Par Andrew Korybko − Le 17 janvier 2022 − Source OneWorld Press
Reconnaître Taipei ne constitue pas une police d’assurance face aux ingérences étasuniennes ; il s’agit d’une garantie que les ingérences étasuniennes vont s’institutionnaliser au sein du pays accordant cette concession, et ce au détriment du peuple habitant ce pays. Les gouvernements ayant reconnu Taipei, et se mettant à pratiquer des politiques relativement plus indépendantes prennent le risque de se faire punir, en dépit du fait qu’ils continuent de reconnaître Taipei ; ce fut le cas du Nicaragua jusqu’il y a peu.
Le 1er janvier 2022, la Chine a procédé à la réouverture de son ambassade au Nicaragua, après que celle-ci est restée fermée plus de trente ans, depuis 1990, suite à la reconnaissance par erreur par ce pays, à l’époque des autorités rebelles installées dans la province de Taïwan. Cette action fait suite à la décision pragmatique prise par Managua le mois dernier d’inverser son choix, décision qui a été prise après avoir compris que sa politique durant ces trente années avait été totalement contre-productive. Il y a des enseignements à tirer de ce développement, et nous allons les développer au sein du présent article.
Tout d’abord, le Nicaragua avait mis fin à ses relations diplomatiques avec Pékin en 1990, après la réussite de l’opération d’orchestration par les États-Unis d’un changement de régime vers une démocratie superficielle, dans ce pays jusqu’alors ravagé par la guerre. Le contexte de l’époque était que Washington avait armé des combattants opposés au gouvernement, appelés « contras« , et avait même violé ses propres lois en agissant ainsi durant le tristement célèbre scandale des Contras d’Iran des années 1980. Les États-Unis avaient déclenché un conflit, qui relevait davantage de la guerre hybride fomentée depuis l’étranger que de la guerre civile annoncée par certains observateurs, sous influence des processus électoraux en cours au Nicaragua.
La reconnaissance officielle de Taipei par le Nicaragua avait clairement constitué une faveur accordée aux nouveaux parrains étasuniens de ce pays, mais elle n’avait débouché sur aucun bénéfice pour la nation centre-américaine. Elle est restée, derrière Haïti, le deuxième pays le plus pauvre de cet hémisphère, malgré les accès qu’elle a obtenus au marché étasunien en vertu de l’Accord de libre-échange d’Amérique centrale (CAFTA-DR). De toute évidence, après avoir fait tomber Daniel Ortega et avoir ruiné les relations entre le Nicaragua et la Chine, les États-Unis cessèrent de s’intéresser au Nicaragua.
Ils avaient obtenu ce qu’ils voulaient : détruire un État socialiste au plus haut de la lutte par mandataires interposés constituant la Guerre Froide dans le Grand Sud. Le Nicaragua devint alors considéré comme devant tenir lieu à jamais d’État vassal des États-Unis dans la région, et devant se faire complètement exploiter par ses entreprises transnationales comme cela s’est produit au cours des décennies qui ont suivi. Le président Ortega a néanmoins réussi à revenir au pouvoir en 2007, et à y rester, mais ce n’est que le mois dernier qu’il a décidé de revenir sur la décision prise par ses prédécesseurs de reconnaître Taipei diplomatiquement.
Nul besoin d’être grand clerc pour prévoir que cette décision allait provoquer la colère des États-Unis, et c’est peut-être pour cette raison qu’il a patiemment attendu son heure avant de prendre la moindre décision pouvant constituer un prétexte à son voisin du Nord pour fomenter une nouvelle guerre hybride contre lui. Mais même ainsi, cette politique n’a pas atteint son objectif vraisemblable visant à assurer la sécurité du pays. Il y a quelques années, les États-Unis se sont mis à proférer des allégations violentes contre le président Ortega, sa famille, ses proches associés, pour essayer de provoquer la colère à leur encontre.
