Wuhan hivernal et infernal

Wuhan hivernal et infernal

Les Jeux olympiques d’hiver qui se déroulent dans diverses villes de la République populaire de Chine, du 4 au 20 février 2022, sont une occasion de nous intéresser à ce pays autrement que sous le seul angle de l’actualité sportive. Aujourd’hui, notre chroniqueur nous invite à une exploration de la Chine contemporaine par la lecture d’un livre intitulé Un hiver à Wuhan (Éditions Verticales, 2020), qui relate les péripéties d’Alexandre Labruffe, écrivain, dans cette ville de Chine centrale mondialement connue pour la qualité de ses virus.  

La première chose qu’on apprend, en ouvrant l’ouvrage qu’Alexandre Labruffe a consacré à ses trois séjours professionnels en Chine, et en particulier à son dernier à Wuhan (fin octobre 2019-mi-janvier 2020), c’est que le dôme de poussière et de pollution qui recouvre cette ville scelle l’horizon et cache le ciel 300 jours par année. Un coucher de soleil est tellement rare, à Wuhan, que les passants s’arrêtent dans la rue pour le photographier lorsqu’ils en voient un.  

Encore mal adapté à ce cocktail gazeux au gout de goudron duquel il doit tirer son oxygène, l’étranger qui s’installe à Wuhan rejette sans discontinuer tout ce qu’il peut de substances toxiques par le nez et les yeux : « Cela fait dix jours que je suis arrivé à Wuhan et cela fait dix jours que mon nez coule en continu, que mes yeux coulent en continu. » Les corps des Chinois, eux, ont « muté », se sont acclimatés à ce brouillard minéral : aucun écoulement pour eux. 

Bref, parler de qualité de l’air à Wuhan, c’est comme parler de qualité de vie à Auschwitz. Données à l’appui, A. Labruffe nous fait comprendre l’ampleur de la catastrophe : « La moyenne de la concentration des particules fines à Wuhan est de 102 microgrammes par mètre cube […]. Dix fois plus qu’à Paris. Le pire jour de l’année pour Paris correspond à cette moyenne wuhanaise : 102. Et encore, à 102, on est heureux. » Un dimanche, ce sera 514 µg.

Soupe aux vérités officielles

« Wuhan : méga-cité […] au centre de la Chine, réputée pour être une des plus polluées du pays, un bassin industriel, nœud de transports maritimes et ferroviaires, au bord du fleuve bleu, le Yang-Tsé ». A. Labruffe s’y trouve en qualité d’attaché culturel, à la demande du ministère des Affaires étrangères de la République française. L’aspect dystopique de la mégapole chinoise de 11 millions d’habitants aurait pu le décourager de s’y rendre. Mais il a fait le choix d’y aller et de s’en inspirer pour son prochain roman « postapocalyptique ».

Paradoxalement, un attaché culturel est, en Chine, un détaché culturel privé de l’accès aux médias de son pays. Une « Grande Muraille numérique », construite par la Chine « pour soustraire sa population au monde » et couper les étrangers du leur, ceinture la République. Le Parti communiste, au pouvoir depuis 1949, veille ainsi à ce que la parole médiatique entendue intramuros ne soit jamais qu’un bouillon clair et insipide, n’altérant en rien le gout des vérités officielles qu’on y fait flotter, comme des carrés des nouilles lyophilisées. 

Au fil des jours, les preuves du contrôle et de la surveillance généralisée iront s’accumulant. C’est d’abord la surchauffe du portable, qui signale l’activité d’un logiciel espion. C’est ensuite l’ordi, où les fichiers changent de date et de place tout seuls. C’est aussi cette phrase tapée par l’auteur : « La Chine […] le pire du communisme et du capitalisme réunis », où les mots barrés l’ont été par quelqu’un d’autre. C’est enfin l’impossibilité même de saisir sur le clavier le nom d’une personnalité honnie et bannie par le régime. Troublant.  

Dématérialisation du matérialisme, mort du gout

À cet environnement mental aseptisé, où les germes de la liberté de penser sont quotidiennement détruits et où les esprits sont pour ainsi dire conservés sous vide spirituel, s’opposent l’intensité et le tumulte de la vie matérielle, remarquables, entre autres, par le nombre incalculable de chantiers de construction et de destruction disséminés dans la ville. Lorsqu’observés depuis les hauteurs d’un hôtel, ceux-ci donnent à la cité l’apparence d’une mer de métaux et de matières pondéreuses en ébullition.    

