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Après la mise à plat de la Commission Baker-Hamilton, les États-Unis hésitent. Ils tentent plusieurs opérations comme la « révolution verte » en Iran. Finalement, ils adoptent le « leadership par l’arrière », une technique de commandement qui place leurs alliés au devant de la scène et économise leurs forces. Dans l’ombre, les Britanniques façonnent les opinions publiques sans que personne ne s’en aperçoive. Désormais, ceux qui décident se cachent.
par Thierry Meyssan.
Révolution colorée en Iran
Comme il s’agit de faire à l’économie, l’idée d’une grande guerre contre l’Iran est abandonnée, mais pas la cible. Pour renverser tout à la fois les gardiens de la Révolution, le président Mahmoud Ahmadinejad et le Guide Ali Khamenei, la CIA organise une révolution colorée en s’appuyant sur les personnalités sélectionnées par Liz Cheney en 2006-08. Elle choisit le second fils de l’ayatollah Rafsandjani, Mehdi, et l’ancien président sayyed Mohammad Khatami.
L’Agence demande aux Alliés de créer des chaînes satellitaires en persan de manière à contester les télévisions nationales. Si l’Iran produit des fictions de qualité, c’est toujours avec une grande pauvreté de décors et de costumes. Au contraire, Hollywood propose des films chatoyants à très grand spectacle. Connaissant la pruderie de la culture iranienne, les Frères musulmans l’abreuvent déjà des versions intégrales des œuvres les plus choquantes d’Hollywood avec MBC Persia – alors qu’ils censurent les scènes à caractère sexuel sur MBC en arabe. En quelques mois, les Alliés créent 70 chaînes en persan, bien que cette langue ne soit parlée qu’en Iran et en Afghanistan. Même la Corée du Sud crée une télévision en persan.
Si la population iranienne se reconnaît massivement dans la Révolution anti-impérialiste de l’imam Rouhollah Khomeini, elle se divise quant à ses conséquences. Une partie du bazar, c’est-à-dire des commerçants de Téhéran et d’Ispahan, a été durement touchée par la fermeture des marchés internationaux qui a suivi les tentatives d’exportation de la Révolution. Cette classe sociale, habituée aux voyages en Occident, souffre en outre de la stricte morale sexuelle en cours et rêve d’un « Mai 68 ».
Depuis trente ans, la CIA tente d’isoler la Révolution tout en faisant des affaires avec la classe dirigeante iranienne. Ainsi, durant la période 1983-86, Israël et l’État profond US imaginèrent un moyen pour contourner l’embargo du Congrès sur les ventes d’armes au Nicaragua (affaire « Iran-Contras »). Au Conseil national de sécurité US, Elliot Abrams et le colonel Oliver North contactèrent le président du Parlement, l’ayatollah Rafsandjani via un député, le cheikh Hassan Rohani, qui travaillait donc déjà à cette époque avec Paul Wolfowitz et Robert Gates. Israël mit au point un système de vente d’armes aux contre-Révolutionnaires nicaraguayens qui fut financé en sous-main par la CIA, principalement à partir des revenus d’un trafic de drogues. Sans état d’âme, Rafsandjani piétina l’idéal de l’imam Khomeiny, prit le parti des contre-Révolutionnaires latino-américains, d’Israël et des États-Unis, et parvint à se constituer la plus importante fortune d’Iran.
Mais en 2009, prudent, Rafsandjani refuse de s’impliquer directement dans une nouvelle opération contre son propre pays. Il désigne son fils Mehdi pour faire la liaison, tandis que l’ancien Président Khatami annonce qu’il se présentera contre Mahmoud Ahmadinejad, un Gardien de la Révolution qui a relancé le mouvement de Khomeiny. Cependant, alléguant avoir été agressé en pleine rue, Mohamed Khatami se désiste au profit de son ancien Premier ministre, Mir Hossein Moussavi. Puis, il se rend aux États-Unis où il rencontre le milliardaire George Soros pour mettre au point le coup d’État.
