Pour le président du Fonds Anne Frank, « le fait de diffuser une affirmation qui devient ensuite dans le débat public une sorte de fait confine à la théorie du complot. »
Déportée avec sa famille à l’âge de quinze ans, Anne Frank est morte au camp de concentration de Bergen-Belsen (Allemagne) au début de l’année 1945. Dans un livre paru le 19 janvier dernier, Qui a trahi Anne Frank ?, la romancière canadienne Rosemary Sullivan présente les résultats d’une enquête initiée il y a six ans par un cinéaste et un producteur néerlendais, Thijs Bayens et Pieter van Twisk, et ayant mobilisé une équipe d’experts dirigés par un ancien agent du FBI à la retraite, Vincent Pankoke. Selon leurs conclusions, Anne Frank et sa famille, qui ont vécu pendant deux ans cachés dans l’annexe secrète d’un immeuble d’Amsterdam, auraient été trahis par Arnold van den Bergh, un notaire juif. Dans une interview au journal suisse SonntagsBlick, John D. Goldsmith, le président du Fonds Anne Frank (une ONG de droit suisse fondée par le père d’Anne Frank pour préserver sa mémoire), explique ses réserves face à cette entreprise. Entretien.
SonntagsBlick : En début de semaine, un groupe de chercheurs a déclaré avoir identifié l’homme qui avait trahi Anne Frank et sa famille. Comment avez-vous réagi à cette découverte ?
John Goldsmith : Nous étions au courant du projet. Nous espérions une recherche sérieuse et basée sur des faits. Mais nous avons été déçus par la manière dont cette « recherche » a été menée.
SonntagsBlick : Pourquoi ?
J. G. : Pour plusieurs raisons. Le Fonds Anne Frank à Bâle a un credo fondamental : on ne gagne pas d’argent sur le dos des victimes de l’Holocauste. L’enquête en question a toujours eu une vocation commerciale. Cela nous a inquiétés dès le début. Depuis sa parution, le Journal d’Anne Frank est qualifié de faux par les négationnistes. Actuellement, il est utilisé comme figure d’identification par les opposants à la vaccination. Dans un tel contexte, je me demande si ce projet n’est pas le symptôme d’un problème plus vaste dans notre rapport à l’histoire.
SonntagsBlick : Est-ce la raison pour laquelle le Fonds Anne Frank a pris ses distances avec les chercheurs il y a des années de cela ?
J. G. : Nous n’avons pas pris nos distances publiquement. Je serais toutefois prudent avec le terme de « chercheur ». Derrière le livre Qui a trahi Anne Frank ? se trouve une entreprise, pas une université. Lorsque cette entreprise nous a contactés il y a quelques années, nous avons décidé de ne pas coopérer, nous ne leur avons pas ouvert nos archives. Nous avons rapidement soupçonné que, pour des raisons commerciales, un travail sérieux et transparent ne serait pas possible. Bien entendu, nous avons invité l’équipe à poser des questions sur les documents. Nous n’avons jamais reçu aucune demande de la sorte.
SonntagsBlick : La recherche et la rentabilité sont-elles incompatibles ?
J. G. : La qualité et le commerce ne s’excluent pas forcément, comme nous le constatons régulièrement. Mais dans le cas présent, une enquête est livrée sous la direction d’un ancien agent du FBI, qui n’aurait pas pu s’en sortir avec son ancien employeur.
SonntagsBlick : Des historiens sont impliqués…
J. G. : Bien sûr. Mais aucun d’eux n’est spécialiste de la Seconde Guerre mondiale et aucun n’est spécialiste de la question des dénonciations des Juifs en Hollande. Nous avons rapidement pris conscience de l’absence de cette expertise, et cela se voit maintenant. Depuis lundi [17 janvier – ndlr], les experts déchirent le livre, on y trouve des erreurs factuelles presque à chaque page.
SonntagsBlick : De votre point de vue, quelle est la perspective manquante ?
J. G. : Tout d’abord, nous manquons tout simplement de preuves pour étayer ces thèses. Voyez-vous, rien qu’en Hollande, environ 20 000 Juifs se sont cachés pendant la guerre. Environ 8000 d’entre eux ont été dénoncés. Si l’on aborde cette thématique de la trahison, je souhaiterais que l’on ne se concentre pas uniquement sur Anne Frank. Mais sans son nom, le livre n’aurait sans doute pas attiré l’attention des médias en dehors des Pays-Bas.
SonntagsBlick : Comme vous le dites, les spécialistes n’ont pas tardé à réagir : des historiens néerlandais ont vivement critiqué le livre et l’ensemble de l’enquête. Le débat est-il clos pour autant ?
