Le 8 février 2022, Arte diffusait un « documentaire » de 105 minutes intitulé « Le drame ouïghour » (1). Ce n’était pas son coup d’essai (2). À plusieurs reprises déjà, j’ai eu, avec d’autres, l’occasion de dénoncer ses partis pris antichinois (3). Tout se passe comme si, dès qu’il est question de certains sujets comme la Chine, la prestigieuse chaîne franco-allemande perdait tout sens critique. Arrêtons-nous un moment sur « le drame ouïghour » vu par Arte.
Une première démystification magistrale
J’invite tout d’abord le lecteur à prendre connaissance des Quelques réflexions, par ordre d’apparition dans le « documentaire »… rédigées par le Professeur belge Emmanuel Wathelet, docteur en information et communication.
C’est seulement après avoir pris connaissance de ces quatre pages contenant vingt-cinq points précis que le lecteur pourra trouver quelque intérêt à lire mes observations suivantes.
Le poids des mots
Comme Emmanuel Wathelet, j’ai été frappé, dès le prologue du « documentaire » (00:32) de François Reinhardt (aidé par Romain Franklin), en entendant le narrateur (Alexis Victor) parler de « hordes de touristes » chinois. Plus loin (11:40), ce dernier emploiera l’expression : « sous couvert de lutte contre le terrorisme (…) » au lieu de « pour lutter contre le terrorisme », comme si comptaient pour rien les centaines de victimes d’attentats terroristes et les milliers d’islamistes ouïghours venus grossir les rangs de Daech ; en 12:36, la même voix parlera de « représailles » (action de se venger, de punir l’offenseur) au lieu de « répression » (recours à la contrainte à l’encontre d’un mouvement social ou d’une dissidence). Ces termes ne sont pas anodins : c’est une autre manière de dire que les Chinois sont non seulement moutonniers, mais encore fourbes et cruels, selon ces vieux clichés essentialisant un peuple – une race ? − qui ont nourri et qui nourrissent encore la peur du péril jaune.
On ne s’étonnera donc pas d’entendre, à la toute fin de l’émission (1:42:56), le Chinois américanisé Xia Ming prononcer cette sentence : « Il n’est pas dans son ADN [de la Chine] de rechercher le bonheur individuel de ses citoyens », alors que les sondages démontrent que les Chinois comptent parmi les plus satisfaits et les plus optimistes du monde (4). Il s’agit là d’une calomnie pure et simple, épousant parfaitement la philosophie (si l’on peut dire) de François Reinhardt et consorts. Les 25 observations d’Emmanuel Wathelet démontrent clairement que nous sommes en présence non d’un documentaire régi par la déontologie journalistique, mais d’un réquisitoire où tous les effets de manche sont permis.
Le choc des photos
Pendant quatre secondes (01:36 – 01:39), la caméra nous donne à voir un pauvre Ouïghour portant une chaîne aux mains et une autre aux pieds, ces deux chaînes étant reliées par une lourde chaîne verticale. Il s’agit là d’une mise en scène, que ce même Ouïghour, Omir, avait déjà utilisée sur le plateau de Cyril Hanouna, dans son émission « Touche pas à mon poste » du 7 avril 2021 : on était en droit d’espérer de la chaîne culturelle un comportement moins démagogique.
Pour illustrer la constatation de l’anthropologue Sean Roberts selon laquelle « les Ouïghours ont davantage de points communs avec les populations d’Asie centrale qu’avec les Chinois d’ethnie han » (04:26 – 04:31), François Reinhardt n’a pas trouvé mieux qu’une carte imaginaire (05:22 – 05:31) privant la Chine de ses provinces du nord et de l’ouest.
La chaîne Arte qui, avec son émission éducative « Le Dessous des Cartes », s’est fait une spécialité de commenter l’actualité géopolitique, s’est-elle seulement rendu compte que ce montage cartographique, où la République de Chine est amputée d’une bonne moitié, est une tromperie en ce qu’il illustre non la réalité mais les fantasmes indépendantistes de certains cercles d’exilés ouïghours et tibétains (5) ? Il est tout simplement malhonnête de faire coïncider Xinjiang et Ouïghours alors que cette ethnie ne représente qu’environ 52 % de la population totale du Xinjiang ; il est aussi tout simplement malhonnête de présenter comme territoire des Tibétains non seulement la RAT (Région autonome du Tibet) mais aussi les préfectures et cantons limitrophes dans lesquels les Tibétains ne sont même pas majoritaires…
Mais là où Reinhardt et consorts dérapent de manière encore plus scandaleuse, c’est quand, en accréditant les thèses d’Adrian Zenz, un missionnaire choisi par Dieu pour détruire le communisme en Chine, ils publient une carte des prétendus camps de concentration pour Ouïghours (32:43 – 32:59), laquelle évoque immanquablement les camps de concentration nazis. Semblable rapprochement nauséabond avait déjà été tenté jadis par le dalaï-lama, établissant un parallèle entre les six millions de Tibétains et les six millions de victimes juives de la Shoah (6).
