Les véritables adversaires des Etats-Unis sont ses alliés, en Europe et ailleurs : l’objectif est de les empêcher de commercer avec la Chine et la Russie
Par Michael Hudson, le 8 février 2022
Michael Hudson est un économiste américain, Professeur d’économie à l’Université du Missouri (Kansas City) et chercheur au Levy Economics Institute du Bard College. Ancien analyste de Wall Street, c’est également un consultant politique, commentateur et journaliste.
Source : thesaker.is
Traduction : lecridespeuples.fr
Le rideau de fer des années 1940 et 1950 a été ostensiblement conçu pour isoler la Russie de l’Europe occidentale, pour empêcher l’idéologie communiste et la pénétration militaire. Le régime de sanctions d’aujourd’hui vise l’intérieur, voulant empêcher les membres de l’OTAN et autres alliés occidentaux des Etats-Unis d’ouvrir davantage de commerce et d’investissement avec la Russie et la Chine. L’objectif n’est pas tant d’isoler la Russie et la Chine que de maintenir fermement ces alliés dans l’orbite économique de Washington. Les alliés doivent renoncer aux avantages de l’importation de gaz russe et de produits chinois, en achetant à un prix beaucoup plus élevé du GNL (gaz naturel liquéfié) et autres exportations américaines, ainsi que davantage d’armes américaines.
Les sanctions que les diplomates américains insistent pour que leurs alliés imposent contre le commerce avec la Russie et la Chine visent ostensiblement à dissuader une escalade militaire. Mais une telle escalade ne peut pas vraiment être la principale préoccupation russe et chinoise. Ils ont beaucoup plus à gagner en offrant des avantages économiques mutuels à l’Occident. La question sous-jacente est donc de savoir si l’Europe trouvera son avantage à remplacer les exportations américaines par des approvisionnements russes et chinois ainsi que des liens économiques mutuels associés.
Ce qui inquiète les diplomates américains, c’est que l’Allemagne, les autres pays de l’OTAN et les pays situés le long de la Nouvelle route de la soie comprennent les gains qui peuvent être réalisés en ouvrant pacifiquement la voie au commerce et aux investissements. S’il n’existe pas de plan russe ou chinois pour envahir ou bombarder l’Occident, à quoi sert l’OTAN ? Quel est le besoin d’achats aussi importants de matériel militaire américain par les riches alliés des Etats-Unis ? Et s’il n’y a pas de relation intrinsèquement hostile, pourquoi les pays étrangers doivent-ils sacrifier leurs propres intérêts commerciaux et financiers en s’appuyant exclusivement sur les exportateurs et les investisseurs américains ?
Telles sont les inquiétudes qui ont poussé le Président français Macron à invoquer les mânes de Charles de Gaulle et à exhorter l’Europe à se détourner de ce qu’il appelle l’OTAN « en état de mort cérébrale » et sa mentalité de guerre froide, et à rompre avec les accords commerciaux trop favorables aux Etats-Unis qui imposent des coûts croissants à l’Europe tout en lui refusant les gains potentiels du commerce avec l’Eurasie. Même l’Allemagne rechigne aux exigences de Washington de se laisser mourir de froid d’ici mars prochain en se passant de gaz russe.
Au lieu d’une véritable menace militaire de la Russie et de la Chine, le problème pour les stratèges américains est l’absence d’une telle menace. Tous les pays en sont venus à réaliser que le monde a atteint un point où aucune économie industrielle n’a la main-d’œuvre et la capacité politique pour mobiliser une armée permanente de la taille qui serait nécessaire pour envahir ou même mener une bataille majeure avec un adversaire important. Ce coût politique fait qu’il est peu envisageable pour la Russie de riposter contre l’aventurisme de l’OTAN qui surgit à sa frontière occidentale en essayant d’inciter Moscou à une réponse militaire. Prendre le contrôle de l’Ukraine n’est tout simplement pas rentable pour la Russie.
