Ukraine & ‘Destruction Constructrice’
• Articles du 28 février 2022. • Une appréciation générale et globale sur autour de l’affrontement en Ukraine & ‘Destruction Constructrice’, avec la notion russe de “Destruction constructive”. • Contributions : dde.org et Alastair Crooke.
Alastair Crooke envisage le paroxysme de la guerre déclenchée e n Ukraine par la Russie depuis jeudi dernier dans un contexte général et global. Il place l’événement sous le concept/la doctrine de la ‘Destruction Constructrice’ qu’expliquait le 23 février dans RT.com le professeur Karaganov. On appréciera la proximité de l’expression avec celle de ‘Destruction créatrice’ qu’emploie pour lui-même le capitalisme néo-libéral. Or c’est le second que la ‘Destruction Constructrice’ se propose de détruire.
Dans ce contexte, Alastair Crooke place directement l’actuel conflit en Ukraine, qui en serait la première phase. Crooke explique comment on en est arrivé à ce conflit et les premières observations qu’on en peut faire. Nous tenons l’analyse , une nouvelle fois avec Crooke, comme brillante, structurée et clairement argumentée. Simplement, nous dirons notre divergence avec le dernier paragraphe, que nous jugeons trop optimiste, – simple et amicale, bien qu’importante certes, divergence d’appréciation sur la perspective des années à venir, dont nous jugeons qu’elles seront bouleversées par d’autres facteurs crisiques fondamentaux…
« En fin de compte, – après une lutte douloureuse – l’Europe cherchera la réconciliation. L’Amérique sera plus lente : les faucons tenteront de redoubler d’efforts. Et c'est la situation de l’économie et du marché occidentaux qui déterminera finalement le “quand”. »
Tout cela (cette divergence) est à débattre, certes. L’essentiel du propos est bien que Crooke nous donne à voir les événements d’Ukraine sous une dimension extrêmement importante et différente, quoique complètement complémentaire et remarquablement ajustée, de la seule appréciation stratégique. En ce sens, il faut se rapporter à la dernière rencontre Poutine-XI, passée relativement inaperçue, et placer Chine et Russie décidément sur la même voie.
L’article d’Alastair Crooke est publié dans sa version originale dans ‘Strategic-Culture.org’, le 27 février 2022.
dde.org
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Le modèle russe de la ‘Destruction constructive’
Poutine pense ce qu'il dit : La Russie est dos au mur, et il n'y a aucun endroit où elle peut se retirer – pour eux, c'est une question existentielle.
L'Occident dans son ensemble était déjà en colère. Il est désormais apoplectique après que le président Poutine ait choqué les dirigeants occidentaux en ordonnant une opération militaire spéciale en Ukraine, qui est largement décrite (et perçue en Occident) comme une déclaration de guerre : "un assaut ‘Schock & Awe’ touchant des villes dans toute l'Ukraine". En fait, l'Occident est tellement en colère que l'espace d'information s'est littéralement scindé en deux : tout est noir ou blanc, sans nuances de gris. Pour l'Occident, Poutine a complètement défié Biden ; il a unilatéralement et illégalement “changé les frontières” de l'Europe et agi comme une ”puissance révisionniste”, tentant de changer non seulement les frontières de l'Ukraine, mais aussi l'ordre mondial actuel. « Trente ans après la fin de la guerre froide, nous sommes confrontés à un effort déterminé pour redéfinir l'ordre multilatéral », a averti le haut représentant de l'UE, Josep Borell. « C'est un acte de défiance. C'est un manifeste révisionniste, le manifeste de la révision de l'ordre mondial ».