Cette comparaison induite ici à propos des Ouïghours est d’autant plus choquante si l’on connaît, d’une part, la contribution décisive des 20 millions de victimes chinoises à l’écrasement de l’Axe Berlin-Rome-Tokyo et, d’autre part, les liens entre le WUC (World Uyghur Congress) − largement financé par le NED, rejeton de la CIA – et l’extrême droite internationale, dont les sinistres « Loups gris » (7). Il est inadmissible que dans une émission offrant les apparences du sérieux, il n’ait même pas été fait allusion à cette donnée pourtant capitale dans le décryptage des forces liées au China-bashing ; mais quand on sait que le Conseil de Surveillance d’Arte est présidé par un certain Bernard Henry-Lévy, on peut s’attendre à tout.
Un sursaut s’impose
Robert Barnett, qui n’est pourtant pas tendre pour Pékin, a écrit en 2008 à propos de la gestion de la question tibétaine par les dirigeants chinois : « il faut en finir avec l’idée que les Chinois sont mal intentionnés » (8). Même s’il leur arrive de commettre des erreurs envers leurs minorités comme il s’en commet dans tous les États multiethniques, imputer aux Chinois des visées génocidaires n’est qu’une vulgaire calomnie dont l’air est bien connu :
La calomnie est un petit vent,
Une petite brise très gentille
Qui, imperceptible, subtile,
Légèrement, doucement,
Commence, commence à murmurer.
Piano, piano, terre à terre,
À voix basse, en sifflant,
Elle glisse, elle glisse
Elle rôde, elle rôde
Dans l’oreille des gens
Elle s’introduit adroitement
Elle étourdit et fait gonfler
Les têtes et les cervelles (…) (9).
Une fois qu’elle a commencé à souffler, impossible d’arrêter la calomnie. C’est seulement après beaucoup de temps qu’on se rend compte que ce n’était que du vent. Il aura fallu attendre 2020 avant que la CEDH (Cour européenne des droits de l’homme) réduise à néant les accusations de génocide qu’auraient commis les Chinois au Tibet.
Combien d’années faudra-t-il pour qu’une telle décision vienne clore le dossier ouïghour ? Quand les journalistes d’Arte prendront-ils la peine d’interviewer des personnalités comme Alfred de Zayas, Richard Falk, Kenneth Hammond, Colin Mackerras, Fabio Massimo Parenti, Jeffrey Sachs, William Schabas, Wu Qiner, etc., etc., ainsi que la bonne douzaine de journalistes ou touristes occidentaux ayant parcouru ou parcourant encore le Xinjiang ? (10)
Au lieu d’encenser unanimement leurs confrères d’Arte pour une émission qu’ils n’auront sans doute même pas vue, les journalistes de la presse hexagonale se grandiraient à faire leur métier dans le respect de la Charte de Munich, leur enjoignant notamment de « rectifier toute information publiée qui se révèle inexacte » (art. 6) et de « ne jamais confondre le métier de journaliste avec celui de publicitaire ou de propagandiste » (art. 9).
(1) https://www.youtube.com/watch?v=deS8ZGhAQWc.
(2) Arte avait déjà diffusé le 15 mai 2019 Ouïghours, un peuple en danger et, plus récemment, le 17 janvier 2022, Le monde de Xi Jinping dont les vingt dernières minutes sont consacrées aux Ouïghours. Mentionnons aussi deux interviews complaisantes, dans le « 28 minutes » le 19 janvier 2021 et le 14 janvier 2022, d’une exilée ouïghoure au témoignage pour le moins fluctuant.
(3) * http://tibetdoc.org/index.php/politique/mediatisation/467-arte-d-indec… (29/11/2018) ;
* https://www.legrandsoir.info/jean-quatremer-un-perroquet-a-l-aise-sur-arte.html (02/04/2021) ;
* https://www.legrandsoir.info/la-sinophobie-rampante-d-arte.html (23/11/2020).
(4) Voir Kishore Mahbubani, Le jour où la Chine va gagner, éd. Saint-Simon, 2021, p. 178.
(5) Pour les liens entre indépendantistes ouïghours et indépendantistes tibétains, voir, par exemple, http://tibetdoc.org/index.php/politique/ouighours-et-tibetains/570-apr… (08/09/2020).
(6) Voir la fin de l’article http://tibetdoc.org/index.php/politique/geopolitique/248-palestiniens-… (03/03/2011).
(7) Voir https://thegrayzone.com/2020/03/05/world-uyghur-congress-us-far-right-… (05/03/2020).
(8) In https://foreignpolicy.com/2008/03/26/seven-questions-what-tibetans-want/.
(9) Le barbier de Séville, acte 1, scène 8.
(10) Liste non exhaustive de ces sources alternatives sur simple demande à andre.lacroix@lacroix-deruyt.be.
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir