Voyage au Japon de Lavrov, prévu au printemps : vers un traité de paix ?

Voyage au Japon de Lavrov, prévu au printemps : vers un traité de paix ?

Par Andrew Korybko − Le 17 janvier 2022 − Source OneWorld Press

Il relève des intérêts géostratégiques à long terme de la Russie, comme du Japon, et de ceux de leur partenaire commun, l’Inde, de diversifier les parties-prenantes économiques dans les territoires russes d’Extrême-Orient, et c’est sans doute cet objectif que Lavrov va poursuivre durant le voyage au Japon qu’il prépare pour le printemps prochain. New Delhi peut aider à donner un coup de pouce à Tokyo pour comprendre cela, si celle-ci hésite encore à investir dans cette région voisine du supercontinent, sans commencer par signer un traité de paix avec Moscou et résoudre ledit « différend des îles Kouriles ».

Lavrov, le ministre russe des affaires étrangères, a affirmé la semaine dernière qu’il prévoit de se rendre au Japon d’ici deux mois environ. Il a parlé de la nécessité pour les deux pays de mettre à jour leurs relations sur tous les azimuts, et de résoudre chacune des incompréhensions qui ont pu être perçues entre eux, surtout dans la sphère de la sécurité en rapport avec l’alliance de défense mutuelle entre le Japon et les États-Unis. Le haut diplomate a également appelé à la signature d’un traité de paix attendu de longue date pour mettre fin à la seconde guerre mondiale, non sans souligner que ce traité devra refléter également les perspectives de collaborations futures entre les deux pays.

Le Japon maintient des revendications territoriales sur plusieurs des îles du Sud de l’archipel des Kouriles, dans le cadre de ce qu’il considère comme le « différend des îles Kouriles », un sujet que la Russie ne reconnaît pas formellement, considérant ces revendications comme contradictoires avec les débouchées de la seconde guerre mondiale. Leur désaccord au sujet du statut de ces îles reste le point d’achoppement le plus important dans un possible processus de rapprochement pragmatique entre les deux nations voisines. Les États-Unis ont brillamment tiré parti de ce désaccord, des décennies durant, pour pratiquer le diviser pour mieux régner entre la Russie et le Japon, à leur grand bénéfice stratégique. Cela étant dit, de nombreux Japonais considèrent véritablement ce sujet comme soulevant d’importantes émotions, encore de nos jours.

Au mois de septembre 2016, le présent auteur avait proposé que ces deux pays examinent ce qu’il a dénommé le compromis « NISEC« , qui fait référence à la création d’un « Condominium socio-économique des Îles du Nord » entre Sakhaline, les îles Kouriles, et Hokkaïdo. Cette structure pourrait s’apparenter fondamentalement à une zone de libre échange, permettant à chacun d’utiliser les îles de l’autre comme plateforme pour pénétrer facilement ses marchés. L’objectif est de fonder une nouvelle communauté économique régionale apportant du développement aux régions les plus éloignées de la Russie.

La viabilité politique d’un tel compromis reste trouble pour les dirigeants et le grand public japonais, car Tokyo devrait gérer habilement les perceptions de sa population dans un tel scénario ; mais cette proposition pourrait tenir lieu de point de départ pour relancer de manière créative des négociations dans le bon sens. Mais si l’on met de côté cet obstacle, dont il ne faut en aucun cas sous estimer l’importance, il existe un argument pratique à avancer en faveur d’un sérieux engagement vers une amélioration de ses relations avec la Russie, indépendamment de la résolution dudit « différend des îles Kouriles ».

Pour écrire les choses simplement, le Japon a un intérêt durable à s’assurer que la Russie ne devienne pas démesurément dépendante de la Chine, chose dont certains observateurs ont prédit l’occurrence, si la trajectoire actuelle de la Russie, qui dépend trop de la République Populaire comme pièce centrale de son dit « Pivot vers l’Asie », se poursuit. La Russie essaye d’éviter un tel scénario en impliquant activement l’Inde dans l’établissement d’un nouveau Mouvement Non-Aligné, visant à forger un troisième pôle d’influence dans l’ordre mondial qui se bipolarise de plus en plus.

Il s’agit d’un développement géostratégique avantageux du point de vue japonais. La nation insulaire est un solide allié étasunien, ce qui explique pourquoi elle a rallié le Quad, dirigé par les États-Unis, et a également récemment conclu un pacte logistique militaire avec l’Australie, le second de son histoire, après celui qui avait été signé il y a des décennies avec son parrain étasunien. Il relève des intérêts japonais de soutenir la politique de multi-alignement de la Russie, visant à diversifier ses partenaires asiatiques, même si le Japon ne devrait pas entretenir d’attentes irréalistes quant aux intentions de Moscou. Pour être parfaitement clair, le Kremlin ne visera jamais à « contenir » la Chine, mais seulement à « gérer de manière responsable«  son essor.

