il était sérieux ». Cela fait partie d’une “ambiance” générale très spécifique au bloc-BAO dans les milieux de la communication politique (“les milieux de la politique” tout court, cela n’existe plus), où les menaces suscitées par cette guerre semblent être affreusement mal mesurées, ou bien radicalement déformées, plongées dans des narrative diverses où Poutine est catégorisé comme un bandit fasciste, ou bien un fou irresponsable, un malade, ou bien un maladroit sans envergure. Alors, tantôt la perspective d’une guerre nucléaire est ridiculisée parce qu’elle vient de Poutine, tantôt elle apparaît comme quelque chose de mythique, de si terrifiant qu’elle ne pourrait être réalisée opérationnellement ; aucun des deux cas ne rejoint la perspective d’une opérationnalité de la guerre nucléaire que nous ne pouvons pourtant plus désormais écarter. On retrouve des aspects de cette “ambiance” dans le texte de 2015 dont nous avons déjà donné un extrait, et qui est comme un avant-goût des événements présents… Donc, extrait d’un texte du 21 avril 2015, où seule l’observation que les militaires partagent cette “inconscience nucléaire” est désormais complètement dépassée, comme on l’a vu ci-dessus…

« Ces dispositions de désordre se placent dans un climat proche de l’irrationnel hystérique de défiance, dans deux mondes complètement séparées (le phénomène des ‘narrative’), qui n’ont aucun rapport direct et indirect du point de vue de la perception de la situation. Le contraire absolu des champs de confrontation soigneusement gérés de la Guerre froide… Dans un climat où l’un des côtés (celui du bloc BAO) a complètement perdu, au niveau de la communication et même chez les militaires, la conscience de ce qu’est un conflit nucléaire, – ‘narrative‘ oblige, – un climat où le nucléaire est perçu essentiellement comme un instrument parmi d’autres de la panoplie des armes de destruction massive dont on a appris à mesurer combien leurs effets étaient très largement exagérés pour les besoins de la communication, la dimension nucléaire s’est très largement et fortement banalisée. Pourtant, la réalité expérimentale, militaire, opérationnelle sinon philosophique, est bien que la dimension nucléaires représente un autre univers qui n’est rien de moins que l’univers suprême, quasi-métaphysique, de la destruction du monde. »

Cela nous conduit à proposer un autre extrait de ce texte d’avril 2015, qui a l’avantage de montrer plusieurs choses qui sont aujourd’hui niées, pour pouvoir mieux s’étonner de cette “soudaine” brutalité de Poutine alors que tout aurait semblé se poursuivre assez bien, cahin-caha, avec l’Ukraine, depuis Maidan. Au contraire, au printemps 2015 on craignait déjà un affrontement au plus haut niveau, avec des provocations américanistes, des hypothèses sur les intentions guerrières d’un Poutine ne pouvant accepter les possibilités d’évolution de l’Ukraine vers une situation d’arsenal antirusse, etc. Même l’analyse de la position interne de Poutine, qui dirige le clan des pragmatiques mais a sur sa droite le clan des “têtes brulées” qui le poussent à, la guerre totale, a de fortes chances d’être aussi pertinente.

 « Notes sur le désordre et la guerre

» 21 avril 2015 … – …Un texte intéressant vient du point de vue US, sous la plume de Patrick J. Buchanan, qui est tout le contraire d’un interventionniste, – sous le titre éloquent pour ce qui est de l’opinion de l’auteur, de “l’Ukraine peut entraîner le monde dans la folie” (le 17 avril 2015 sur le blog de Buchanan et le 18 avril 2015 sur Russia Insider)

» Buchanan part effectivement du très récent déploiement des 300 parachutistes de la 173ème brigade, dont il voit bien qu’il introduit un risque réel de confrontation avec la Russie. Cette brigade va entraîner les forces ukrainiennes, dans le but évident de reprendre les combats contre les séparatistes de Novorussia, dont Poutine a fait de leur sauvegarde une des lignes rouges à ne pas franchir ; et se pose alors la question d’un engagement US, notamment de ces forces US actuellement en Ukraine, si un nouveau conflit avec Novorussia a lieu… Buchanan se réfère à un article récent de The National Interest [TNI], revue influente et article qui a eu un retentissement certain à Washington.