Poutine est décrit comme un nouvel Hitler et ses actes sont qualifiés d’“illégaux”. On prétend que c'est lui qui a déchiré l'accord de Minsk-II (pourtant, les Républiques ont déclaré leur indépendance en 2014, ont signé Minsk en 2015, et tandis que la Russie n'a jamais signé l'accord, – et ne peut donc pas le violer). En effet, ce sont les États-Unis qui ont effectivement mis leur veto au processus de Minsk depuis 2014, et la publication par la Russie de la correspondance diplomatique en novembre 2021 a révélé que la France et l'Allemagne n'avaient pas eu non plus l'intention de faire pression sur Kiev pour une mise en œuvre significative. Et donc, ayant conclu qu'un règlement négocié, – comme stipulé dans les accords de Minsk – ne se produirait tout simplement pas, Poutine a déterminé qu'il était inutile d'attendre plus longtemps avant de mettre en œuvre la ligne rouge de la Russie.
Le regretté Stephen Cohen a écrit sur les dangers d'un tel manichéisme sans nuance, – comment le spectre d’un Poutine maléfique avait tellement envahi et rendu toxique l’image que les États-Unis avaient de lui que Washington était incapable de penser rationnellement, – non seulement à propos de Poutine, mais aussi de la Russie en tant que telle. Le point de vue de Cohen est que cette diabolisation totale nuit à la diplomatie. Comment faire la part des choses avec le mal ? Cohen demande comment cela a pu se produire. Il suggère qu'en 2004, le chroniqueur du NY Times, Nicholas Kristof, a expliqué par inadvertance, du moins partiellement, la diabolisation de Poutine. Kristof se plaignait amèrement d'avoir été « dupé par M. Poutine. Il n'est pas une version sobre de Boris Eltsine ».
La plupart des Russes, cependant, soutiennent Poutine pour la reconnaissance des républiques du Donbas, qu'il a ensuite poursuivie en obtenant l'autorisation de la Chambre Haute du Parlement russe pour l'utilisation de forces armées en dehors de la Russie (comme l'exige la Constitution). La résolution du Conseil de la Fédération a été soutenue à l'unanimité par les 153 sénateurs réunis en session extraordinaire mardi.
Dans son discours national, Poutine s'est exprimé avec une amertume qui reflète celle de nombreux Russes. Il considère que l'évolution politique de l'Ukraine après 2014 a été conçue pour créer un régime antirusse à Kiev, alimenté par l'Occident, avec des intentions hostiles envers la Russie. Poutine a illustré ce point en expliquant que « le système de contrôle des troupes ukrainiennes a déjà été intégré à l'OTAN. Cela signifie que le quartier général de l'OTAN peut donner des ordres directs aux forces armées ukrainiennes, même à leurs unités et escadrons séparés ». Poutine a également noté que la Constitution russe stipule que les frontières des régions de Donetsk et de Lougansk doivent être telles qu'elles étaient « à l'époque où elles faisaient partie de l'Ukraine ». Il s'agit d'une formulation prudente,– les frontières des deux républiques ont subi d'importants changements à la suite du coup d'État de Maidan. (La revendication historique de Donetsk sur la côte de Mariupol est en cause).
La déclaration de reconnaissance de Poutine s’est accompagnée d'un ultimatum adressé aux forces de Kiev pour qu'elles cessent leurs bombardements d'artillerie sur la ligne de contrôle, sous peine de subir des conséquences militaires. Cependant, tout au long de la soirée de mercredi, la situation sur la ligne de contact s'est réchauffée, avec des tirs d'artillerie lourde ; tôt jeudi matin, pour la première fois, des tirs de roquettes multiples ont été utilisés par les forces de Kiev de l'autre côté de la ligne de contrôle. (Quelqu'un du côté de Kiev souhaitait manifestement une escalade, – peut-être pour faire pression sur Washington). Poutine a immédiatement ordonné ce qui était manifestement une opération spéciale préparée à l'avance « pour démilitariser et dénazifier l'Ukraine ». L'armée russe a annoncé quelques heures après l'offensive que tous les systèmes de défense aérienne de l'Ukraine avaient été neutralisés. Une présence aérienne russe massive, comprenant des avions de chasse et des hélicoptères, a été confirmée au-dessus d'une grande partie du pays.