Dès la proclamation de la victoire d’Ahmadinejad, le 13 juin, avec 62,63% des voix, la NED assure que le scrutin a été manipulé. Les partisans de Moussavi, qui a obtenu 33,75% des votes, descendent dans la rue. Il s’en suivra plusieurs jours d’une extrême confusion. Malgré le soutien que l’ayatollah Rafsandjani apporte publiquement aux contestataires, le Pouvoir résiste. En quelques semaines, la « révolution verte » a pris l’allure d’un conflit de classe : la bourgeoisie urbaine contre le reste du pays.
L’année suivante, Mahmoud Ahmadinejad tient la revanche de son Peuple à cette tentative de coup d’État. En soutien à la Révolution, il organise d’abord la plus vaste manifestation populaire de l’Histoire iranienne. Puis, à la tribune de l’Assemblée générale des Nations unies, il dénonce la stratégie de « choc des civilisations » de Bernard Lewis et de Samuel Huntington – deux anciens membres du Conseil de Sécurité nationale US – : s’il existe bien un conflit qui traverse l’humanité, poursuit-il, ce n’est pas entre les religions, mais entre d’une part les valeurs matérielles du capitalisme et de la société de consommation, et d’autre part les valeurs spirituelles de la Révolution que sont la justice et l’héroïsme. Il pose les questions qui fâchent sur les événements du 11-Septembre aux États-Unis. Il élude la question de la religion dont se réclamait Oussama Ben Laden, mais note les relations d’affaires personnelles qui liaient sa famille à celle des Bush – des liens que j’avais révélés en 2001 dans l’hebdomadaire mexicain Proceso et qui furent évoqués au Congrès par la représentante Cynthia McKinney. Ayant acté que la version de l’administration Bush a servi à justifier des guerres contre l’Afghanistan et contre l’Irak et refusant de prendre position, il reprend au nom de la République islamique d’Iran ma demande de création d’une Commission d’enquête internationale. C’est un tremblement de terre à Washington.
Le jour même, le Conseil de Sécurité nationale US se réunit en urgence. Dès le lendemain matin, le président Barack Obama, se précipite au micro de la BBC en persan pour calmer le jeu, tandis que la presse iranienne expose mes relations avec Mahmoud Ahmadinejad et que les diplomates s’activent. L’entretien avec les journalistes anglo-iraniens est organisé par le responsable des communications stratégiques à la Maison-Blanche, Ben Rhodes, l’homme qui a rédigé le rapport de la Commission présidentielle Bush sur les attentats du 11-Septembre. Obama accuse son homologue iranien d’avoir tenu des propos haineux à la tribune des Nations unies, mais toute personne qui lit le texte de son intervention peut vérifier que c’est faux. L’important est d’éteindre l’incendie avant qu’il ne se propage. En définitive, non seulement la Guerre d’Iran n’aura pas lieu, mais les États-Unis cessent toute attaque directe en échange du silence iranien.
Le « leadership par l’arrière »
Selon un conseiller d’Obama, son administration, consciente à la fois du déclin relatif des États-Unis par rapport à la Chine et de l’hostilité qu’ils suscitent dans le monde, imagine une nouvelle forme de leadership : par l’arrière (leading from behind). « La défense de nos intérêts et la diffusion de nos idéaux requiert désormais discrétion et modestie en plus de notre puissance militaire », précise-t-il. En d’autres termes, même si « cela ne fait pas très John Wayne », Barack Obama, à la différence de ses prédécesseurs, ne déploiera pas les troupes US dans de nouveaux conflits, mais poussera ses alliés à faire le travail à sa place. Pour réussir, cette méthode exige de paraître éternellement surpris par des événements « spontanés », et d’encourager ses alliés à réagir avant soi.
Proposé fin 2004 par les Britanniques, le projet de renversement des gouvernements laïcs arabes au profit des modérément anti-impérialistes – que sont les Frères musulmans – sera la première application de cette nouvelle manière de gouverner le monde.
Washington pousse, en novembre 2010, Paris à signer avec Londres les Traités de Lancaster House qui planifient les attaques de la Libye et de la Syrie. Comme en 2005, un ultimatum est adressé à la Syrie. L’Union européenne informe Damas que s’il ne signe pas immédiatement d’accord d’association, il risque un conflit majeur. Le Président Bachar el-Assad se rend discrètement en Europe, l’Union lui demande de libéraliser son économie au détriment de sa population et exige qu’il admette la perte du Golan et normalise ses relations avec Israël. Bien entendu, le Syrien décline ; ce sera la guerre.
