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Dans les semaines qui ont précédé le début de la guerre de l’OTAN contre la République fédérale de Yougoslavie, (guerre contraire au droit international), lors d’une réunion à Belgrade, un général américain a brutalement interrompu un politicien serbe haut placé en lui intimant l’ordre de cesser de dresser la liste des attaques terroristes perpétrées depuis le Kosovo et dirigées contre des civils, la police et l’armée, et ce au motif que : « En ce qui concerne la politique serbe, ce qui compte, c’est la perception américaine de la réalité et pas cette réalité en tant que telle ». Cet exemple démontre clairement le postulat selon lequel, dans les relations internationales, la force prime sur le droit.
Le fait que, dans les relations internationales, depuis longtemps la force prime sur le droit est malheureusement un secret connu de tous. Là où ce principe est en vigueur, ses partisans ne peuvent pourtant pas, en public, s’exprimer aussi ouvertement que le général américain à Belgrade. On essaie donc de sélectionner les termes utilisés en public de sorte à faire croire à une volonté de « justice ». L’histoire est remplie de ce genre de réécriture officielle, mais notre époque n’est pas en reste.
Versions divergentes
On ne traitera ici que d’un exemple récent qui joue un rôle important dans les négociations en cours entre d’une part les États-Unis et l’OTAN, et d’autre part la Russie : Les dirigeants russes soutiennent que, lors des négociations sur la réunification allemande, il avait été garanti aux dirigeants soviétiques de l’époque qu’il n’y aurait pas d’élargissement de l’OTAN vers l’Est. Les États-Unis et l’OTAN affirment le contraire : cette promesse n’a jamais existé, elle ne concernait que l’Allemagne, mais surtout on ne disposait à ce jour d’aucun document écrit la concernant. En 1997, la Russie aurait en outre accepté par contrat l’élargissement de l’OTAN vers l’Est.
Wolfgang Ischinger, directeur de la conférence sur la sécurité de Munich et ancien diplomate allemand, est l’un de ceux qui, parmi les grandes figures de l’OTAN, soutiennent cette thèse, ainsi qu’on peut l’entendre dans une interview accordée à la radio Deutschlandfunk le 10 janvier 2022 :
Deutschlandfunk : « Monsieur Ischinger, Moscou fait régulièrement valoir la promesse qu’aurait fait l’Occident – une première fois après la chute du mur en 89, puis de nouveau en 90, promesse qui consistait essentiellement en ce que l’OTAN interrompe son extension vers l’Est. […] Qu’y a-t-il de vrai dans tout cela ? »
Ischinger : « Rien, car c’est faux. Il est vrai qu’à l’époque, dans le cadre des négociations sur le traité 2+4, il y a eu des consultations et un échange verbal sur les restrictions acceptables du côté occidental. Cela concernait l’intégration de l’ancienne RDA dans la République fédérale d’Allemagne et la réunification. C’était lié à l’adhésion à l’OTAN, etc. […] Ces bruits de couloirs, ces rumeurs de promesses non tenues, tout cela a été totalement balayé au moins depuis 1997, parce qu’en 1997 […] la Fédération de Russie a accepté officiellement et par écrit le principe de l’élargissement de l’OTAN et en a négocié les modalités avec l’Occident. L’Acte fondateur OTAN-Russie est le document par lequel la Russie a accepté par écrit l’élargissement de l’OTAN il y a maintenant 25 ans ». Mais alors, que faut-il penser de tout cela ?