Il est possible que cette opération (qui, selon Poutine, ne vise pas à occuper l'Ukraine), suive le modèle de la Géorgie en 2018, où les forces russes se sont retirées après quelques jours. C'était également le cas au Kazakhstan. Nous ne savons tout simplement pas si ce sera le cas en Ukraine, – très probablement pas. Lorsque Poutine a parlé de “dénazification”, il faisait référence à la cooptation par les États-Unis d'une formation néo-nazie dans les forces armées ukrainiennes pour aider à préparer le coup d’État de Maidan en 2014. La soi-disant brigade Azov de néonazis s'était avérée être la force de combat la plus efficace pour repousser la milice DPR-LPR dans la région du Donbass. (L'Ukraine est la seule nation au monde à avoir une formation néo-nazie dans ses forces armées et il y aura des comptes à régler).
Néanmoins, l'ordre spécial de Poutine a, comme il l'avait sans doute prévu, profondément choqué l'Occident par sa réaction militaire décisive. Il a mis le monde, – et ses marchés financiers et énergétiques – en émoi.
C'est d'ailleurs ce dernier aspect qui pourrait devenir le plus marquant. En 1979, les bouleversements au Moyen-Orient ont fait grimper en flèche les prix de l'énergie (comme c'est le cas aujourd'hui), et les économies occidentales se sont effondrées. Quoi qu'il advienne dans les prochains jours, il doit être clair que la brève conférence de presse de Poutine du 22 février agit comme prévu, comme un puissant accélérateur. La “destruction constructive” de l'ancien ordre mondial va se dérouler plus rapidement que beaucoup d'entre nous l'avaient imaginé. Elle marque la fin des illusions, – la fin de l'idée que l'ordre imposé par les États-Unis et fondé sur des règles reste une option.
Comment alors interpréter l'extrême colère de l'Occident ? Simplement ceci : En fin de compte, il y a la réalité. Et cette réalité, – c'est-à-dire ce que l’Occident peut en faire, – est tout ce qui compte, – c'est-à-dire … peu de choses.
La première prise de conscience brutale qui sous-tend la colère est que l'Occident n'a pas l'intention, – et surtout pas la capacité – de contrer militairement les mouvements de la Russie. Biden a répété le mantra “pas de soldats sur le terrain” à la suite des opérations militaires russes. Et pour l'Europe, l’imposition d'un régime de sanctions à la Russie ne pouvait pas tomber à un pire moment. L'Europe est confrontée à la récession et à une crise énergétique préexistante (qui sera considérablement aggravée par le fait que l'Allemagne offre Nordstream 2 en sacrifice aux dieux affamés de la vengeance). Et la montée en flèche de l'inflation (aggravée par le prix du pétrole à 100 dollars) provoque une crise des taux d'intérêt et des obligations souveraines. Maintenant, la pression sera sur l'Europe pour trouver des sanctions supplémentaires.
Des sanctions, il y en aura, – et elles toucheront directement les Européens dans leur poche. Certains États européens mènent un combat d'arrière-garde pour limiter les sanctions qui pourraient aggraver la récession européenne à venir. Quoi qu’il en soit, dans les faits l'Europe s'auto-sanctionne (c'est elle qui souffrira le plus de ses propres sanctions) et Moscou a promis de riposter à toute sanction d'une manière qui nuira aux États-Unis et à l'Europe. Nous sommes dans une nouvelle ère. Cette perspective et l'impuissance face à elle doivent expliquer une grande partie de la frustration et de la colère des Européens.
Washington affirme disposer d’une “arme absolue” contre Moscou : interdire l’exportation des puces semi-conductrices. « Ce serait l'équivalent moderne d'un embargo pétrolier du XXe siècle, puisque les puces sont le carburant essentiel de l'économie électronique », affirme Ambrose Evans Pritchard dans le ‘Telegraph’ ; « Mais cela aussi est un jeu dangereux. Poutine a les moyens de couper les minerais et les gaz critiques nécessaires pour soutenir la chaîne d'approvisionnement de l'Occident en puces à semi-conducteurs ». En bref, le contrôle exercé par Moscou sur les minéraux stratégiques clés pourrait lui donner un effet de levier, comparable à la mainmise de l’Opep sur l'énergie en 1973.