Le test ivoirien
Cependant, par prudence, si le Pentagone ne met pas en doute les capacités militaires du Royaume-Uni, il entend vérifier d’abord celles de la France avant de confier quoi que ce soit aux Européens. Il encourage donc Paris à reconquérir la Côte d’Ivoire dont il l’avait exclu précédemment. Depuis l’élection du président Laurent Gbagbo, en 2000, le pays est contrôlé par le Pentagone – via Simone Gbagbo et des prêcheurs évangélistes – et par Israël – via le ministre de l’Intérieur, un réfugié libanais pro-israélien de l’armée du Sud Liban. Cette première partie de la présidence Gbagbo est particulièrement violente. Toutefois, comme beaucoup de collaborateurs de l’impérialisme, avec le temps le président se découvre capable de s’occuper de son peuple plutôt que de continuer à servir des intérêts étrangers. Le moment est donc venu de le chasser.
Dès les résultats de l’élection présidentielle de 2010 connus, la France déclare qu’elle a été truquée au détriment d’Alassane Ouattara, un ami personnel de Nicolas Sarkozy. Durant quelques jours, les deux candidats s’accusent mutuellement et se disputent la présidence. Paris parvient à assécher les finances ivoiriennes, de sorte que l’armée et la police font défection et se rallient à Ouattara. Laurent Gbagbo est arrêté et traîné devant le Tribunal pénal international, décidément spécialisé dans la justification de l’impérialisme occidental en Afrique. Étrangement les deux firmes qui soutenaient l’opération française de « démocratisation », Bolloré et Bouygues, se brouillent avec Nicolas Sarkozy, tandis que le Pentagone félicite la France. Le TPI, quant à lui, ne parviendra jamais à prouver ses accusations contre le président déchu.
Phase I : la Tunisie
Washington et Londres feignent de découvrir « avec surprise » le soulèvement en Tunisie, fin décembre 2010. Paris, qui tente de soutenir Zine el-Abidine Ben Ali, comprend avec retard que les Anglo-Saxons l’ont laissé tomber. Le président n’avait pourtant pas démérité du point de vue de ses sponsors. Au service de la CIA, il avait été formé à la Senior Intelligence School de Fort Holabird, et avait appliqué en toutes choses les consignes de Paris, de Rome et de Washington. Mais il n’avait aucun contact avec Londres et ne convenait plus au grandiose plan du MI6.
Dans les rues, les hommes de Gene Sharp viennent des États-Unis, d’Allemagne et de Serbie organiser la « révolution du Jasmin ». À la demande du général William Ward, (le patron de l’AfriCom), le général Rachid Ammar, (chef d’État-Major tunisien), persuade le président de s’absenter à l’étranger, le temps de rétablir l’ordre. Ben Ali s’en va, comme jadis en Iran le Shah Reza Pahlevi, en croyant ne partir que quelques semaines. La presse internationale se déchaîne en exposant la fortune cachée du dictateur. Jeffrey Feltman est déjà à l’ambassade US de Tunis, la base régionale de la CIA. Le MI6 n’a plus qu’à faire revenir de Londres l’opposant historique, le Frère Rached Ghannouchi.
Le Royaume-Uni remplit ainsi son contrat de placer un « modéré » au pouvoir, tout en faisant basculer la Tunisie de la sphère d’influence française dans la sienne.
Phase II : l’Égypte
C’est rapidement le tour de l’Égypte. Les hommes de Gene Sharp et les « ONG » de la NED investissent la Place Tahrir pour y conduire la « révolution du Lotus ». Cette fois, l’ambassadeur Frank Wisner (le beau-père de Nicolas Sarkozy) vient signifier son licenciement au Président Hosni Moubarak. Il n’avait pas plus démérité que Ben Ali – hormis son refus de transférer les Palestiniens de Gaza dans le Sinaï –, mais ne faisait pas davantage partie du plan britannique. La presse internationale se déchaîne en exposant la fortune privée du dictateur. Sauf que cette fois-ci tout est faux, car Hosni Moubarak n’est pas un voleur. Peu importe, le MI6 organise le retour des Frères musulmans. Complètement dépassés, les Français s’abstiennent de tout commentaire.