Dans cette lignée, la Russie s’est employée à attirer davantage d’investissements internationaux dans cette région de l’Est, géostratégiquement située, riche en ressources naturelles, mais peu peuplée. Cette politique a jusqu’à présent échoué à produire des dividendes significatifs, nonobstant l’extension symbolique par l’Inde en 2019 d’une ligne de crédit d’un milliard de dollars vers cette région durant la participation de Modi, le premier ministre indien, à l’Eastern Economic Forum de Vladivostok, alors qu’il était invité d’honneur du président Poutine. La Russie a un besoin urgent d’insuffler une nouvelle vie dans cette politique moribonde, de crainte d’échouer à devenir un acteur qui pèse en Asie, conformément à ses aspirations.

C’est ici que le Japon peut jouer un rôle central, si ses dirigeants décident d’investir dans des projets mutuellement bénéfiques dans cette région, comme des projets en matière d’énergie, dont le nouveau premier ministre Kiskida a affirmé lundi qu’ils intéressaient son pays. Cela peut être réalisé même en l’absence d’un traité de paix et d’une résolution dudit « différend des îles Kouriles », même si les motivations géostratégiques en lien avec la dépendance disproportionnée de la Russie envers la Chine doivent être clairement communiquées à la population japonaise, afin qu’elle comprenne les raisons d’une telle décision, en dépit de la non-résolution des deux sujets sus-mentionnés.

L’Inde, partenaire stratégique spécial et privilégié de la Russie, pourrait contribuer à donner au Japon un coup de pouce dans cette direction, si ses dirigeants continuent d’hésiter, au vu des relations de plus en plus étroites entre les deux nations d’Asie. Aucun pays, hors de l’ancien espace soviétique, ne comprend mieux la Russie que l’Inde : elle a toujours joui de relations plus étroites avec Moscou que tout autre pays au cours du demi-siècle passé. L’Inde est considérée comme le partenaire avec lequel la Russie espère constituer de concert le nouveau Mouvement des Non-Alignés, afin de pouvoir communiquer à ses homologues japonais les grandes motivations stratégiques sous-jacentes à tout ceci.

Le projet n’a pas de garantie de succès, mais pourrait constituer la meilleure chance pour la Russie de raviver sa politique échouée visant à attirer des investissements étrangers non-chinois dans sa région d’Extrême-Orient. L’Inde a montré davantage d’intérêt envers cette région que quiconque à ce stade, et pourrait même aider le Japon à découvrir des opportunités intéressantes pour ses entreprises, y compris au travers de projets conjoints, qu’ils soient centrés sur la sphère énergétique ou sur autre chose. Il existe également une chance pour que le Japon finisse par jouer un rôle dans le Couloir Maritime Vladivostok-Chennai, dévoilé conjointement par la Russie et l’Inde en 2019.

Ce projet de connectivité maritime trans-régionale doit encore se manifester concrètement par des actions autres que des transports d’énergie, au vu des conséquences économiques des tentatives non-coordonnées menées par la communauté internationale pour contenir le COVID-19, mais les deux grandes puissances semblent résolues à assurer en priorité son développement dans l’avenir proche. Ce projet serait mutuellement bénéfique si le Japon, la République de Corée, et l’ASEAN (avec le partenaire stratégique vietnamien en son centre) prenaient part au Couloir Maritime Vladivostok-Chennai, vu que celui-ci transite au large de ces pays.

Le Grand-Est russe ne dispose pas de la main d’œuvre requise pour transformer cette région en centrale de production, mais compense largement cela par sa richesse en ressources naturelles, qui pourraient être convoitées par une pléthore d’investisseurs de l’Asie de l’Est et du Sud-Est. Qui plus est, Vladivostok tient lieu de terminus de la voie ferrée transsibérienne, et peut être exploité par les hommes d’affaires de la région pour exporter leurs produits (qu’ils soient fabriqués dans leur propre pays, ou produits ou même simplement partiellement assemblés dans le Grand-Est russe) vers la partie européenne de la Russie, bien plus peuplée, et même jusqu’au grand marché constitué par l’UE.

En outre, tant que la coopération mutuelle sur les plans économiques, financiers, et d’investissements, reste purement apolitique, et ne se déroule pas au détriment d’un pays tiers comme la Chine, ces investisseurs étrangers, comme l’Inde et surtout le Japon, pourraient prendre du plaisir à activer leurs entreprises juste au bord de la frontière Nord de la République populaire. Cela ne constitue absolument aucune menace envers la Chine, mais l’optique pourrait être développée par leurs médias, selon des lignes magnifiant leur confiance nationale et leur prestige, pour répondre à des raisons de politique intérieure.

Il relève des intérêts géostratégiques à long terme de la Russie, ainsi que de ceux du Japon, et de leur partenaire commun indien, de diversifier les parties prenantes économiques dans la région du Grand-Est russe, et c’est sans doute ce que Lavrov va essayer de négocier durant son voyage de printemps au Japon. New Delhi peut contribuer à donner un coup de pouce à Tokyo dans la direction d’une entente, si les dirigeants japonais continuent d’hésiter quant à investir de manière significative dans cette région avoisinante du supercontinent sans avoir au préalable conclu un traité de paix avec Moscou, et résolu ledit « différend des îles Kouriles ». Les observateurs devront donc accorder une attention particulière à cette prochaine visite.

Andrew Korybko est un analyste politique étasunien, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.

Traduit par José Martí, relu par Wayan, pour le Saker Francophone
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