Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaison avec un événement ou un personnage historique.
Le 15 décembre 1977, le premier ministre René Lévesque se lève en Chambre pour offrir ses condoléances aux proches de Guy Frégault, l’« un des plus originaux et des plus marquants, sûrement, de nos historiens contemporains » ; nul doute, selon lui, que D’Iberville le Conquérant (1944) et La guerre de la Conquête (1955) « vont demeurer des classiques ». Le chef souverainiste déplore cette « disparition brutale et inattendue » de « quelqu’un d’important au Québec ».
Cet homme qu’on disait austère avait connu une brillante carrière. Avec Marcel Trudel et une poignée d’autres universitaires, il a appartenu à la première génération d’historiens professionnels ayant fait un doctorat dans cette discipline.
Diplômé de l’Université Loyola de Chicago, il a été professeur à l’Université de Montréal (1944-1959), puis à l’Université d’Ottawa (1959-1961). Il a marqué une génération d’étudiants : « Avec Frégault, je passais d’une histoire nationaliste à une histoire nationale », se souviendra plus tard René Dionne.
Recruté par Georges-Émile Lapalme, il sera par la suite nommé sous-ministre aux Affaires culturelles. « Intellectuel racé et productif », il s’inscrit d’abord dans la tradition positiviste, puis subit l’influence des sciences sociales. Tous ces ouvrages d’histoire seront consacrés au Régime français.
Synthèse nationaliste
La mort de Frégault survenait quelques semaines après un voyage marquant du premier ministre Lévesque en France. Sous les lustres scintillants de l’hôtel de Lassay, René Lévesque allait rappeler les débuts de la Nouvelle-France. « Ce fut un incroyable commencement que le nôtre. Pendant 150 ans, guerriers et missionnaires, colons et coureurs de bois écrivirent bon nombre des pages les plus extraordinaires, sinon les plus connues, des XVIIe et XVIIIe siècles. »
Pendant un siècle et demi, rappelait le premier ministre, nos ancêtres avaient été les acteurs d’une histoire qui se concluait par un événement malheureux. « Je me souviens qu’en arrivant au dernier chapitre, celui qui se termine par défaite et conquête, on perdait le goût de savoir la suite ; et on revenait plutôt inlassablement au début. »
Le premier ministre insistait aussitôt sur ceci : « Il ne s’agit pas ici d’idéaliser nostalgiquement cette toute petite société de quelques dizaines de milliers de pauvres gens », mais de rappeler que cette colonie aurait pu, quelques décennies plus tard, à l’instar d’autres colonies américaines, voler de ses propres ailes et exister par elle-même. Or le sort des armes en avait décidé autrement.
Cette Nouvelle-France de René Lévesque était aussi celle de Guy Frégault, deux hommes de la même génération, produits d’une nouvelle synthèse nationaliste, faite de fidélité et de ruptures, de révérence pour les anciens et d’une ardeur transformatrice tout à fait remarquable.
Dans sa Chronique des années perdues (1976) — récit amer de son expérience de haut fonctionnaire —, Guy Frégault présentait la Révolution tranquille comme un moment de grandeur où, « la tête un peu plus haute et le cœur battant un peu plus fort, nous nous sommes offert le luxe de faire un pas en avant, d’innover à notre mesure, de créer ». La création, on le sait, ne fut pas qu’artistique. Les Québécois allaient se donner les moyens de leur émancipation économique, sociale et politique, comme le montrait la visite triomphale d’un chef souverainiste à Paris.
Rapport lucide aux origines
La Nouvelle-France a fasciné des générations de religieux et de traditionalistes qui y ont vu une grande épopée mystique, le témoignage vibrant de notre vocation apostolique en Amérique. Pendant le centenaire de notre survivance, plusieurs notables et clercs ont célébré les exploits et les vertus des missionnaires et des saints martyrs ; d’autres ont érigé des mausolées à des saintes comme Marie de l’Incarnation ou Marguerite Bourgeoys, lesquelles avaient porté la bonne parole aux confins du continent, sinon du monde.
Pour ces traditionalistes, la Nouvelle-France était une « grande aventure » peuplée de héros et un vivier de vertus ; sous peine de trahir nos origines, il fallait rester fidèle à tous ces pionniers pour qui l’Amérique avait d’abord été une terre de mission. Ce « messianisme compensatoire » était une manière de se consoler face aux affres du présent, mais aussi, il faut bien l’admettre, de légitimer un certain ordre social et clérical.
On a pourtant oublié aujourd’hui que la Nouvelle-France a aussi inspiré plusieurs bâtisseurs du Québec moderne.
Né en 1918, Guy Frégault a connu son éveil intellectuel durant les années de la Crise. Élève brillant, il publie quelques textes inspirés de Charles Péguy, de penseurs personnalistes et d’essayistes « non conformistes » (Daniel-Rops, Arnaud Dandieu, Alexandre Marc).