Phase III : la Libye
C’est ensuite le tour de la Libye et de la Syrie. Le « sénateur » John McCain et le « philosophe » Bernard-Henri Lévy réunissent au Caire les hommes de la NED, Al-Qaïda et les futurs dirigeants des deux pays. Le Frère Mahmoud Jibril, numéro 2 du gouvernement de Mouammar Kadhafi, est soudainement intronisé chef de l’opposition libyenne en exil. Les snipers italiens assassinent depuis les toits les manifestants et les policiers de Benghazi provoquant le chaos, tandis qu’Al-Qaïda prend d’assaut les arsenaux militaires. À Genève, les Frères de la Ligue libyenne des Droits de l’Homme dénoncent les crimes imaginaires du régime qui bombarderait son propre peuple. On parle de milliers de morts, qui seront effectivement tués plus tard par les forces de l’OTAN. Dans la foulée, le Conseil de sécurité de l’ONU autorise une intervention militaire pour protéger les civils que pourtant seul Al-Qaïda menace.
En Libye, les travailleurs émigrés africains sont les seuls à comprendre ce qui se passe. Ils voient l’arrivée massive des Forces spéciales occidentales à Benghazi et anticipent que, comme en Côte d’Ivoire, les Occidentaux vont renverser le régime. Personne n’intervient lorsque, à l’Est, les Frères musulmans et la Confrérie des Sénoussis se livrent à des pogroms contre les Noirs. Plus de 800 000 travailleurs immigrés fuient le pays par l’Ouest, tandis que la presse atlantiste prétend avec aplomb qu’ils sont terrorisés par le « régime de Kadhafi », qui au contraire les protégeait.
Jusque-là tout va bien pour les organisateurs. Le président Obama donne l’ordre aux Alliés d’attaquer Tripoli, sous la coordination de l’AfriCom, et en s’appuyant sur les forces d’Al-Qaïda au sol.
Ce montage est insupportable au général Carter Ham, le commandant de l’AfriCom et l’un des militaires les plus hauts gradés des États-Unis. Il refuse de se battre aux côtés de ceux qui ont tué tant de GI’s en Afghanistan et en Irak. D’urgence, la Maison-Blanche doit basculer le dispositif sous la responsabilité d’un autre officier. Ce sera le patron de l’EuCom et commandant suprême de l’OTAN, l’amiral James G. Stavridis. Tant pis pour toutes les déclarations antérieures selon lesquelles l’intervention militaire ne doit pas apparaître comme une croisade occidentale en terre d’islam et ne devait donc surtout pas impliquer l’Alliance atlantique.
Phase IV : la Syrie
Malgré les appels au soulèvement, la Syrie ne bouge pas. Seules quelques statues de feu le président Hafez el-Assad sont renversées. Les Frères musulmans mettent en place des manifestations à la sortie des mosquées, le vendredi jour de prière. Comme le pays n’est qu’aux deux tiers sunnite, il faut expliquer pourquoi les manifestations « pour la démocratie » se tiennent uniquement le vendredi et exclusivement à la sortie de mosquées sunnites. C’est que la « dictature » est « alaouite ». Ce faisant, on occulte aussi bien la laïcité du parti Baas que toutes les minorités religieuses, (chrétiens, druzes, chiites duodécimans, etc.).
Finalement, Israël organise les émeutes de Deraa tandis que le MI6 diffuse, via les chaînes qatarie et saoudienne, l’histoire des enfants dont la police aurait arraché les ongles.
Le rôle du MI6
Le Rapport de la Commission sur les atrocités alléguées des Allemands, rendu au nom du Gouvernement de Sa Majesté présenté par Lord James Bryce, en 1915, est le premier exemple connu de propagande militaire moderne. Partant de faits réels, le rapport décrit l’armée allemande comme un « vaste gang de Jack l’éventreur ». Le Bureau de la propagande de guerre (Propaganda War Bureau) fit éditer alors toutes sorte de livres et d’articles de presse pour développer cette affabulation. À l’issue de la guerre, la population britannique exigea que l’Allemagne vaincue indemnise les familles des victimes belges. On découvrit alors qu’elles étaient peu nombreuses. Lord Arthur Ponsonby publia alors Contre-vérités en temps de guerre, contenant un assortiment de mensonges diffusés à travers les nations pendant la Grande Guerre (Falsehood in War-time, Containing an Assortment of Lies Circulated Throughout the Nations During the Great War). Il y examinait les procédés qui avaient servis à tromper les opinions publiques.