Autre paradoxe cependant, la consommation des ménages, dimension essentielle de la vie matérielle, a subi une totale dématérialisation : « les supermarchés sont désertés, presque tous les achats se font en ligne désormais. La digitalisation de l’être est totale. » Et tandis que l’économie se dématérialise, le matérialisme vulgaire atteint des sommets, repoussant aux marges de la vie ordinaire le matérialisme dialectique des marxistes (qui survit cependant dans la rhétorique et la stratégie du Parti, selon Alice Ekman). 

L’orgie de biens matériels à laquelle s’adonnent les nouveaux riches de Wuhan débouche, non sur un raffinement du gout des Chinois, mais sur l’anéantissement de toute esthétique véritable au profit du kitch. En témoigne ce décor de karaoké criard qui fait littéralement mal aux yeux : « colonnes grecques, guirlandes multicolores, néons roses et jaune kobalt, rideaux plissés kaki, chaises Louis XIV, sofas en skaï orange à pois noirs… » Paradis de la laideur où une jeunesse dorée se vide de son vide en beuglant des chansons nulles dans un micro. 

Un virus nommé dix-neuf

Mi-décembre 2019, A. Labruffe est heurté par un minibus. Après une pirouette dans les airs, il retombe, se fêle une côte et se retrouve à l’hôpital franco-chinois de Wuhan pour constater les dégâts. Il y « croise des patients qui toussent. D’autres avec des masques. »

Dix jours plus tard, à Noël, un ami journaliste qui vit lui-même à Wuhan l’informe qu’une « pneumonie virale se serait déclenchée dans un marché de fruits de mer et de poissons, à deux kilomètres » du boulot de Labruffe. Un collègue chinois confirme. L’angoisse nait et se nourrit du souvenir des précédentes épidémies : le SRAS de 2003, le MERS de 2015, etc. 

Le 6 janvier, « les autorités admettent officiellement dans les médias chinois l’existence d’un virus étrange à Wuhan. » Mais, officiellement, le décompte des personnes infectées ne dépasse pas quarante-et-un, et le gouvernement affirme que « tout est sous contrôle. »

A. Labruffe passe les 10 jours suivants « entre paranoïa et lucidité », tâchant d’éviter tout contact inutile. Il recroise cependant, « dans le hall de l’immeuble où [il] bosse », un Français rencontré précédemment, et qui travaille à titre de « monsieur Qualité » au laboratoire P4 de Wuhan, où des savants fous cultivent au fond des fioles des foules de virus Frankenstein. 

L’homme confirme que « les chiffres du gouvernement sont sous-estimés » et souligne « qu’on oublie quelque chose dans cette histoire. — Ah oui, quoi, je demande. — Les porteurs sains, il répond sereinement. » Le 16 janvier, invité par un festival littéraire, Labruffe part en France.

Quand il sera prêt à revenir à Wuhan, une semaine plus tard, ce ne sera plus possible. La ville aura été coupée du reste du monde. Mais les péripéties ne s’arrêteront pas là pour autant. « Trois jours après l’avoir gardée, écrit A. Labruffe, ma fille tombe malade le 23 janvier. » Les porteurs sains…

Une histoire aussi nôtre

Les vingt dernières pages du livre sont principalement consacrées à ces rebondissements covidiens en sol français : hospitalisation d’une amie prise d’une pneumonie, que l’hôpital ne teste pas, faute de tests ; « discussion surréaliste » avec le service d’aide médicale urgente (SAMU), qui nie la possibilité des porteurs asymptomatiques ; défilé d’experts gouvernementaux à la télé, qui se veulent rassurants et « comparent le coronavirus à une grippette », etc. « La France est dans le déni. »

Puis vient la panique, le branlebas de combat, le confinement de mars 2020. Vous connaissez le reste de l’histoire, puisque c’est aussi la vôtre. Merci, en tout cas, à Alexandre Labruffe de nous avoir raconté la sienne, commencée il y a déjà bien longtemps, dans la Chine du milieu des années 90, et poursuivie au cœur de Wuhan, cette ville tentaculaire qui est à la fois hiver de la santé du corps, hiver de la liberté de l’esprit et hiver de la vie de l’âme — en plus d’avoir été un enfer.     

Alexandre Labruffe, Un hiver à Wuhan, Éditions Verticales, 2020, 128 p. 

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À propos de l'auteur Le Verbe

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