Il s’agissait clairement de la phase d’ouverture d’une campagne de pressions, depuis en cours, contre ce pays, déclenchée par les politiques étrangères de plus en plus indépendantes décidées par le président Ortega, parmi lesquelles ses approches vers des liens stratégiques pragmatiques avec la Russie. Les dirigeants étasuniens se sont mis à affirmer qu’il allait devenir la cible d’un changement de régime s’il ne changeait pas son fusil d’épaule, ou ne reculait pas. Malgré cela, le président Ortega a mis les bouchées doubles sur cette ligne politique, en particulier sur ses visées socio-économiques orientées à gauche.
Les États-Unis ont essayé de s’ingérer dans les dernières élections menées au Nicaragua, mais sans succès. Tout ce qu’ils sont parvenu à faire a été une campagne de guerre de l’information contre le pays, et lui imposer davantage de sanctions illégales. Cela a sans doute constitué la goutte qui a fait déborder le vase pour le président Ortega, qui a ainsi peut-être compris à ce moment qu’il ne servait à rien de retarder davantage la reconnaissance diplomatique du statut de Pékin par son pays. Après tout, les États-Unis fomentaient d’ores et déjà une guerre hybride contre le Nicaragua, si bien que conserver des liens diplomatiques avec Taipei ne servait à rien.
Il s’agit précisément du point auquel il faut s’intéresser ici, car la notion erronée selon laquelle la poignée de pays qui continuent de reconnaître à tort Taipei en tireraient quelque avantage stratégique, s’assurant d’être ainsi préservés de la colère des États-Unis s’ils devaient revenir sur cette décision. Le cas du Nicaragua démontre que ce raisonnement ne relève de rien de plus que d’une pure vision de l’esprit. Pour avoir reconnu Taipei jusqu’au mois dernier, le pays n’en est pas moins devenu la cible d’une guerre hybride étasunienne.
Il n’a reçu aucun bénéfice en retour de cela. Le pays est resté extrêmement sous-développé, les États-Unis considérant comme acquis son statut d’État vassalisé, et ne s’intéressant pas à y investir significativement en récompense pour sa reconnaissance diplomatique de Taipei. En pratique, tous les pays qui reconnaissent encore Taipei diplomatiquement restent tout aussi pauvres, et incapables de mener des politiques indépendantes du fait de la tutelle hégémonique exercée par les États-Unis sur leur gouvernement. Ce processus ne leur a rien fait gagner, mais leur a fait perdre leur souveraineté et leur potentiel de développement.
Reconnaître Taipei ne constitue pas une politique d’assurance contre les ingérences étasuniennes ; il s’agit plutôt d’une garantie que les ingérences étasuniennes vont s’institutionnaliser au détriment des habitants du pays concerné. Les gouvernements reconnaissant Taipei, et se mettant à pratiquer des politiques relativement plus indépendantes prennent le risque de se faire punir malgré cette reconnaissance diplomatique, exactement comme cela s’est produit tout récemment au Nicaragua. Cela signifie qu’il vaut mieux, du point de vue des dirigeants comme le président Ortega, gardant à l’esprit les meilleurs intérêts de son peuple, reconnaître Pékin sans attendre, au lieu de retarder cette décision.
Si les États-Unis doivent de toutes façons finir par les déstabiliser, ils feront tout aussi bien de prendre les États-Unis par surprise en reconnaissant Pékin, sans que Washington ne dispose du temps de préparer leur punition de guerre hybride à l’avance. Le Nicaragua tient par conséquent lieu d’exemple courageux pour les quelques pays restants qui finiront inévitablement par reconnaître Pékin au lieu de Taipei, conformément à la marche inexorable de l’histoire. Ces pays feraient bien de tirer les enseignements des expériences récemment connues par le Nicaragua, et franchir le pas sans attendre.
Andrew Korybko est un analyste politique étasunien, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.
Traduit par José Martí, relu par Wayan, pour le Saker Francophone
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