La pression croissante des Etats-Unis sur ses alliés menace de les chasser de l’orbite américaine. Pendant plus de 75 ans, ils n’avaient guère d’alternative pratique à l’hégémonie américaine. Mais cela est en train de changer. Les Etats-Unis n’ont plus la puissance monétaire et leur excédent apparemment chronique du commerce et de la balance des paiements qui lui ont permis d’établir les règles du commerce et de l’investissement dans le monde en 1944-45. La menace pour la domination américaine est que la Chine, la Russie et le cœur de l’île du monde eurasien tel qu’identifié par le géographe Mackinder offrent de meilleures opportunités de commerce et d’investissement que celles offertes par les États-Unis avec leur demande de plus en plus désespérée de sacrifices de la part de leurs alliés de l’OTAN et d’ailleurs.
L’exemple le plus flagrant est la volonté des États-Unis d’empêcher l’Allemagne d’autoriser le gazoduc Nord Stream 2 à obtenir du gaz russe pour le temps froid à venir. Angela Merkel a convenu avec Donald Trump de dépenser 1 milliard de dollars pour construire un nouveau port de GNL afin de devenir plus dépendant du GNL américain si coûteux (le plan a été annulé après que les élections américaines et allemandes ont changé les deux dirigeants.) Mais l’Allemagne n’a pas d’autre moyen de chauffer nombre de ses maisons et immeubles de bureaux (ou d’approvisionner ses entreprises d’engrais) qu’avec du gaz russe.
Le seul moyen qui reste aux diplomates américains de bloquer les achats européens est d’inciter la Russie à une réponse militaire, puis de prétendre que la nécessité de représailles face à cette réponse l’emporte sur tout intérêt économique purement national. Comme l’a expliqué la sous-secrétaire d’État aux affaires politiques « faucon », Victoria Nuland, lors d’un point de presse du département d’État le 27 janvier, « Si la Russie envahit l’Ukraine d’une manière ou d’une autre, Nord Stream 2 n’avancera pas. » Le problème est de créer un incident convenablement offensif et de dépeindre la Russie comme l’agresseur.
Nuland a exprimé succinctement l’identité de celui qui dictait les politiques des membres de l’OTAN en 2014, dans sa fameuse déclaration enregistrée « Fuck the EU ». Elle a dit cela à l’ambassadeur des États-Unis en Ukraine, en lui expliquant que le Département d’État soutenait la marionnette Arseniy Iatseniouk en tant que Premier ministre ukrainien (il fut destitué après deux ans dans un scandale de corruption), et que les agences politiques américaines soutenaient le massacre sanglant de Maïdan qui a inauguré ce qui est maintenant huit ans de guerre civile. Le résultat a dévasté l’Ukraine autant que la violence américaine l’avait fait en Syrie, en Irak et en Afghanistan. Ce n’est pas une politique de paix mondiale ou de démocratie que les électeurs européens approuvent.
Les sanctions commerciales américaines imposées à ses alliés de l’OTAN s’étendent à tout le spectre commercial. La Lituanie, en proie à l’austérité, a renoncé à son marché du fromage et de l’agriculture en Russie et empêche son chemin de fer public d’acheminer la potasse biélorusse vers le port baltique de Klaipeda. Le propriétaire majoritaire du port s’est plaint que « la Lituanie perdra des centaines de millions de dollars en arrêtant les exportations de la Biélorussie via Klaipeda » et « pourrait faire face à des poursuites judiciaires de 15 milliards de dollars pour des contrats rompus. » La Lituanie a même cédé à l’incitation des États-Unis à reconnaître Taiwan, ce qui a conduit la Chine à refuser d’importer des produits allemands ou autres contenant des composants fabriqués en Lituanie.
