Les États-Unis n’auraient pas dû titiller l’ours russe. Maintenant, il est complètement réveillé : après l’Ukraine, les Russes devraient faire table rase des belligérants étrangers fouinant autour de la Méditerranée orientale et de la mer Noire. La Russie a enduré huit ans de provocations de l’OTAN en Ukraine avant de rugir. Maintenant, elle s’apprête à faire le ménage en Asie occidentale et au-delà.
Par Pepe Escobar
Source : The Cradle, 24 février 2022
Traduction : lecridespeuples.fr
C’est ce qui se passe lorsqu’une bande d’hyènes miteuses, de chacals et de minuscules rongeurs piquent l’ours : un nouvel ordre géopolitique mondial naît à une vitesse époustouflante.
D’une réunion dramatique du Conseil de sécurité russe à une leçon d’histoire de l’ONU donnée par le Président russe Vladimir Poutine et la naissance subséquente des Bébés Jumeaux –les républiques populaires de Donetsk et Louhansk– jusqu’à l’appel des républiques séparatistes à Poutine pour qu’il intervienne expulser militairement du Donbass les forces ukrainiennes soutenues par l’OTAN qui les bombardent et les pilonnent depuis 8 ans, ce fut un processus sans faille, exécuté à une vitesse fulgurante.
La goutte d’eau (nucléaire) qui a (presque) brisé le dos de l’ours –et l’a forcé à bondir– était le Comédien/Président ukrainien Volodymy Zelensky, de retour de la conférence de Munich sur la sécurité imprégnée de russophobie où il a été salué comme un Messie, affirmant que le mémorandum de Budapest de 1994 doit être révisé et que l’Ukraine doit être dotée à nouveau d’armes nucléaires.
http://www.youtube.com/watch?v=SOgNu9aVpyA
Voir Poutine : « Quand le combat est inévitable, il faut frapper le premier »
Ce serait l’équivalent d’un Mexique nucléaire au sud de l’Hégémon.
Poutine a immédiatement bouleversé la responsabilité de protéger (R2P) : une construction américaine inventée pour déclencher des guerres a été modernisée pour arrêter un génocide au ralenti dans le Donbass.
Tout d’abord, la reconnaissance des Bébés Jumeaux, décision de politique étrangère la plus importante de Poutine depuis l’insertion d’avions russes dans l’espace aérien syrien en 2015. C’était le préambule du prochain changement de donne : une « opération militaire spéciale… visant à démilitariser et à dénazifier l’Ukraine », comme Poutine l’a définie.
Jusqu’à la dernière minute, le Kremlin a essayé de s’appuyer sur la diplomatie, expliquant à Kiev les impératifs nécessaires pour empêcher le tonnerre heavy metal [hard rock] : reconnaissance de la Crimée comme russe ; abandon de tout projet d’adhésion à l’OTAN ; négocier directement avec les Bébés Jumeaux –un anathème pour les Américains depuis 2015 ; enfin, démilitariser et déclarer l’Ukraine neutre.
Comme on pouvait s’y attendre, les marionnettistes de Kiev n’accepteraient jamais le paquet –car ils n’ont pas accepté le paquet principal qui compte vraiment, à savoir la demande russe de « sécurité indivisible ».
L’enchaînement devenait alors inévitable. En un éclair, toutes les forces militaires ukrainiennes entre la soi-disant ligne de contact et les frontières d’origine des oblasts de Donetsk et de Louhansk ont été redéfinies comme une armée d’occupation dans les territoires alliés de la Russie que Moscou venait de jurer de protéger.
Voir Poutine : « Pourquoi le Bien devrait-il toujours être fragile et désarmé ? »
Soit vous sortez, soit…
Le Kremlin et le Ministère russe de la Défense ne bluffaient pas. Chronométrés avec la fin du discours de Poutine annonçant l’opération, les Russes ont décapité avec des missiles de précision tout ce qui comptait pour l’armée ukrainienne en une heure seulement : Armée de l’air, marine, aérodromes, ponts, centres de commandement et de contrôle, toute la flotte de drones turcs Bayraktar.
Et ce n’était pas seulement la puissance brute russe. C’est l’artillerie de la République populaire de Donetsk (RPD) qui a frappé le quartier général des Forces armées ukrainiennes dans le Donbass, qui abritait en fait l’ensemble du commandement militaire ukrainien. Cela signifie que l’état-major ukrainien a instantanément perdu le contrôle de toutes ses troupes.
C’était la doctrine « Choc et effroi » contre l’Irak, il y a 19 ans, à l’envers : pas pour la conquête, pas comme prélude à une invasion et à une occupation. La direction politico-militaire de Kiev n’a même pas eu le temps de déclarer la guerre. Ils se sont gelés. Les troupes démoralisées ont commencé à déserter. Défaite totale –en une heure.
L’approvisionnement en eau de la Crimée a été instantanément rétabli. Des couloirs humanitaires ont été mis en place pour les déserteurs. Les restes des forces ukrainiennes comprennent désormais principalement des nazis survivants du bataillon Azov, des mercenaires entraînés par les suspects habituels de Blackwater/Academi et un groupe de salafistes-djihadistes.
