Quand j’ai vu passer son livre dans les sorties de la saison, dont le résumé parlait d’une redéfinition de l’imaginaire politique québécois ces dernières années autour des nouveaux partis politiques que sont Québec solidaire et la Coalition avenir Québec (CAQ), j’ai été plus qu’interpelé. J’ai vite contacté son éditeur, la maison à la riche histoire qu’est Boréal, pour qu’on m’envoie un exemplaire.
Quelle ne fut pas ma surprise d’apprendre que c’était le premier livre d’un jeune homme de 21 ans, étudiant au baccalauréat, « écrit dans [ses] temps libres », un livre qui se revendique ouvertement de l’idéologie conservatrice, et qui, tiens donc, la défend admirablement bien. C’est fouillé, clair, étoffé : bref, c’est la première œuvre de quelqu’un dont on entendra parler longtemps dans le milieu intellectuel du Québec.
C’est toutefois un essai qui, à première vue, peut sembler avoir été écrit « pour son camp ». Mais il est pour tout le monde, je crois, vraiment. Pour peu que les lecteurs plus progressistes ne se butent pas aux premiers chapitres et à quelques envolées plus volontairement provocatrices (il cite la fameuse phrase de Parizeau un soir d’octobre en 1995, de même que le titre à peine répété ces derniers temps d’un certain livre de Pierre Vallières, à multiples reprises, comme pour narguer), la logique et la cohérence de la vision de centre droit québécoise y sont limpides. Il énonce les raisons historiques de l’implantation récente du conservatisme au Québec, dont plusieurs racines sont à trouver dans la crise des accommodements raisonnables il y a une quinzaine d’années.
Ce tournant a rouvert le gosier de la soif éternelle d’enracinement national québécois, dont l’auteur fait la généalogie jusqu’à Lionel Groulx.
Cette généalogie retrace les paradigmes dominants du débat politique au Québec. Par exemple : avant 1995, les libéraux travaillaient très fort pour sonner nationalistes. Après, les péquistes travaillaient tout aussi fort pour ne pas avoir l’air racistes. Et depuis l’histoire des vitres givrées dans un YMCA, une brèche a ouvert une nouvelle guerre culturelle québécoise, dont la victoire rime avec une redéfinition des termes du débat public. De nos jours, cette guerre nous ramène en effet à l’inévitabilité et à la centralité de l’idée d’État-nation, d’un côté, contre, de l’autre côté, ceux qui cherchent à maintenir le discours dominant pré-CAQ où l’enracinement historique québécois était secondaire vis-à-vis une idéologie plus progressiste à l’américaine.
« Je ne cherche pas à dire comment les choses devraient être », lance Étienne-Alexandre Beauregard. Oui, selon lui, la politique d’aujourd’hui se fait entre silos de belligérants, et non, le dialogue n’est plus possible ces jours-ci, semble-t-il. Tout est question de gagner du terrain. Mais au lieu de s’en désoler, Beauregard s’y plonge.
Je me suis demandé, après avoir raccroché avec l’auteur, si cette idée de gagner du terrain dans la guerre politique, au détriment du dialogue et de la nuance centriste, était aussi le mode de fonctionnement du monde intellectuel. N’étais-je pas en train de dialoguer avec quelqu’un, et non de prendre le champ de bataille, que ce soit pour ou contre lui ?
Chose certaine, je ne m’attendais pas à entendre parler de Preston Manning et de John Diefenbaker dans un essai sur le Québec. C’est peut-être son chapitre le plus surprenant, et par là, le plus intéressant : lorsque, en miroir à son sujet principal, l’auteur retrace la tradition de ceux qui, au Canada, ont fait de l’enracinement national leur cheval de bataille, contre une supposée ère postnationale. Si les libéraux fédéraux sont le parti de gouvernement naturel depuis des dizaines d’années, c’est qu’ils ont réussi à redéfinir l’imaginaire du pays en leurs termes. Tout est question de définir les termes du débat, pas de le gagner, et c’est difficile à contester, les conservateurs eux-mêmes peinant à ne pas parler aujourd’hui en termes multiculturalistes trudeauistes, en refusant l’affirmation identitaire fortement enracinée et traditionnelle au profit d’un discours purement économique, raison pour laquelle ce parti semble dans un éternel cul-de-sac.
Selon Beauregard, on sait qu’une idéologie a gagné la guerre culturelle quand ses adversaires prennent le pouvoir en défendant les idées mêmes de cette idéologie.
Au cœur de la vision du monde canadienne dominante, l’auteur nomme à plusieurs reprises l’éthique du care, cette fameuse morale du soin et du souci d’autrui issue de la pensée féministe américaine récente. Il a raison, cette éthique percole dans chaque phrase du discours public libéral. Mais l’essayiste reconnaissait, lors de notre conversation, que même si Stephen Harper a en partie adhéré au programme libéral postnational pendant son règne, il est difficile d’imaginer ce leader conservateur en pensant à quoi que ce soit qui se rapproche de près ou de loin de l’éthique du care. Nous avons rigolé, Beauregard et moi, en pensant à ça.
La force majeure de ce livre est de rappeler qu’il n’y a rien de mal à l’enracinement national, à l’attachement aux traditions, bref, au conservatisme mesuré. La force de ces idées est la suivante : elles sont source de sens collectif. Et il semblerait que la majorité des Québécois ne se satisfait plus d’un discours politique qui fait l’économie d’un discours clair sur le sens du mot « nous ». Tôt ou tard, une population, osons dire un peuple, veut savoir d’où il vient et où il va.
À la toute fin du livre, Beauregard évoque un éventuel retour sur la table de l’idéal de souveraineté. Mais quand je lui ai soumis cette idée, à savoir que le jour où François Legault reviendrait à ça, ce serait la fin pour lui, mon interlocuteur est tombé tout à fait d’accord. La guerre est donc en voie d’être gagnée pour leur camp, encore faut-il savoir ne pas avoir les yeux plus grands que la panse.
Le schisme identitaire – Guerre culturelle et imaginaire québécois
Étienne-Alexandre Beauregard
Boréal
282 pages
Source: Lire l'article complet de Vigile.Québec