En 1997, la Russie se portait mal
Le premier à qualifier « d’illégal » l’élargissement de l’OTAN vers l’Est, dans une lettre qu’il adressa en septembre 1993 au président Bill Clinton, fut Boris Eltsine, à l’époque président de la Fédération de Russie ; il défendit à nouveau cette position en mars 1997 lors d’une rencontre à Helsinki. En vain! Dans les faits, les dirigeants politiques russes avaient dû, dans les années 1990, s’aligner largement sur les orientations des États-Unis, et ceci dans presque tous les domaines politiques. À cette époque, les États-Unis et l’OTAN étaient manifestement en position de force, la Russie devant gérer la transition d’avec le système soviétique et la « stratégie de choc » (Naomi Klein) que lui imposait l’Occident. 1997, l’année de la signature par la Russie de l’Acte fondateur OTAN-Russie, est aussi l’année de la sortie du livre de Zbigniew Brzezinski « The Grand Chessboard », dont l’édition française est parue en 1999 : « Le grand échiquier. L’Amérique et le reste du monde ». Au printemps de cette même année 1997, des néoconservateurs américains fondèrent à Washington D.C. le « Project for the New American Century » (PNAC), destiné à promouvoir le leadership mondial des États-Unis. En 1997, les États-Unis et l’OTAN étaient loin de considérer la Russie comme un partenaire de négociation d’égal à égal – même les « belles » phrases de l’Acte fondateur OTAN-Russie ne peuvent le dissimuler. En exagérant un peu, on peut dire que les États-Unis et l’OTAN ont fixé les règles … et que la Russie a dû les accepter.
Une lettre ouverte illuminante
Comment concilier les déclarations de M. Ischinger avec le fait qu’un mois après la signature de l’Acte fondateur OTAN-Russie, en juin 1997, une lettre ouverte avait été adressée à Bill Clinton, le président américain de l’époque, le mettant en garde contre un élargissement de l’OTAN vers l’Est ?. Elle portait les signatures de 50 anciens sénateurs américains, membres du gouvernement, ambassadeurs, experts en désarmement et en affaires militaires. Parmi eux, Sam Nunn, expert en matière de défense du Sénat, les sénateurs Gary Hart, Bennett Johnston, Mark Hatfield et Gordon J. Humphrey, ainsi que Jack Matlock et Arthur Hartman, ambassadeurs américains à Moscou, Paul Nitze, négociateur de Reagan pour le désarmement, Robert McNamara, ancien secrétaire à la Défense et ex-ministre de l’Agriculture, l’amiral James D. Watkins, ancien directeur de la CIA, l’amiral Stansfield Turner, le diplomate Philip Merrill, les scientifiques Richard Pipes et Marshall D. Shulman ainsi que la petite-fille du président américain Eisenhower,Susan Eisenhower. La lettre qualifiait les offres d’adhésion à l’OTAN à destination des ex-républiques du Bloc de l’Est d’«erreur politique de dimension historique» et soulignait entre autres qu’en Russie, ce genre de projet était rejeté « par l’ensemble des partis politiques ». En outre, la Russie ne représentait plus alors aucune menace pour aucun de ses voisins.
Pourtant, dès juillet 1997, deux mois après la signature de l’Acte fondateur OTAN-Russie et un mois après la lettre ouverte mentionnée ci-dessus, des négociations d’adhésion furent ouvertes avec les trois premiers pays candidats – la Pologne, la République tchèque et la Hongrie. L’élargissement de l’OTAN à l’Est avait été réglé longtemps auparavant et ne résultait donc pas de négociations avec la Russie. Quant aux quelques concessions faites à la Russie – on le constate depuis quelques années – elles sont faciles à contourner.
Une étude conclut : l’extention de l’OTAN à l’Est va à l’encontre des engagements pris
1990. Marc Trachtenberg, professeur en sciences politiques à l’Université de Californie à Los Angeles, a présenté, en novembre 2020, une étude scientifique d’une cinquantaine de pages qui, 30 ans après 1990, a réexaminé une fois de plus les engagements verbaux qui auraient été pris envers les dirigeants soviétiques lors des négociations sur la réunification allemande en vue de l’adhésion de l’Allemagne réunifiée à l’OTAN, mais également concernant l’éventualité d’un élargissement de l’OTAN à l’Est. L’étude s’intitule : « The United States and the Nato Non-extension Assurances of 1990. New Light on an Old Problem ? » (Les États-Unis et les assurances de non-extension de l’OTAN de 1990. Nouveau point de vue sur un problème récurrent ?).
L’étude, étayée par une bonne documentation, débouche sur les résultats suivants. Contrairement à ce qui est généralement affirmé chez nous à l’Ouest, y compris par M. Ischinger, les promesses faites aux dirigeants soviétiques incluaient effectivement le fait qu’il ne devait pas y avoir d’élargissement de l’OTAN vers l’Est – au-delà de l’Allemagne de l’Est.
Dès le début des négociations sur la réunification allemande, les responsables politiques américains, allemands et soviétiques étaient bien conscients du fait que le Pacte de Varsovie ne tarderait pas à être démantelé – en fait, il ne l’a été que le 1er juillet 1991 – et que certains des anciens États membres pourraient aspirer à devenir membres de l’OTAN.
C’est précisément pour cette raison que le ministre allemand des Affaires étrangères de l’époque, Hans-Dietrich Genscher, avait pris les engagements mentionnés plus haut, avec l’accord de son homologue américain James Baker. Et même si ces engagements avaient été verbaux, ils étaient malgré tout contraignants.
Nous ne reproduirons pas ici en détail l’étude de Marc Trachtenberg. En recommandant de lire l’intégralité du texte (pour le moment disponible uniquement en anglais), nous nous contenterons ici d’attirer l’attention sur un seul événement décisif (relaté page 15 et suivantes).
Genscher et Baker 1990 : pas question d’étendre l’OTAN vers l’Est
Le 3 février 1990, lors d’une conférence de presse tenue conjointement avec James Baker,une semaine avant le début de négociations décisives avec les dirigeants soviétiques à Moscou, M. Genscher, ministre allemand des Affaires étrangères, avait déclaré :
« Peut-être pourrai-je ajouter que nous [Baker et Genscher] étions tout à fait d’accord sur le fait qu’il n’était en aucune façon question d’étendre la zone de défense et de sécurité de l’OTAN vers l’Est. Cela ne valait pas seulement pour la RDA […], mais aussi pour tous les autres ex-pays de l’Est. Nous sommes actuellement témoins d’évolutions dramatiques dans tout l’Est de l’Europe, au sein du Conseil d’assistance économique mutuelle [organisation économique du bloc de l’Est] et du Pacte de Varsovie. Je considère que cette situation fait partie du partenariat pour une plus grande stabilité que nous pouvons offrir à l’Est tout en étant très clairs: Peu importe ce qui se passe au sein du Pacte de Varsovie, pour notre part, il n’y a pas la moindre intention d’étendre notre zone de défense – celle de l’OTAN – vers l’Est » (souligné par la rédaction Hd).
Lors du sommet de Moscou des 9 et 10 février 1990, ce point a été réaffirmé aux négociateurs soviétiques. Genscher a déclaré le 10 février au M. Chevardnadze, alors ministre soviétique des Affaires étrangères:
« Pour nous, il est clair que l’OTAN ne s’étendra pas vers l’Est. […] Et cela est également valable pour tout le reste de ce qui touche à la non-extension de l’OTAN, en général ».
Il est également intéressant de noter que le 9 février 1990, le secrétaire d’État américain avait justifié auprès de M. Gorbatchev, président de l’Union soviétique, l’adhésion à l’OTAN de l’Allemagne réunifiée en arguant du fait que cette intégration permettrait d’éviter la reformation d’une Allemagne telle qu’elle s’était présentée avant la Seconde Guerre mondiale.
Qu’est-ce au juste que la « subtilité » américaine ?