J. G. : La réaction a été rapide, surtout en Hollande. Mais au niveau international, le titre d’origine était là, sans être contredit. Le lecteur du Minnesota ou la lectrice du Chili ou d’ailleurs ont désormais cela en tête : Anne Frank a été trahie par un Juif. Point. Les dommages collatéraux pour la communauté juive sont importants, et il faudra des années de travail d’information pour en amortir les effets.
SonntagsBlick : Quels effets observez-vous actuellement ?
J. G. : Les antisémites se réjouissent. Sur les réseaux sociaux, la communauté juive, notamment aux Pays-Bas, fait l’objet d’une forte hostilité. Si l’histoire de cette trahison était vraie, il serait tout à fait normal d’en parler et de classer les preuves. Mais cette preuve n’a tout simplement pas été apportée. Le simple fait de diffuser une affirmation qui devient ensuite dans le débat public une sorte de fait confine à la théorie du complot. Et les théories du complot sont durables, nous le savons.
SonntagsBlick : L’équipe de chercheurs affirme qu’Arnold van den Bergh, un notaire d’Amsterdam et membre du Judenrat (le Conseil juif – ndlr) local, serait, avec une probabilité de 85%, l’homme qui a trahi la famille Frank. Que pensez-vous de cette conclusion ?
J. G. : Au tribunal, une personne est considérée comme coupable ou innocente, il n’y a pas de verdict de culpabilité sans preuve contraignante. Van den Bergh (mort en 1950 – ndlr) ne peut plus se défendre aujourd’hui. Il y avait des conseils juifs partout en Europe, tout comme il y avait des collaborateurs partout en Europe. C’est le contexte historique. Van den Bergh et beaucoup d’autres se trouvaient dans une situation impossible.
SonntagsBlick : On peut en discuter.
J. G. : Le rôle des conseils juifs doit être discuté, absolument, mais pas de cette manière. Maintenant, le message principal est : un Juif trahit des Juifs. Cela reste dans les mémoires et cela inquiète. La vérité est que des Hollandais ont trahi des Juifs dans le cadre d’un système de trahison sophistiqué. Il existe de nombreux livres et d’excellents travaux de recherche à ce sujet.
SonntagsBlick : Une partie de votre famille est originaire des Pays-Bas.
J. G. : Du côté de ma mère, oui. Et tout y était représenté : les cachés, les trahis, la résistance. Ce sont ces histoires de familles individuelles qui rendent le travail sur cette période si douloureux jusqu’à aujourd’hui.
SonntagsBlick : Selon vous, fallait-il simplement présenter un coupable à la fin ?
J. G. : Oui, c’est précisément là que réside la différence avec la recherche ouverte aux résultats. Le projet a démarré avec l’annonce de la résolution de la trahison. Dans le cas présent, un investissement devait porter ses fruits. La thèse principale n’est d’ailleurs pas nouvelle et a déjà été présentée par David Barnouw en 2003.
SonntagsBlick : Cependant, Van den Bergh avait déjà fait l’objet d’une enquête auparavant. Le père d’Anne Frank, Otto Frank, avait reçu une information anonyme à la fin de la guerre qui le désignait.
J. G. : Nous sommes ouverts aux recherches de qualité et les encourageons depuis des années avec des moyens importants. Mais nous considérons que notre mission est plutôt d’agir au présent. Ce n’est pas comme si l’antisémitisme et l’extrémisme de droite appartenaient au passé. Otto Frank a tourné son regard vers l’avenir. Il n’aurait guère pu diffuser le message du journal intime de sa fille et créer la fondation portant son nom s’il s’était contenté de regarder en arrière. Je trouve encore aujourd’hui admirable qu’il ait été en mesure de construire une nouvelle vie.
SonntagsBlick : La tâche actuelle est entravée par la dernière enquête ?
J. G. : Elle ne contribue pas à la recherche de la vérité, mais à la confusion et est en outre pleine d’erreurs. Lorsque l’étude de thèmes historiques prend des formes aussi grotesques et absurdes, nous avons un problème en tant que société. Certes, l’Europe commémore le 27 janvier les victimes du nazisme, mais ce qui était considéré il y a quelques années encore comme un consensus social, par exemple en ce qui concerne l’Holocauste, est aujourd’hui contesté ou instrumentalisé politiquement. La négation ou la relativisation de l’Holocauste se répand à nouveau dans la société, qui est visiblement dépassée par la mise sur le même plan des faits et des théories du complot.
SonntagsBlick : Et ce, 75 ans après la première publication du Journal d’Anne Frank…
J. G. : Le Journal est et reste une chance pour s’engager sur le sujet et au-delà. Cela aide à aborder avec respect de nombreux sujets qui agitent notre société.
Source : «Verschwörungstheorien bleiben lange haften», SonntagsBlick, 23 janvier 2022, propos recueillis par Simon Marti (tr. fr. : Conspiracy Watch).
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