Comme bien d’autres, il critique durement l’héritage des aînés, cherche une troisième voie entre le laissez-faire libéral, bourgeois et individualiste et les totalitarismes de droite comme de gauche qui broient les êtres. S’il se présente comme un révolutionnaire et rêve d’un « ordre nouveau », c’est un jeune homme extrêmement lucide qui rejette, des générations antérieures, les « quantités massives de rhétorique pleurnicharde sur leur maître le passé ».
Même si les idées politiques de Guy Frégault vont évoluer avec le temps, même si ses travaux d’historien et son engagement de sous-ministre montrent un engagement continu pour le Québec et son émancipation politique, ce rapport lucide aux origines reste une constante de sa pensée.
« Ceux qui abordent une œuvre d’histoire en vue d’y trouver des frissons de fierté montreraient autant de bon sens que de bon goût en allant chercher ailleurs les sensations qu’ils préfèrent », écrit-il dans son magnum opus sur la guerre de la Conquête. Surtout, expliquait-il dans un livre posthume consacré à Lionel Groulx, ne jamais prendre « nos taupinières pour des montagnes », éviter de se complaire dans un passé-refuge, une « forme de patriotisme facile » qui, si elle convient « aux esprits qu’essouffle l’évolution du monde contemporain », reste « commune aux peuples colonisés ».
Pourquoi étudier la Nouvelle-France alors ? Pourquoi y consacrer, avec sa femme Liliane, ses vacances d’été à courir les fonds d’archives aux quatre coins du continent américain ? Parce qu’il fallait bien comprendre les premiers temps d’une expérience collective unique, expliquer méthodiquement l’émergence d’une « civilisation » nouvelle, avec ses luttes de pouvoir, ses institutions d’Ancien Régime, ses carences économiques.
La Nouvelle-France, c’était la genèse d’un peuple confronté à mille défis, « l’époque où notre pays était à la fois normal et intéressant ». Normal parce qu’on y retrouvait une bourgeoisie, que sa structure sociale n’avait pas encore été décapitée ; intéressant parce que ce peuple naissant aurait pu avoir un tout autre destin s’il avait connu un développement analogue à celui des autres sociétés du Nouveau Monde. Une colonie, certes, mais qui « ne faisait pas partie d’un empire étranger », car avec sa métropole, elle participait d’un « même monde français ». Entre la société canadienne d’avant la Conquête et la France, « il y avait non seulement communauté de culture, mais communauté de vie ».
Grande noirceur
Loin des hagiographies boursouflées et des édifications censées faire vibrer la jeunesse, grâce à des ouvrages documentés, souvent érudits, consacrés à des personnages et à des conjonctures, Guy Frégault nous a fait découvrir une Nouvelle-France « à hauteur d’homme », riche de toutes les virtualités.
Appréhender l’histoire autrement, expliquait-il dans une conférence livrée en 1963 — année de fondation de Parti pris et du Front de libération du Québec (FLQ) —, c’était courir le risque d’un jour subir la colère de jeunes qui auraient bientôt compris que les images d’Épinal avaient d’abord une fonction idéologique, qu’en enseignant ainsi la Nouvelle-France, les générations d’avant avaient moins cherché à éduquer qu’à embrigader, enrégimenter.
Une telle prise de conscience, craignait Frégault non sans prescience, risquait de détourner le jeune Québécois des années 1960 de ce lointain passé. « Pour avoir, sans qu’il n’y ait de sa faute, mal compris l’histoire, il peut aller jusqu’à nier l’histoire. » N’est-ce pas exactement ce qui se produisit plus tard avec la génération d’un Gérard Bouchard, lequel réduisait récemment la Nouvelle-France aux affres du colonialisme, de l’esclavage et de la réaction (Gérard Bouchard, « Mythes fondateurs du Québec : une mémoire orpheline », Le Devoir, 8 janvier 2022) ? N’est-ce pas l’essence d’une pensée qui fait des Québécois d’aujourd’hui des orphelins à qui il faudrait construire des mythes de toutes pièces, comme si la mémoire héritée n’était qu’un jeu de mécano ou qu’un fantasme de technocrate ?
Né au tournant des années 1970, je suis d’une génération qui a grandi dans la mythification de la Révolution tranquille ; une génération exposée aux railleries et à la colère de baby-boomers complètement exaspérés par cette Nouvelle-France épique et cléricale. Les orphelins, ce sont ceux qu’on a privés d’un récit national qui aurait mérité d’être transmis avec plus de rigueur et d’empathie. Les orphelins, ce sont ceux qui croient dur comme fer que la Nouvelle-France ne fut rien d’autre qu’une « grande noirceur » sans intérêt.
« Reconnaissons donc que ceux qui ont fait le Canada du XVIIIe siècle n’étaient ni plus grands ni plus petits que nature, estimait Guy Frégault. Ils ont édifié une société à leur image, une société à hauteur d’homme. C’est déjà très beau. Tout ce que je souhaite, c’est que nos descendants puissent en dire autant de nous. »
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