Plus tard, Genscher et Baker ont relativisé leurs déclarations de février 1990. Les paroles prononcées avaient dépassé leur signification. Il ne s’agissait que d’« aider les dirigeants soviétiques à surmonter l’obstacle » que constituait leur acceptation d’une Allemagne réunifiée, membre de l’OTAN. George Bush senior lui-même, le président américain, ne voulait plus, dès la fin février 1990, entendre parler de ces engagements. À cette date, il déclara au chancelier allemand Kohl : « Nous allons gagner la partie, mais il va nous falloir user de subtilité (cleverness) ».
Divers ouvrages de recherche démontrent clairement que dès 1990, le gouvernement américain ne recherchait pas en fait à établir un accord entre partenaires de négociation sur un pied d’égalité. En 2018, Christian Nünlist présente, dans sa synthèse intitulée « La guerre des fictions. L’année 1990 et l’élargissement de l’OTAN à l’Est » un article ciblé sur cette question (qui par ailleurs prend intégralement la défense de la position officielle de l’OTAN). Cependant, on peut ainsi y lire – concernant les propositions européennes de l’époque visant à développer un ordre de paix paneuropéen, tout en accordant un rôle accru à la CSCE (OSCE à partir de 1995) : « […] les États-Unis se sont en fin de compte opposés à un nouvel ordre de paix qui reposerait sur la sécurité collective ainsi qu’à toute solution paneuropéenne garantie par la CSCE ».
Selon lui, des dossiers internes à l’administration Bush ont révélé « qu’en 1990, celle-ci, en lieu et place d’une nouvelle structure de sécurité coopérative incluant l’Union soviétique, a délibérément promu une solution OTAN et donc un système de sécurité exclusif (sans Moscou), basé sur le maintien de la présence militaire américaine en Europe, y confirmant ainsi la domination américaine au-delà de la période de la Guerre froide. […] Le “nouvel ordre mondial” de Bush ne reposait […] pas sur l’idée d’un partenariat avec l’Union soviétique ». Divers chercheurs – poursuit Nünlist – ont clairement démontré que l’administration Bush « a imposé en 1990 une politique étrangère américaine triomphante qui, d’une part, assurait le maintien de la présence militaire américaine en Europe et la domination de l’OTAN dans le contexte de l’évolution de la structure de sécurité européenne et qui, d’autre part, excluait également autant que possible l’Union soviétique de tous les arrangements de l’Europe post-Guerre froide ».
Double jeu
En 2016, Joshua R. Itzkowitz Shifrinson écrivait déjà, dans un article paru dans la revue International Security :
« Les États-Unis se sont servis de la garantie d’un non-élargissement de l’OTAN afin notamment d’exploiter les faiblesses soviétiques et de renforcer la puissance des États-Unis dans l’Europe de l’après-Guerre froide. […] En 1990, ils ont, lors des négociations avec les Soviétiques, fait miroiter un concept coopératif global pour l’Europe de l’après-Guerre froide, tout en créant parallèlement un système dominé par les États-Unis. […] Le différend américano-russe sur l’élargissement de l’OTAN est donc peut-être moins dû à une mauvaise représentation ou interprétation des événements de 1990 par l’Union soviétique qu’à une divergence entre l’approche coopérative présentée à l’Union soviétique par les États-Unis, parallèlement aux efforts beaucoup plus discrets qu’ils déployaient pour optimiser leur puissance en Europe ».
La question reste donc de savoir à quel point ce genre de « subtilité » mentionné ci-dessus et apparemment encore à l’œuvre de nos jours, est propice aux relations internationales, au droit et à la paix – et combien de temps celle-ci sera encore acceptée. Lorsque les gouvernements des pays de l’OTAN affirment aujourd’hui que toutes leurs préoccupations vont au maintien de la paix en Europe, de la souveraineté et de l’intégrité des voisins de la Russie, et qu’ils exhortent en même temps la politique russe à renoncer à son agressivité et à ses menaces envers ses voisins, mais au contraire à privilégier le dialogue, cela prend des allures d’opprobre et se trouve en pleine contradiction avec le cours effectif de l’histoire des 30 dernières années.
source : Horizons et Débats
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