- Le Royaume-Uni a conservé cette méthode efficace.
Durant l’ensemble des « Printemps arabes », le MI6 se spécialise dans la propagande de guerre. C’est un juste retour des choses dans la mesure où l’idée d’utiliser les découvertes de la psychologie moderne pour mentir à sa propre population et obtenir son soutien est une idée anglaise, bien antérieure à l’URSS et au IIIe Reich. Dès 1914, Londres crée le Bureau de la Propagande de guerre. Une des caractéristiques de ses méthodes est de toujours avoir recours à des artistes car l’esthétique neutralise la logique. En 1914, ils recrutèrent les grands écrivains de l’époque – comme Arthur Conan Doyle, H.G. Wells ou Rudyard Kipling – pour publier des textes attribuant des crimes imaginaires à l’ennemi allemand. Puis, ils firent appel aux patrons de leurs grands journaux pour reprendre les informations imaginaires de leurs écrivains.
Lorsque les États-uniens suivirent l’exemple britannique, en 1917 avec le Comité d’information publique, ils étudièrent plus précisément les mécanismes de persuasion avec l’aide du journaliste vedette Walter Lippmann et de l’inventeur de la publicité moderne, Edward Bernays (le neveu de Sigmund Freud). Mais persuadés du pouvoir de la science, ils en oublièrent l’esthétique. C’est ainsi que la propagande passa de l’orientation donnée par le Pouvoir à des artistes à la narration d’histoires (« storytelling ») fabriquées systématiquement selon des règles scientifiques.
Arrivant avec 20 ans de retard sur ce créneau, les nazis développèrent deux concepts nouveaux : Joseph Goebbels institua un briefing quotidien au ministère de l’Information au cours duquel il définit les « éléments de langage » que les journalistes devaient utiliser. Il ne s’agissait plus simplement de convaincre, mais de modifier les références des foules. Cette technique a été systématisée en 2003 par la Maison-Blanche et Downing Street qui ont créé le Bureau des communications globales (Office of Global Communications). Les communicants du président et du Premier ministre échangent chaque jour lors d’une conférence téléphonique. Ils distribuent à l’ensemble de leurs ambassades et à diverses administrations un courriel quotidien, The Global Messenger (Le Messager global), indiquant les éléments de langage à reprendre.
Par ailleurs, Goebbels engagea chaque citoyen à participer au mensonge de sorte qu’il ne puisse que difficilement revenir à la vérité, c’est l’embrigadement. Par exemple, un individu qui a participé à des marches au flambeau en uniforme Hugo Boss ne peut plus renier ses croyances nazies sans se remettre en cause lui-même et devoir repenser à la fois le passé et sa vision de l’avenir. Sur le même modèle, aujourd’hui les Occidentaux qui ont participé à des manifestations en faveur des Libyens écrasés sous les bombes du dictateur Kadhafi ne peuvent que difficilement revenir à la réalité et admettre que les seules bombes utilisées ont été lancées par l’OTAN. La psychologie humaine est ainsi faite que, même lorsque nous en découvrons les preuves, nous avons du mal à reconnaître nous être fait manipuler.
En 2010, le MI6 se contente d’inventer des histoires qui permettent une narration continue des événements. Par exemple, il fabrique une biographie de Mohamed Bouazizi – le jeune homme dont le suicide a servi de déclenchement aux manifestations en Tunisie – et imagine les conditions de sa mort de manière à transformer le fait divers de son suicide en un symbole de l’oppression. Ces mensonges permettent de masquer le rôle des Frères musulmans, de la NED et de Gene Sharp, de sorte que les événements paraissent spontanés. Et dans une certaine mesure, ils le sont, car les Tunisiens croient aussi cette fable.
Le MI6 coordonne également le travail des télévisions atlantistes en langue arabe, tout comme celui des télévisions alliées en langue persane. Sa méthode est simple : chaque station cite les autres. Ainsi, une fausse information diffusée par l’une sera reprise par les autres. C’est l’application du principe de Goebbels selon qui « un mensonge répété 1000 fois devient une vérité ».
