Sami Aoun : « l’islam est en crise »

Sami Aoun : « l’islam est en crise »

Sami Aoun est professeur émérite à l’École de politique appliquée et au Centre d’études du religieux contemporain de l’université de Sherbrooke. Il dirige l’Observatoire du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques de l’UQAM, et est cofondateur de la Chaire UNESCO en prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violents. Commentateur reconnu de l’actualité du Moyen-Orient et du monde arabe, il a à son actif de nombreux essais sur ces questions. Son dernier opus, Penser la citoyenneté : laïcité, pluralisme et islam vient d’être publié. Le Verbe l’a rencontré.

Dans votre essai, vous insistez sur la double crise qui caractérise nos sociétés occidentales : crise des démocraties et crise de l’islam. Si la crise de la démocratie est récente, l’islam, de son côté, n’est-il pas en crise depuis bien plus longtemps ?

L’islam est en crise dès la veille sinon depuis la chute de l’Empire ottoman qui a mis fin à la centralité du pouvoir califal. Depuis ce temps, il est sur la défensive et en recul, tout en étant confronté à la modernité occidentale : au sein tout d’abord des communautés musulmanes vivant en Occident, mais aussi dans l’espace musulman. 

Pour répondre à cette confrontation avec la modernité, trois voix existent : le courant radical qui la rejette et propose une solution de rechange théocratique, une autre qui tente d’islamiser la modernité avec une approche « à la carte », et une troisième voix qui consiste à adopter et à embrasser cette modernité. 

L’islam n’est-il pas en crise depuis bien avant la chute de la Sublime porte ? Déjà, au Moyen-âge, les débats entre Averroès, Al Ghazali, ou plus récemment Ibn Taymiya, témoignaient d’une difficulté à promouvoir la primauté de la raison.

Le rationalisme (cogito) n’arrive pas à être central dans l’islam, tout comme le primat de la liberté individuelle. Dans cette perspective, on peut tout à fait dire que c’est une crise qui traine depuis plusieurs siècles, tout en affirmant que le pouvoir musulman était en bonne posture mondiale et que la pensée d’Averroès était une source d’inspiration pour la modernité européenne.

L’islam a été confronté plusieurs fois à la modernité dans son histoire, souvent par le fait même d’intellectuels musulmans réformateurs. Pourtant, elle n’arrive jamais à l’embrasser et à opérer cette dichotomie entre temporalité et spiritualité. Pourquoi ?

Vous avez raison : d’Averroès à la Nahda [NDLR : la Renaissance arabe], l’islam a eu plusieurs occasions de se heurter à la modernité telle qu’elle est entendue en Occident, sans ne jamais arriver à l’embrasser. C’est qu’il y a plusieurs forces en présence. 

Il faut tout d’abord comprendre qu’il a toujours existé un déséquilibre entre les grandes villes de culture arabe situées dans le bassin méditerranéen, mais aussi ailleurs, et les zones plus reculées davantage caractérisées par un rapport tribaloclanique au monde. Des villes comme Alexandrie, Beyrouth, Damas, Bagdad ou les grandes villes de la côte magrébine, ont toujours été réceptives à héberger une certaine vision de la modernité et ont toujours représenté des noyaux de rationalité dans le monde arabe.

Mais ailleurs dans les terres, loin des grands centres, c’est une autre vision du monde qui prévaut, avec un islam conservateur qui a davantage d’emprise sur les croyants. Ces sociétés, principalement situées dans le Golfe, en plus de véhiculer un fort traditionalisme, sont souvent très riches, avec de vastes moyens financiers leur permettant d’imposer leur vision religieuse ultra conservatrice. Il y a aussi la Turquie, de plus en plus conservatrice et nostalgique d’une certaine grandeur ottomane perdue. 

Cet équilibre est aujourd’hui en train d’évoluer. Les sociétés conservatrices du Golfe sont en train de se séculariser et de s’ouvrir de plus en plus. C’est extrêmement faible, mais c’est présent. 

Quelles sont les implications pour les communautés musulmanes en Occident ?

Les communautés musulmanes en Occident sont déchirées entre deux visions du monde : elles sont travaillées par des pays comme la Turquie et les puissances du Golfe qui promeuvent une vision traditionaliste de l’islam, et leur mode de vie occidental qui modifie aussi leur rapport à la modernité. 

C’est en grande partie dans ces communautés musulmanes occidentales que se jouera l’avenir d’un islam des Lumières. Primordialement, c’est la mission de leurs élites que d’atteindre cette réforme doctrinale et idéologique.

Pensez-vous que la démocratie arrivera à venir à bout de l’islamisme, comme elle est venue à bout du nazisme ou du communisme ?

Oui, elle y arrivera. En revanche, il faut de notre côté accepter que l’islam soit un lieu d’interprétation en perpétuel mouvement qui ne se résume pas à l’islamisme. Les sociétés occidentales, en garantissant les droits de leurs citoyens musulmans, y arriveront. En ce sens, accepter la réalité de l’islamophobie ne signifie en rien renoncer au droit de la critique de l’islam, tout en dénonçant la haine et la stigmatisation des musulmans. 

Mais attention à la tentation de vouloir faire un calque sur le christianisme dans son rapport à la modernité ! L’islam aura son propre chemin. 

La question de la modernité occidentale se cristallise autour de la laïcité, un concept souvent galvaudé ou mal compris. Pourriez-vous la définir ? 

Ce concept est indissociable de l’histoire de France ; il résulte d’une violente confrontation qui a opposé l’Église à l’État français. L’Église a fini par l’accepter, accepter qu’il existe une neutralité religieuse de l’État qui devrait impliquer qu’il n’y a pas de pouvoir clérical qui agit sur le temporel, qu’il n’y a pas de lien de pouvoir entre le religieux et le politique, et qu’il n’y a pas de religion d’État. 

Cela a des répercussions très concrètes sur la législation et la jurisprudence, puisque celles-ci ne sont plus fonction d’une conception religieuse et unique du bien.

L’enjeu est que, paradoxalement, les sociétés sécularisées n’ont pas su proposer en échange une définition du bien commun qui fasse consensus. Cela entraine des conséquences très concrètes avec la polarisation des opinions publiques dans les démocraties occidentales sur une multitude de sujets. 

Le populisme que l’on voit émerger en Occident ou les crises que traversent nos démocraties ne sont-ils pas avant tout des réponses à l’islamisme ?

Oui, en partie : immigration rapide, enjeux démographiques, etc., avec une certaine gauche qui ferme souvent les yeux sur les dangers de l’islamisme. Cette même gauche qui n’a pourtant jamais hésité à être très dure envers l’Église, mais qui aujourd’hui fait preuve de mansuétude envers les extrémistes de l’islam. 

Mais il ne faut pas non plus oublier d’autres facteurs : avec la montée en puissance de pays comme la Turquie, la Chine, la Russie, etc., on constate qu’il y a globalement une perte d’attractivité de la démocratie.

Mais est-ce une raison pour céder à la panique ? La solution résidera dans la capacité des sociétés démocratiques et sécularisées à trouver un équilibre entre la politique de l’autruche au sujet de l’islamisme et la tentation de la recherche de boucs émissaires. 

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