L’Europe doit imposer des sanctions au prix de la hausse des prix de l’énergie et des produits agricoles en donnant la priorité aux importations en provenance des États-Unis et en renonçant aux liens russes, biélorusses et autres en dehors de la zone dollar. Comme l’a dit Sergueï Lavrov, « Lorsque les États-Unis pensent que quelque chose sert leurs intérêts, ils peuvent trahir ceux avec qui ils étaient amis, avec qui ils ont coopéré et qui ont respecté leurs positions dans le monde. »
Les sanctions des Etats-Unis contre leurs alliés nuisent à l’économie de ces alliés, pas à celles de la Russie et de la Chine
Ce qui semble ironique, c’est que de telles sanctions contre la Russie et la Chine ont fini par leur faire plus de bien que de mal. Mais l’objectif premier n’était ni de nuire ni de profiter aux économies russe et chinoise. Après tout, il va de soi que les sanctions obligent les pays ciblés à devenir plus autonomes. Privés de fromage lituanien, les producteurs russes ont produit le leur et n’ont plus besoin de l’importer des États baltes. La politique économique sous-jacente de Washington vise à maintenir l’Europe et ses pays asiatiques alliés dans sa propre orbite économique de plus en plus protectionniste. L’Allemagne, la Lituanie et d’autres alliés sont invités à imposer des sanctions dirigées contre leur propre bien-être économique en ne faisant pas de commerce avec des pays en dehors de l’orbite de la zone dollar des États-Unis.
Indépendamment de la menace d’une véritable guerre résultant de l’agressivité des États-Unis, le coût pour les alliés de Washington qui cèdent aux exigences américaines en matière de commerce et d’investissement devient si élevé qu’il est politiquement inabordable. Pendant près d’un siècle, il n’y a pas eu d’autre alternative que d’accepter des règles commerciales et d’investissement favorisant l’économie américaine comme prix pour recevoir le soutien financier et commercial américain et même leur sécurité militaire. Mais une alternative menace désormais d’émerger, celle qui bénéficie de l’initiative Nouvelle route de la soie chinoise, et de la volonté russe d’attirer des investissements étrangers pour contribuer à la modernisation de son organisation industrielle, comme cela semblait promis il y a trente ans en 1991.
Depuis les dernières années de la Seconde Guerre mondiale, la diplomatie américaine a cherché à enfermer la Grande-Bretagne, la France, et surtout l’Allemagne et le Japon vaincus, pour qu’ils restent sous tutorat économique et militaire des États-Unis. Comme je l’ai documenté dans mon ouvrage Super Imperialism, les diplomates américains ont démantelé l’Empire britannique et absorbé sa zone Sterling par les conditions onéreuses imposées d’abord par le prêt-bail, puis par l’accord de prêt anglo-américain de 1946. Les conditions de ce dernier ont obligé la Grande-Bretagne à renoncer à sa politique de préférence impériale et débloquer les réserves en Livres Sterling que l’Inde et d’autres colonies avaient accumulées pour leurs exportations de matières premières pendant la guerre, ouvrant ainsi le Commonwealth britannique aux exportations américaines.
La Grande-Bretagne s’est engagée à ne pas récupérer ses marchés d’avant-guerre en dévaluant la Livre Sterling. Les diplomates américains ont ensuite créé le FMI et la Banque mondiale à des conditions favorisant les marchés d’exportation américains et dissuadant la concurrence de la Grande-Bretagne et d’autres anciens rivaux. Les débats à la Chambre des Lords et à la Chambre des Communes ont montré que les politiciens britanniques reconnaissaient qu’ils étaient relégués à une position économique subalterne, mais estimaient qu’ils n’avaient pas d’alternative. Et une fois qu’ils ont jeté l’éponge, les diplomates américains ont eu les mains libres pour affronter le reste de l’Europe.
La puissance financière a permis aux Etats-Unis de continuer à dominer la diplomatie occidentale malgré la fin de l’étalon-or en 1971 en raison des coûts de la balance des paiements de ses dépenses militaires à l’étranger. Au cours du dernier demi-siècle, les pays étrangers ont conservé leurs réserves monétaires internationales en dollars américains – principalement dans des titres du Trésor américain, des comptes bancaires américains et d’autres investissements financiers dans l’économie américaine. La norme des bons du Trésor oblige les banques centrales étrangères à financer le déficit militaire de la balance des paiements des États-Unis, et, ce faisant, le déficit budgétaire domestique du gouvernement américain.
Les États-Unis n’ont pas besoin de ce recyclage pour créer de l’argent. Le gouvernement peut simplement faire tourner la planche à billets, comme la Théorie monétaire moderne l’a démontré. Mais les États-Unis ont besoin de ce recyclage du dollar par les banques centrales étrangères pour équilibrer leurs paiements internationaux et soutenir le taux de change du dollar. Si le dollar devait baisser, les pays étrangers trouveraient beaucoup plus facile de payer les dettes internationales en dollars dans leur propre monnaie. Les prix des importations américaines augmenteraient et il serait plus coûteux pour les investisseurs américains d’acheter des actifs étrangers. Et les étrangers perdraient de l’argent sur les actions et les obligations américaines libellées dans leur propre monnaie, et les laisseraient tomber. Les banques centrales en particulier subiraient une perte sur les obligations en dollars du Trésor qu’elles détiennent dans leurs réserves monétaires, et trouveraient leur intérêt à sortir du dollar. Ainsi, la balance des paiements et le taux de change des États-Unis sont tous deux menacés par la belligérance et les dépenses militaires américaines dans le monde entier – cependant, les diplomates américains tentent de stabiliser les choses en élevant la menace militaire à des niveaux de crise.
Les efforts des États-Unis pour maintenir leurs protectorats européens et est-asiatiques enfermés dans leur propre sphère d’influence sont menacés par l’émergence de la Chine et de la Russie indépendamment des États-Unis, tandis que l’économie américaine se désindustrialise en raison de ses propres choix politiques délibérés. La dynamique industrielle qui a rendu les États-Unis si dominants de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1970 a cédé la place à une financiarisation néolibérale évangélique. C’est pourquoi les diplomates américains doivent tordre le bras de leurs alliés pour les forcer à bloquer leurs relations économiques avec la Russie post-soviétique et la Chine socialiste, dont la croissance dépasse celle des États-Unis et dont les accords commerciaux offrent davantage d’opportunités de gain mutuel.
La question est de savoir combien de temps les États-Unis peuvent empêcher leurs alliés de profiter de la croissance économique de la Chine. L’Allemagne, la France et d’autres pays de l’OTAN rechercheront-ils la prospérité pour eux-mêmes au lieu de laisser l’étalon du dollar américain et les préférences commerciales de Washington siphonner leur excédent économique ?
La diplomatie pétrolière et le rêve américain pour la Russie post-soviétique
L’attente de Gorbatchev et d’autres responsables russes en 1991 était que l’économie russe se tournerait vers l’Occident pour une réorganisation dans le sens qui avait rendu les économies américaine, allemande et autres si prospères. L’attente mutuelle en Russie et en Europe occidentale était que les investisseurs allemands, français et autres restructurent l’économie post-soviétique selon des lignes plus efficaces.
Ce n’était pas le plan américain. Lorsque le sénateur John McCain a qualifié la Russie de « station-service avec des bombes atomiques », il exprimait les rêves américains quant au développement de la Russie, qui verraient les compagnies gazières russes passer sous le contrôle des actionnaires américains, à commencer par le rachat prévu de Yukos comme convenu avec l’oligarque Mikhail Khordokovsky. La dernière chose que les stratèges américains voulaient voir était une Russie florissante et ravivée. Les conseillers américains ont cherché à privatiser les ressources naturelles et autres actifs non industriels de la Russie, en les cédant à des kleptocrates qui ne pouvaient « encaisser » la valeur de ce qu’ils avaient privatisé qu’en vendant aux États-Unis et à d’autres investisseurs étrangers contre des devises fortes. Le résultat a été un effondrement économique et démographique néolibéral dans tous les États post-soviétiques.
Voir Poutine sur la « crise des missiles » en Ukraine : face à l’OTAN, la Russie ne peut plus reculer
À certains égards, les Etats-Unis se sont transformés en leur propre version d’une station-service avec des bombes atomiques (et des exportations d’armes). La diplomatie pétrolière américaine vise à contrôler le commerce mondial du pétrole afin que ses énormes profits reviennent aux principales compagnies pétrolières américaines. C’est pour garder le pétrole iranien entre les mains de British Petroleum que Kermit Roosevelt de la CIA a travaillé avec l’Anglo-Persian Oil Company de British Petroleum pour renverser le premier dirigeant démocratiquement élu de l’Iran Mohammed Mossadegh en 1954 lorsqu’il a cherché à nationaliser l’entreprise après qu’elle a refusé, décennie après décennie, d’effectuer ses contributions promises à l’économie iranienne. Après avoir renversé le Shah, dont la « démocratie » n’était qu’une dictature reposant sur un État policier particulièrement cruel, l’Iran a menacé une fois de plus d’agir en maître de ses propres ressources pétrolières. Il a donc été une fois de plus confronté à des sanctions parrainées par les États-Unis, qui restent en vigueur aujourd’hui. Le but de ces sanctions est de maintenir fermement le commerce mondial du pétrole sous le contrôle des États-Unis, car le pétrole est de l’énergie et que l’énergie est la clé de la productivité et du PIB réel.
Dans les cas où des gouvernements étrangers tels que l’Arabie saoudite et les États pétroliers arabes voisins ont pris le contrôle, les recettes d’exportation de leur pétrole doivent être déposées sur les marchés financiers américains pour soutenir le taux de change du dollar et la domination financière américaine. Lorsqu’ils ont quadruplé leurs prix du pétrole en 1973-74 (en réponse au quadruplement américain des prix de leurs exportations de céréales), le Département d’État américain a édicté la loi et a dit à l’Arabie saoudite qu’elle pouvait facturer autant qu’elle le voulait pour son pétrole (augmentant ainsi le parapluie des prix pour les producteurs de pétrole américains), mais elle a dû recycler ses recettes d’exportation de pétrole vers les États-Unis en titres libellés en dollars – principalement en titres du Trésor américain et en comptes bancaires américains, ainsi que certaines participations minoritaires en actions et obligations américaines (mais uniquement en tant qu’investisseurs passifs, n’utilisant pas ce pouvoir financier pour contrôler la politique entrepreneuriale).
Le deuxième mode de recyclage des recettes d’exportation de pétrole consistait à acheter les armes américaines, l’Arabie saoudite devenant l’un des plus gros clients du complexe militaro-industriel. La production d’armes aux États-Unis n’a en fait pas un caractère principalement militaire. Comme le monde le voit maintenant dans le cafouillage autour de l’Ukraine, les Etats-Unis n’ont pas d’armée qui combat. Ce qu’ils ont, c’est ce qu’on appelait autrefois une « armée qui mange ». La production d’armes aux États-Unis emploie de la main-d’œuvre et produit des armes comme une sorte de bien de prestige que les gouvernements peuvent exhiber, et non pour des combats réels. Comme la plupart des produits de luxe, la marge bénéficiaire est très élevée. C’est l’essence de la haute couture et du style, après tout. Le complexe militaro-industriel utilise ses bénéfices pour subventionner la production civile américaine d’une manière qui ne viole pas la lettre des lois commerciales internationales contre les subventions gouvernementales.
Parfois, bien sûr, la force militaire est effectivement utilisée. En Irak, George W. Bush d’abord, puis Barack Obama ont utilisé l’armée pour s’emparer des réserves de pétrole du pays, ainsi que de celles de la Syrie et de la Libye. Le contrôle du pétrole mondial a été le pilier de la balance des paiements américaine. Malgré la volonté mondiale de ralentir le réchauffement de la planète, les responsables américains continuent de considérer le pétrole comme la clé de la suprématie économique américaine. C’est pourquoi l’armée américaine refuse toujours d’obéir aux ordres de l’Irak de quitter son pays, maintenant ses troupes pour contrôler le pétrole irakien, et c’est pourquoi elle s’est mise d’accord avec les Français pour détruire la Libye et a toujours des troupes dans les champs pétrolifères de Syrie. Plus près de chez nous, le Président Biden a approuvé le forage en mer et soutient l’expansion par le Canada de ses sables bitumineux de l’Athabasca, dont l’extraction est la plus polluante au monde sur le plan environnemental.
En plus des exportations de pétrole et de nourriture, les exportations d’armes soutiennent la norme des bons du Trésor qui finance les dépenses militaires américaines à l’étranger sur ses 750 bases dans le monde. Mais sans un ennemi permanent menaçant constamment aux portes, l’existence de l’OTAN s’effondre. Quel serait le besoin pour les pays d’acheter des sous-marins, des porte-avions, des avions, des chars, des missiles et d’autres armes ?
À mesure que les États-Unis se sont désindustrialisés, leur déficit commercial et de balance des paiements est devenu plus problématique. Washington a besoin de vendre des armes pour aider à réduire son déficit commercial croissant et aussi pour subventionner ses avions commerciaux et les secteurs civils connexes. Le défi est de savoir comment les Etats-Unis peuvent maintenir leur prospérité et leur domination mondiale en se désindustrialisant toujours davantage, tandis que la croissance économique progresse en Chine et même maintenant en Russie.
Les Etats-Unis ont perdu leur avantage de coût industriel par la forte augmentation de leur coût de la vie et de leur économie rentière post-industrielle financiarisée. De plus, comme Seymour Melman l’a expliqué dans les années 1970, le capitalisme du Pentagone est basé sur des contrats à prix coûtant majoré : plus les coûts du matériel militaire sont élevés, plus les fabricants reçoivent de bénéfices. Ainsi, les armes américaines sont sur-ingéniérisées, d’où des sièges de toilette à 500 $ au lieu d’un modèle à 50 $. Après tout, le principal attrait des produits de luxe, y compris du matériel militaire, est leur prix élevé.
C’est la toile de fond de la fureur américaine face à son échec à s’emparer des ressources pétrolières de la Russie – et en voyant la Russie se libérer militairement pour créer ses propres exportations d’armes, qui sont désormais généralement meilleures et beaucoup moins coûteuses que celles des États-Unis. Aujourd’hui, la Russie est dans la position de l’Iran en 1954 et à nouveau en 1979. Non seulement ses ventes de pétrole et de gaz rivalisent avec celles du GNL américain, mais la Russie garde ses recettes d’exportation de pétrole chez elle pour financer sa réindustrialisation, afin de reconstruire l’économie qui a été détruite par le « Thérapie de choc » parrainée par les États-Unis dans les années 1990.
La ligne de moindre résistance pour la stratégie américaine visant à maintenir le contrôle de l’approvisionnement mondial en pétrole tout en maintenant son marché d’exportation d’armes de luxe via l’OTAN est de crier au loup et d’insister sur le fait que la Russie est sur le point d’envahir l’Ukraine – comme si la Russie avait quelque chose à gagner en s’enlisant dans une guerre contre le pays à l’économie la plus pauvre et la moins productive d’Europe. L’hiver 2021-2022 a vu une longue tentative d’incitation des États-Unis à un combat entre l’OTAN et la Russie, sans succès jusque-là.
Les États-Unis rêvent d’une Chine néo-libéralisée en tant que société sous tutelle économique des États-Unis
L’Amérique s’est désindustrialisée dans le cadre d’une politique délibérée de réduction des coûts de production alors que ses entreprises manufacturières ont cherché de la main-d’œuvre à bas salaire à l’étranger, notamment en Chine. Ce changement n’était pas une rivalité avec la Chine, mais était considéré comme un gain mutuel. Les banques et les investisseurs américains étaient censés s’assurer le contrôle et les bénéfices de l’industrie chinoise au fur et à mesure de sa commercialisation. La rivalité était entre les employeurs américains et la main-d’œuvre américaine, et l’arme de la guerre de classe était la délocalisation et, ce faisant, la réduction des dépenses sociales du gouvernement.
Semblable à la poursuite par la Russie du commerce du pétrole, des armes et des produits agricoles indépendamment du contrôle américain, l’infraction de la Chine consiste à garder les bénéfices de son industrialisation chez elle, à conserver la propriété de l’État dans les grandes entreprises et, surtout, à maintenir la création monétaire et la Banque de Chine comme un service public pour financer sa propre formation de capital au lieu de laisser les banques et maisons de courtage américaines assurer son financement et siphonner son excédent sous forme d’intérêts, de dividendes et de frais de gestion. La seule grâce salvatrice aux yeux des planificateurs américains a été le rôle de la Chine dans la dissuasion des salaires américains d’augmenter en fournissant une source de main-d’œuvre à bas prix pour permettre aux fabricants américains de délocaliser et d’externaliser leur production.
La guerre de classe du Parti démocrate contre le syndicalisme ouvrier a commencé sous l’administration Carter et s’est considérablement accélérée lorsque Bill Clinton a ouvert la frontière sud avec l’ALENA. Une série de maquiladoras (usines d’assemblage situées en Amérique Centrale et destinées à l’exportation) ont été établies le long de la frontière pour fournir une main-d’œuvre artisanale à bas prix. Cela est devenu une source de profit si prospère que Clinton a insisté pour que la Chine soit admise à l’Organisation mondiale du commerce en décembre 2001, au cours du dernier mois de son administration. Le rêve était qu’elle devienne un centre de profit pour les investisseurs américains, produisant pour les entreprises américaines et finançant ses investissements en capital (ainsi que les dépenses immobilières et gouvernementales, espérait-on) en empruntant des dollars américains et en organisant son industrie dans un marché boursier qui, comme celui de la Russie en 1994-96, deviendrait un fournisseur majeur de gains en capital pour les investisseurs américains et étrangers.
Walmart, Apple et de nombreuses autres entreprises américaines ont organisé des installations de production en Chine, ce qui impliquait nécessairement des transferts de technologie et la création d’une infrastructure efficace pour le commerce d’exportation. Goldman Sachs a mené l’incursion financière et a aidé le marché boursier chinois à monter en flèche. Tout cela était ce que Washington avait exhorté à faire.
Voir L’ultimatum de la Russie aux pays membres de l’OTAN
Où est-ce que le rêve néolibéral américain de guerre froide a-t-il mal tourné ? Pour commencer, la Chine n’a pas suivi la politique de la Banque mondiale consistant à inciter les gouvernements à emprunter en dollars pour embaucher des sociétés d’ingénierie américaines qui fourniraient des infrastructures d’exportation. Elle s’est industrialisés à peu près de la même manière que les États-Unis et l’Allemagne l’ont fait à la fin du XIXe siècle : par de lourds investissements publics dans les infrastructures pour répondre aux besoins de base à des prix subventionnés ou gratuitement, des soins de santé et de l’éducation aux transports et aux communications, afin de minimiser le coût de la vie que les employeurs et les exportateurs devaient payer. Plus important encore, la Chine a évité le service de la dette extérieure en créant sa propre monnaie et en gardant entre ses mains les installations de production les plus importantes.
Les exigences américaines chassent leurs alliés de l’orbite commerciale et monétaire du dollar et de l’OTAN
Comme dans une tragédie grecque classique, la politique étrangère américaine aboutit précisément au résultat qu’elle redoute le plus. En abusant de leur position avec leurs propres alliés de l’OTAN, les diplomates américains ont provoqué le scénario cauchemardesque de Kissinger, rapprochant la Russie et la Chine. Alors que les alliés de Washington doivent supporter le coût des sanctions américaines, la Russie et la Chine en profitent en étant obligées de se diversifier et de rendre leurs propres économies indépendantes à l’égard des fournisseurs américains de nourriture et d’autres besoins de base. Surtout, ces deux pays créent leurs propres systèmes de crédit et de compensation bancaire dé-dollarisés, et détiennent leurs réserves monétaires internationales sous forme d’or, d’euros et d’autres devises pour mener leurs échanges et investissements mutuels.
Cette dédollarisation offre une alternative à la capacité unipolaire des États-Unis à obtenir un crédit étranger gratuit via la norme des bons du Trésor américain pour les réserves monétaires mondiales. Alors que les pays étrangers et leurs banques centrales se dé-dollarisent, qu’est-ce qui soutiendra le dollar ? Sans la ligne de crédit gratuite fournie par les Banques centrales qui recyclent automatiquement les dépenses militaires et autres dépenses à l’étranger des Etats-Unis vers l’économie américaine (avec seulement un rendement minimal), comment les États-Unis peuvent-ils équilibrer leurs paiements internationaux face à leur désindustrialisation ?