Le fer de lance de cette propagande est la station qatarie Al-Jazeera. La chaîne fut créée en 1996 par les frères David et Jean Frydman, après l’assassinat d’Yitzhak Rabin, dont ils étaient proches. L’idée était de disposer d’une télévision en langue arabe où les Arabes et les juifs pourraient discuter malgré la guerre qui les oppose. Ne disposant pas du personnel nécessaire, les Frydman se tournèrent vers le MI6 qui envisageait justement de créer une rédaction en Arabie saoudite. Après diverses péripéties, le MI6 débaucha presque tout le service arabe de la BBC pour créer Al-Jazeera la qatariote. L’idée fonctionna fort bien tant que cette station tendit ses micros à des opinions variées bousculant le monolithisme et le dogmatisme qui caractérisaient jusque-là les médias arabes. La chaîne devint sans aucun doute la plus regardée du monde arabe durant les invasions de l’Afghanistan et de l’Irak car elle relatait, seule, les crimes des États-Unis. Nous avons vu plus haut que ce point de vue apparemment anti-états-unien n’était pas révolutionnaire, mais correspondait à celui du MI6. Toujours est-il que l’aura d’Al-Jazeera était telle que la plupart des télévisions arabes sollicitèrent soit Al-Jazeera, soit directement la BBC, pour former leurs journalistes. En quelques années, le MI6 disposait d’honorables correspondants dans presque toutes les rédactions de l’audiovisuel arabe, y compris en Libye et en Syrie.
Tout changea en 2005, lorsque le MI6 entama la préparation des « Printemps arabes ». La rédaction d’Al-Jazeera fut placée sous la supervision du cabinet JTrack du Frère Mahmoud Jibril – le futur leader de la « révolution » libyenne. Il veilla à donner une cohérence à la chaîne et lui donna un guide spirituel, le cheikh Youssef Al-Qaradâwî, la star des Frères musulmans. C’est à cette période que j’organisais la conférence « Axis for Peace » à Bruxelles qui rassembla plus de 150 personnalités venant de plus de 40 pays. Alors qu’Al-Jazeera avait donné son parrainage à la conférence – ainsi que TeleSur et Russia Today –, je reçus le deuxième jour de la réunion un coup de téléphone affolé du directeur de la chaîne m’assurant qu’il était désolé, mais devait annuler sa participation.
Mahmoud Jibril venait de consulter la liste des participants et de réaliser l’importance de cette réunion. En quelques mois, la rédaction qatarie fut épurée et confiée au Frère Wadah Khanfar – ce dernier dirige aujourd’hui le Sharq Forum de Tunis, le think tank de la Confrérie.
Au début des « Printemps arabes », le MI6 installa une cellule de coordination des télévisions atlantistes à Doha. Al-Arabiya, Al-Jazeera, la BBC, CNN, France24, et Sky y participaient ainsi que de petites stations en langue arabe créées par la CIA. Ensemble, ils produisirent les images de l’entrée des révolutionnaires sur la place verte de Tripoli qui furent diffusées la première fois par Sky, le deuxième jour de la bataille pour le contrôle de la capitale libyenne. Lorsqu’on les observe en détail, on voit qu’elles ont été réalisées dans un studio à ciel ouvert. Certains immeubles de la place n’ont pas été dupliqués en détail.
Surtout les tubulures que les Kadhafistes y avaient amenées la semaine avant la bataille pour suspendre un portrait géant du Guide ne s’y trouvent pas. C’est la première fois que des images de fiction furent diffusées comme des images d’actualité au cours du combat. Bien entendu, l’effet sur les Libyens fut catastrophique. Persuadés d’avoir été envahis et d’avoir perdu la guerre, nombre d’entre eux cessèrent toute résistance. La même méthode fut planifiée pour servir en Syrie début 2012, mais cette opération fut annulée à la fois en raison de la réaction de la Syrie et de l’intervention russe.
