En France, une théorie du complot raciste se fraie un chemin dans le courant dominant
Valérie Pécresse, la candidate présidentielle de centre droit, a utilisé l’expression « grand remplacement » dans un discours ponctué d’attaques codées contre les immigrés et les musulmans.
Par Norimitsu Onishi
Norimitsu Onishi est le correspondant du New York Times à Paris. Il a précédemment été chef de bureau du Times à Johannesburg, Jakarta, Tokyo et Abidjan, en Côte d’Ivoire.
Source : New York Times, 15 février 2022
Traduction : lecridespeuples.fr
Jusqu’à il y a quelques années, le « grand remplacement » —une théorie du complot raciste selon laquelle les populations chrétiennes blanches sont intentionnellement remplacées par des immigrants non blancs— était si toxique en France que même Marine Le Pen, la dirigeante de longue date de l’extrême droite du pays, a ostensiblement refusé de l’utiliser.
Mais dans une course présidentielle qui a élargi les frontières de l’acceptabilité politique en France, Valérie Pécresse, la candidate du parti de centre-droit dominant aux prochaines élections, a utilisé l’expression ce week-end dans un discours ponctué d’attaques codées contre les immigrés et les musulmans.
L’utilisation du slogan —dans ce qui avait été présenté comme le discours le plus important à ce jour par Mme Pécresse, une grande rivale du Président Emmanuel Macron— a alimenté d’intenses critiques de la part de ses adversaires ainsi que des alliés au sein de son parti. Cela a également souligné le nouveau virage à droite de la France, en particulier parmi les électeurs de la classe moyenne, et l’influence écrasante des idées et des candidats de droite dans cette campagne, ont déclaré des experts politiques.
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Le « grand remplacement », une théorie du complot adoptée par de nombreux suprématistes blancs dans le monde, a inspiré des massacres aux États-Unis et en Nouvelle-Zélande.
Éric Zemmour, auteur d’extrême droite, éditocrate de la télévision et désormais candidat à la présidence, a été la principale figure de proue de la vulgarisation du concept en France au cours de la dernière décennie, le décrivant comme une menace civilisationnelle contre le pays et le reste de l’Europe.
Dans un discours de 75 minutes devant 7 000 partisans à Paris —destiné à présenter Mme Pécresse, 54 ans, actuelle Présidente du Conseil régional d’Île-de-France et ancienne ministre nationale du budget puis de l’enseignement supérieur, aux électeurs de tout le pays—, Mme Pécresse a adopté les thèmes de Zemmour, affirmant que l’élection déterminerait si la France est « une nation unie ou une nation divisée ».
Le candidat présidentiel d’extrême droite Éric Zemmour, au centre, a été la figure de proue qui a popularisé le concept de « grand remplacement » en France au cours de la dernière décennie.
Elle a affirmé que la France n’était pas condamnée au « grand remplacement » et a appelé ses partisans « à se soulever ». Dans le même discours, elle a fait la distinction entre « français de cœur » et « français de papiers », expression utilisée par l’extrême droite pour désigner les citoyens naturalisés. Jurant de ne pas laisser la France être subjuguée, elle a dit au sujet du symbole de la France que « Marianne n’est pas une femme voilée », en référence au voile musulman [que Zemmour et Pécresse se proposent d’interdire, le premier explicitement, la seconde en filigrane].
« En utilisant la formule « grand remplacement », elle lui a donné une légitimité et a mis les idées de l’extrême droite au cœur du débat sur la course à la présidentielle », a déclaré Philippe Corcuff, un expert de l’extrême droite qui enseigne à l’Institut d’études politiques à Lyon. « Quand elle parle de “français de papiers”, elle dit que des distinctions seront faites entre les Français selon des critères ethniques. Sa stigmatisation du voile musulman s’inscrit dans la même logique que l’extrême droite.
L’utilisation d’un terme autrefois limité à l’extrême droite par Mme Pécresse —qui est la candidate des Républicains, le parti des anciens Présidents Nicolas Sarkozy et Jacques Chirac— a marqué un « Rubicon », a déclaré Anne Hidalgo, la candidate socialiste à la présidentielle et actuelle maire de Paris.
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Mais cela a également mis mal à l’aise des personnes au sein de son propre parti, qui veulent toujours tracer des lignes claires entre celui-ci et l’extrême droite. Xavier Bertrand, un poids lourd du parti, a déclaré : « Le grand remplacement, ce n’est pas nous », ont rapporté les médias français.
Les sondages montrent Mme Pécresse, Mme Le Pen et M. Zemmour au coude à coude pour la deuxième place derrière M. Macron lors du premier tour de scrutin, prévu le 10 avril. L’un d’eux affronterait M. Macron —qui a également basculé à droite, notamment au cours des deux dernières années de sa présidence— au second tour le 24 avril.
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L’ascension soudaine de M. Zemmour en tant que candidat a injecté le « grand remplacement » et d’autres enjeux explosifs dans la course, obligeant les autres candidats de droite à affiner leurs positions au risque de perdre du soutien à son profit.
Mme Le Pen avait expressément rejeté le slogan, le critiquant comme une théorie du complot. Alors qu’elle a gardé ses distances avec le terme, le président de son parti, Jordan Bardella, a commencé à y faire référence ces derniers mois.
Marine Le Pen, dirigeante de longue date de l’extrême droite du pays, avait expressément rejeté le slogan, le qualifiant de théorie du complot.
Face aux critiques, Mme Pécresse a un peu rétropédalé, estimant que son utilisation de l’expression avait été mal interprétée.
Mais Nicolas Lebourg, politologue spécialiste de la droite et de l’extrême droite, a déclaré que son utilisation du terme reflétait simplement un calcul politique : les partisans traditionnels de la classe moyenne du centre droit ont également basculé vers la droite ces dernières années.
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« Depuis 2010, il y a eu un durcissement important des électeurs de la classe moyenne supérieure contre l’immigration et l’Islam, mais nous n’avions pas encore vu ses effets politiques », a déclaré M. Lebourg. « Donc, ce que nous vivons actuellement, c’est un basculement d’une partie de la classe moyenne et de la bourgeoisie. »
Ces électeurs s’inquiètent de questions comme le « wokisme » —la prétendue contamination de la France par des idées américaines « woke » sur la justice sociale qu’ils considèrent comme un excès de politiquement correct.
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« Ce sont les électeurs de la classe moyenne qui se soucient du “wokisme”, alors que les partisans de la classe ouvrière de Le Pen s’en désintéressent complètement », a déclaré M. Lebourg.
Le « grand remplacement » a été théorisé par un écrivain français du nom de Renaud Camus en 2010. Dans une interview en 2019, M. Camus a déploré le fait que des politiciens de premier plan aient rejeté le slogan. Ce concept et son adhésion à l’extrême droite l’avaient transformé en paria dans les cercles littéraires et médiatiques français, l’obligeant à publier ses propres livres.
Mais ces derniers mois, M. Camus est à nouveau invité dans des talk-shows télévisés.
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Dans un échange de courriels mardi, il a déclaré : « Je ne peux que me réjouir de l’utilisation de l’expression “grand remplacement” au cours de cette campagne présidentielle ».
D’autres problèmes de campagne, comme la pandémie et le pouvoir d’achat des consommateurs, sont mineurs à côté de la réalité décrite par le slogan, a-t-il déclaré.
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« Le reste n’a aucune importance en comparaison », a-t-il déclaré.
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