C'est là que se trouve le deuxième volet de la frustration de l'Europe : la reconnaissance tacite du fait que la politique ukrainienne de Biden, l'échec de la diplomatie de l'Occident (tous les processus et aucun traitement de fond des problèmes sous-jacents), ainsi que la gestion désinvolte de la question du Nordstream 2 par l'Allemagne, ont condamné l'UE à des années de déclin économique et de souffrance.
Le troisième volet est plus complexe et se reflète dans le cri indigné de Josep Borell selon lequel la Russie et la Chine sont deux puissances “révisionnistes” qui tentent de modifier l'ordre mondial actuel. La “crainte” européenne est fondée non seulement sur le contenu de la déclaration commune de Pékin, mais aussi probablement sur le fait que, de toute sa vie, le président Poutine n'a jamais prononcé un discours comme celui de lundi devant le peuple russe. Il n'a jamais non plus désigné les Américains comme l’ennemi national de la Russie en des termes russes aussi clairs : promesses américaines, sans valeur ; intentions américaines, mortelles ; discours américains, mensonges ; actions américaines, intimidation, extorsion et chantage.
Le discours de Poutine laisse présager une grande fracture. Il semble que les Européens (comme M. Borrell) commencent tout juste à comprendre à quel point le discours de Poutine représente un point d'inflexion. Il a été articulé autour de l'Ukraine, mais cette dernière question, – bien qu'importante, – est secondaire par rapport à la décision de la Russie et de la Chine de modifier à jamais l'équilibre géopolitique et l'architecture de sécurité du monde.
La reconnaissance des républiques du Donbass est la manifestation de cette décision géostratégique antérieure. C'est la première concrétisation de cette rupture avec l’Occident (jamais absolue, bien sûr), et le dévoilement de la compilation de mesures “technico-militaires” de la Russie destinées à forcer une séparation du globe en deux sphères distinctes. La première mesure était la reconnaissance des républiques ; la deuxième mesure militaro-technique était le discours de Poutine ; et la troisième, son ordre ultérieur d’“opération spéciale”.
L’axe Russie-Chine veut la séparation. Cela doit se faire soit par le dialogue (ce qui est peu probable, puisque le principe fondamental de la géopolitique actuelle est défini par la non-compréhension délibérée de l’“altérité”), soit par une escalade de la douleur (définie en termes de lignes rouges) jusqu'à ce qu’une partie ou l'autre cède. Bien sûr, Washington ne croit pas que les présidents Xi et Poutine puissent penser ce qu'ils disent, – et ils croient que, de toute façon, l'Occident a une domination de l’escalade dans le domaine de l'imposition de la douleur.
De manière moins diplomatique, la Russie et la Chine ont conclu qu'il n'était plus possible de partager une société mondiale avec une Amérique déterminée à imposer un ordre mondial hégémonique conçu pour « ressembler à l'Arizona ». Poutine pense ce qu'il dit : La Russie est dos au mur, et il n'y a plus aucun endroit où elle peut reculer encore,– pour elle, c'est existentiel.
Le refus de l'Occident d'admettre que Poutine est “sincère” (cela impliquant qu’on croit à l’échec de la diplomatie) suggère que cette crise nous accompagnera au moins pendant les deux prochaines années. C'est le début d’une phase prolongée et à fort enjeu d'un effort mené par la Russie pour modifier l’architecture de sécurité européenne dans une nouvelle forme, que l'Occident rejette actuellement. L'objectif de la Russie sera de maintenir les pressions, – et même l'éventualité d'une guerre – afin de harceler les dirigeants occidentaux peu enclins à la guerre pour qu'ils procèdent au changement nécessaire.
En fin de compte, – après une lutte douloureuse – l’Europe cherchera la réconciliation. L’Amérique sera plus lente : les faucons tenteront de redoubler d’efforts. Et c'est la situation de l’économie et du marché occidentaux qui déterminera finalement le “quand”.
Alastair Crooke
Source: Lire l'article complet de Dedefensa.org