Le bataillon Azov, ouvertement néo-nazi, intégré à l’armée nationale ukrainienne
Comme on pouvait s’y attendre, les grands médias occidentaux sont déjà devenus complètement fous, la qualifiant d’« invasion » russe tant attendue. Un rappel : quand Israël bombarde régulièrement la Syrie et quand les Saoud bombardent régulièrement des civils yéménites, il n’y a jamais de bruit dans les médias de l’OTAN.
Dans l’état actuel des choses, la realpolitik énonce une possible fin de partie, comme l’a exprimé le chef de Donetsk, Denis Pushilin : « L’opération spéciale dans le Donbass sera bientôt terminée et toutes les villes seront libérées ».
Nous pourrions bientôt assister à la naissance d’une Novorossiya indépendante –à l’est du Dniepr, au sud le long de la mer d’Azov/mer Noire, comme les choses l’étaient lorsque la région fut rattachée à l’Ukraine par Lénine en 1922. Mais maintenant, elle serait totalement alignée sur la Russie et fournirait un pont terrestre vers la Transnistrie.
L’Ukraine, bien sûr, perdrait tout accès à la mer Noire. L’histoire aime jouer des tours : ce qui était un « cadeau » à l’Ukraine en 1922 peut devenir un cadeau d’adieu cent ans plus tard.
C’est le temps de la destruction créative
Il sera fascinant de voir ce que le Professeur Sergey Karaganov a magistralement décrit, en détail, comme la nouvelle doctrine de Poutine de destruction constructive, et comment elle s’interconnectera avec l’Asie occidentale, la Méditerranée orientale et plus loin sur la route du Sud global.
Le Président turc Recep Tayyip Erdogan, le sultan de cérémonie de l’OTAN, a dénoncé la reconnaissance des Bébés Jumeaux comme « inacceptable ». Pas étonnant : ce changement a brisé tous ses plans élaborés pour poser comme le médiateur privilégié entre Moscou et Kiev lors de la prochaine visite de Poutine à Ankara. Le Kremlin –ainsi que le ministère des Affaires étrangères– ne perdent pas de temps à parler aux sbires de l’OTAN.
Le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a, pour sa part, eu une entente récente et très fructueuse avec le ministre syrien des Affaires étrangères Fayçal Mekdad. La Russie, le week-end dernier, a organisé une spectaculaire exposition de missiles stratégiques, hypersoniques et autres, mettant en vedette Khinzal, Zircon, Kalibr, Yars ICBM, Iskander et Sineva –ironie des ironies, en synchronisation avec la Fête-Russophobe que fut la Conférence de sécurité à Munich. En parallèle, les navires de la marine russe des flottes du Pacifique, du Nord et de la mer Noire ont effectué une série d’exercices de recherche de sous-marins en Méditerranée.
La doctrine Poutine privilégie l’asymétrique –et cela s’applique à l’étranger proche et lointain. Le langage corporel de Poutine, dans ses deux dernières interventions cruciales, exprime une exaspération presque maximale. Comme en réalisant, non pas favorablement, mais plutôt avec résignation, que le seul langage que comprennent les néo-conservateurs qui tirent les ficelles et les « impérialistes humanitaires » est le tonnerre de heavy metal. Ils sont définitivement sourds, muets et aveugles à l’histoire, à la géographie et à la diplomatie.
Ainsi, on peut toujours jouer à deviner ce que sera la prochaine action de l’armée russe –par exemple, imposer une zone d’exclusion aérienne en Syrie pour effectuer une série de visites de M. Khinzal non seulement au parapluie offert par les Turcs à la constellation djihadiste à Idlib, mais aussi aux djihadistes protégés par les Américains dans la base d’Al-Tanf, près de la frontière syro-jordanienne. Après tout, ces spécimens sont tous des proxies de l’OTAN.
Le gouvernement américain aboie sans arrêt sur la « souveraineté territoriale ». Alors avançons que le Kremlin va demander à la Maison Blanche une feuille de route pour sortir de la Syrie : après tout, les Américains occupent illégalement une partie du territoire syrien et ajoutent un désastre supplémentaire à l’économie syrienne en volant leur pétrole.
Le chef abrutissant de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a annoncé que l’alliance dépoussiérait ses « plans de défense ». Cela ne risque guère d’aller beaucoup plus loin que de se cacher derrière leurs coûteux bureaux bruxellois. Ils sont aussi insignifiants en mer Noire qu’en Méditerranée orientale –car les États-Unis restent assez vulnérables en Syrie.
Il y a maintenant quatre bombardiers stratégiques russes TU-22M3 dans la base russe de Hmeimim en Syrie, chacun capable de transporter trois missiles anti-navires S-32 supersoniques qui volent à Mach 4,3 avec une portée de 1 000 km. Aucun système Aegis n’est capable de leur faire face.
La Russie a également stationné quelques Mig-31K dans la région côtière syrienne de Lattaquié équipés de Khinzal hypersoniques –plus que suffisants pour couler tout type de groupe aéronaval américain, y compris les porte-avions, en Méditerranée orientale. Les États-Unis n’ont aucun mécanisme de défense aérienne ayant ne serait-ce qu’une chance minime de les intercepter.
Les règles ont donc changé. Drastiquement. L’Hégémon est nu. Le New Deal commence par bouleverser complètement la configuration de l’après-guerre froide en Europe de l’Est. La Méditerranée orientale sera la prochaine étape. L’ours est de retour, écoutez-le rugir.
Voir également Poutine : « En Ukraine, l’ours russe se dresse face à l’OTAN » (1 et 2)
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