Les États-Unis ne peuvent pas simplement inverser leur désindustrialisation et leur dépendance vis-à-vis de la main-d’œuvre chinoise et asiatique en ramenant la production chez eux. Ils ont bâti un plafond trop haut sur leur économie rentière pour que leur main-d’œuvre puisse être compétitive au niveau international, étant donné les exigences budgétaires des salariés américains pour payer les coûts élevés et croissants du logement et de l’éducation, le service de la dette et l’assurance maladie, et pour les services d’infrastructure privatisés.
La seule façon pour les États-Unis de maintenir leur équilibre financier international est de monopoliser le prix de leurs exportations d’armes, de produits pharmaceutiques brevetés et de technologies de l’information, et d’acheter le contrôle des secteurs de production les plus lucratifs et potentiellement générateurs de rente à l’étranger – en d’autres termes, de diffuser la politique économique néolibérale à travers le monde d’une manière qui oblige les autres pays à dépendre des prêts et des investissements américains.
Ce n’est pas une façon pour les économies nationales de croître. L’alternative à la doctrine néolibérale est la politique de croissance de la Chine qui suit la même logique industrielle de base par laquelle la Grande-Bretagne, les États-Unis, l’Allemagne et la France sont devenus des puissances industrielles lors de leurs propres décollages industriels, avec un soutien gouvernemental solide et des programmes de dépenses sociales.
Les États-Unis ont abandonné cette politique industrielle traditionnelle depuis les années 1980. Ils imposent à leur propre économie les politiques néolibérales qui ont désindustrialisé le Chili de Pinochet, la Grande-Bretagne de Thatcher, les anciennes Républiques soviétiques postindustrielles, les pays baltes et l’Ukraine depuis 1991. Leur prospérité hautement polarisée et endettée repose sur l’inflation de l’immobilier, le cours des des titres et la privatisation des infrastructures.
Ce néolibéralisme a été une voie pour devenir une économie défaillante et, en fait, un État défaillant, obligé de subir la déflation de la dette, la hausse des prix des logements et des loyers à mesure que les taux d’occupation par les propriétaires diminuent, ainsi que des coûts médicaux et autres exorbitants résultant de la privatisation de ce que d’autres pays fournissent gratuitement ou à des prix subventionnés en les considérant comme des droits de l’homme – soins de santé, éducation, assurance médicale et pensions.
Le succès de la politique industrielle chinoise, avec une économie mixte et un contrôle étatique du système monétaire et du crédit, a conduit les stratèges américains à craindre que les économies d’Europe occidentale et d’Asie ne trouvent leur avantage à s’intégrer plus étroitement à la Chine et à la Russie. Les États-Unis semblent n’avoir d’autre réponse à un tel rapprochement mondial avec la Chine et la Russie que des sanctions économiques et une belligérance militaire. Cette position de nouvelle guerre froide coûte cher, et d’autres pays rechignent à supporter le coût d’un conflit qui n’a aucun avantage pour eux-mêmes et qui, en fait, menace de déstabiliser leur propre croissance économique et leur indépendance politique.
Voir Les Etats-Unis n’ont pas d’alliés, seulement des otages
Sans subventions de ces pays, d’autant plus que la Chine, la Russie et leurs voisins dé-dollarisent leurs économies, comment les États-Unis peuvent-ils maintenir les coûts de balance des paiements de leurs dépenses militaires à l’étranger ? Réduire ces dépenses, et en fait retrouver l’autonomie industrielle et la puissance économique compétitive, exigerait une transformation de la politique américaine. Un tel changement semble peu probable, mais sans lui, combien de temps l’économie rentière post-industrielle américaine peut-elle réussir à forcer d’autres pays à lui fournir la richesse économique qu’elle ne produit plus chez elle ?
Du même auteur, voir Le profit avant le peuple : pourquoi la crise économique peut mettre fin à l’empire américain
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