Cette cellule de coordination de télévisions atlantistes et du Golfe reprend un système qui a fait ses preuves durant l’attaque de l’Irak. À l’époque, la CIA, le MI6 et le Shin Beth israélien coordonnaient la publication de leurs intoxications sur les prétendues implications de Saddam Hussein dans les attentats du 11-Septembre ou sur la capacité de l’Irak à tirer des missiles chimiques sur les États-Unis. Les services secrets de Sa Majesté n’ont d’ailleurs pas hésité à assassiner le docteur David Kelly qui s’apprêtait à révéler l’existence de la cellule « Rockingham » à la BBC.
Aussi le MI6 installa-t-il en Syrie des unités de presse à Baba Amr, en 2012, et à Alep Est, en 2016. Pour ce faire, il plaça des collaborateurs syriens, dits « journalistes citoyens », qui reçurent des correspondants de guerre étrangers. Non seulement durant des mois les médias occidentaux gobèrent toutes les imputations de ces Syriens, mais ils ne les questionnèrent pas sur leurs positions politiques. Par exemple, Abou Saleh, qui s’imposa comme pigiste pour France24 et Al-Jazeera, fut présenté comme un « démocrate ». Pourtant, il participa au Tribunal de la charia de Baba Amr qui condamna à mort et fit égorger plus de 150 civils, chrétiens et alaouites.
L’Observatoire syrien des Droits de l’Homme fut initialement créé par les frères Al-Abdeh (BaradaTV) et Oussama Ali Suleiman (sous le pseudonyme de « Rami Abdel Rahmane ») avant le début des événements dans leur pays, mais il ne fut pas correctement enregistré de sorte que le dernier des trois se l’appropria. Ils sont membres des Frères musulmans et l’on ignore les causes de leur dispute.
Toujours est-il que « Rami Abdel Rahmane », tenancier d’un kebab de Coventry (Royaume-Uni), produit quotidiennement un bilan des opérations prétendument rédigé à partir du témoignage de 230 correspondants sur place. Son bulletin alimenté par les services secrets de Sa Majesté s’est imposé comme source unique de la presse occidentale. À chaque bataille, « Abdel Rahmane » annonce le nombre de morts dans chaque camp, bien avant que l’armée arabe syrienne n’ait de bilan. Les armées ont en effet besoin de temps pour déterminer si leurs disparus sont morts ou prisonniers. Les imputations de cet Observatoire sont reprises comme parole d’Évangile par les télévisions avec lesquelles le MI6 travaille déjà, ainsi que par les agences AFP, Associated Press et Reuters.
Chronique de Thierry Meyssan à la Télévision arabe syrienne, en mai 2016
Après le massacre de la Ghouta, à l’été 2013, le MI6 prit en charge la communication des groupes armés via des sociétés externalisées. D’abord assurée par Regester Larkin, elle est bientôt confiée à Innovative Communications & Strategies (InCoStrat), une autre compagnie créée par le colonel Paul Tilley. L’ensemble traite aussi bien les conflits en Syrie qu’au Yémen. Ce groupe réalise des vidéos valorisant les « révolutions démocratiques » et dessine les logos, souvent très soignés, de quasiment tous les groupes jihadistes. Par exemple, il met en scène dans la banlieue de Damas un défilé militaire de l’armée de l’Islam, avec quatre blindés et plusieurs centaines de figurants qui repassent plusieurs fois devant la caméra à la manière des squadristes de Mussolini passant devant le roi d’Italie lors de la Marche sur Rome.
Parmi les grandes réussites du MI6, il convient de signaler les Casques blancs, une soi-disant organisation humanitaire chargée de la Défense civile au sein des zones jihadistes. En réalité, une unité de production de documents de propagande, liée à Al-Qaïda. Elle prétendit réaliser divers « sauvetages » – tous mis en scène –, envoya ses représentants discuter avec des élus en Occident et concourut pour le Prix Nobel de la Paix. Fondée par James Le Mesurier, un agent du MI6 élevé par la reine Elizabeth au titre de chevalier de l’Empire britannique, elle remporta un Oscar à Hollywood. Pourtant, lorsqu’Al-Qaïda coupa l’eau de plus de 5 millions de civils à Damas durant 42 jours, le communiqué des jihadistes revendiquant ce crime était signé par plusieurs groupes… dont les « humanitaires » des Casques blancs.
source : Réseau Voltaire
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