» “Une réponse américaine à l'action de la Russie en Ukraine pourrait-elle provoquer une confrontation qui déboucherait sur une guerre américano-russe ?”. Cette question choquante est posée par Graham Allison et Dimitri Simes dans l'article de couverture de The National Interest. La réponse que les auteurs donnent, dans ‘Countdown to War : The Coming U.S. Russia Conflict’, est que la possibilité de voir une collision militaire entre les plus grandes puissances nucléaires du monde grandit. […]

» “Quelles sont les forces qui nous font ‘trébucher vers la guerre’ ? De notre côté, il y a le président Obama qui ‘aime chercher à humilier Poutine’ et ‘inclut désormais la Russie dans sa liste des fléaux actuels aux côtés de l’État islamique et d’Ebola’. Et puis il y a ce que Jacob Heilbrunn, rédacteur en chef du TNI, appelle la ‘disposition truculente’ qui est devenue le ‘principal moteur de la politique étrangère républicaine’. Un ‘camp triomphaliste’, qui rappelle les partisans de la ‘guerre facile’ de Bush II, a le vent en poupe et nous pousse à la confrontation.

» “Cet état d'esprit américain a son reflet à Moscou. ‘Poutine n'est pas le plus dur des partisans de la ligne dure en Russie’, écrivent les auteurs. ‘L'establishment russe se divise en … un camp pragmatique, qui est actuellement dominant grâce principalement au soutien de Poutine, et un camp de la ligne dure’ qu'un conseiller de Poutine appelle ‘les têtes brûlées’. Les têtes brûlées pensent que la façon de répondre aux empiètements des États-Unis est d'invoquer la doctrine de Youri Andropov, ‘défier l'ennemi principal’, et de brandir des armes nucléaires pour terrifier l'Europe et diviser l'OTAN. L'opinion publique russe se dirigerait vers les têtes brûlées. […]

» “En Ukraine, Poutine a tracé deux lignes rouges. Il ne permettra pas à l'Ukraine de rejoindre l'OTAN. Il ne permettra pas que les indépendantistes du Donbass soient écrasés.

» “Les partisans de la ligne dure de la Russie sont convaincus qu'en cas de guerre en Ukraine, la Russie aurait ce que les stratèges de la guerre froide appelaient la ‘domination de l'escalade’. C'est ce que JFK avait lors de la crise des missiles de Cuba, – une supériorité conventionnelle et nucléaire sur mer et sur terre, et dans les airs autour de Cuba. L'Ukraine étant facilement accessible aux forces russes par route, rail, mer et air, et l'armée russe se trouvant juste de l’autre côté de la frontière, alors que la puissance militaire américaine se trouve à un continent de distance, les partisans de la ligne dure pensent que la Russie l'emporterait dans une guerre et que l'Amérique serait confrontée à un choix : accepter la défaite en Ukraine ou passer aux armes atomiques tactiques. Les Russes parlent de recourir en premier à de telles armes.

» “La date décisive pour que Poutine détermine la direction que prendra la Russie semble être cet été. Les auteurs écrivent : ‘Poutine tentera d'exploiter l'expiration des sanctions de l'UE, qui doivent expirer en juillet. Mais si cela échoue et que l'Union européenne se joint aux États-Unis pour imposer des sanctions économiques supplémentaires, comme l'exclusion de Moscou du système de compensation financière SWIFT, Poutine sera tenté de réagir, non pas en battant en retraite, mais en mettant fin à toute coopération avec l’Occident et en mobilisant son peuple contre une nouvelle menace ‘apocalyptique’ pour la ‘Mère Russie’. Comme nous l'a dit un politicien russe de premier plan, ‘nous avons fait face tout seuls à Napoléon et à Hitler’”. »

 

Mis en ligne le 3 mars 2022 à 16H00

Source: Lire l'article complet de Dedefensa.org

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