La diffusion, le 15 décembre dernier, d’une interview sous forme de bilan d’Emmanuel Macron sur une chaîne du groupe Bouygues ne doit probablement rien au hasard. Multinationale employant 129 000 personnes dans 81 pays et réalisant 34 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel, l’entreprise Bouygues a également sa ligne directe vers l’Élysée. Bouygues serait-elle l’entreprise favorite des présidents ?
Une entreprise à la trajectoire fulgurante
Il est des patronymes qui évoquent immanquablement le très restreint cercle des dynasties d’affaires les plus puissantes et les plus influentes de France. A côté des Arnault, Dassault, Pinault ou encore Lagardère, celui de Bouygues est l’un de ceux-là. Le grand public le connaît principalement pour Bouygues Telecom, l’opérateur de téléphonie mobile lancé en 1994, sans nécessairement savoir que derrière ce nom se cachent également le deuxième plus grand groupe de construction français (derrière le leader Vinci) ou encore le propriétaire de TF1, la plus importante chaîne de télévision d’Europe. Entre 1993, date du décès du fondateur Francis Bouygues, et 2013, son fils Martin Bouygues a multiplié par 3 le chiffre d’affaires du groupe. En 2017, il a été classé 6ème PDG le plus performant au monde par la prestigieuse Harvard Business Review.
Bouygues ou la politique du renvoi d’ascenseur
En 2016, Bouygues Telecom, en difficulté, est en négociations pour se faire racheter par Orange. L’Etat, actionnaire de l’opérateur historique, impose un certain nombre de conditions à l’opération. Lors d’une réunion à Bercy avec le ministre de l’Économie, un certain Emmanuel Macron, Bouygues se voit imposer des conditions impossibles à accepter pour mener l’opération à son terme, tel qu’une limitation des parts que Bouygues peut détenir au sein d’Orange à 12%, ou encore un prix de ces parts aboutissant à une survalorisation de 363 millions d’euros … L’opération n’aboutit pas, mais la société de télécommunications redresse la barre dès l’année suivante. L’année où Emmanuel Macron, au terme d’une retentissante campagne, est élu président de la République. Rancuniers chez Bouygues ? Pas le moins du monde. La presse se fait désormais l’écho des bonnes relations qu’entretiendraient Bouygues et l’Elysée. Peut-être facilitées par une discrète entremise de Didier Casas, secrétaire général de Bouygues Telecom, débauché par le candidat Macron pour travailler à son programme présidentiel sur les thèmes régaliens ? Toujours est-il qu’en 2017, l’allocution télévisée du président de la République à l’issue de la cérémonie du 14-Juillet s’est tenue sur … TF1. La hache de guerre est enterrée. L’heure du retour d’ascenseur a-t-elle sonné ?
Le président des riches… et l’entreprise favorite des présidents ?
Un premier retour d’ascenseur a déjà eu lieu en 2021 : Contre l’avis des syndicats d’Equans, et même des syndicats de Bouygues, le Groupe de BTP a été choisi pour racheter la filiale du Groupe Engie spécialisée en génie électrique. Le Président que Jean Luc Mélanchon qualifie de « tire-fesses des riches » aurait déjà usé du rôle de l’État comme premier actionnaire du Groupe Engie pour « pousser » la candidature de Bouygues : « Il y a un favori – ce n’est un secret pour personne – c’est Bouygues, qu’Emmanuel Macron a choisi de choyer », peut-on lire dans la lettre de l’Expansion. Cette proximité aura eu beau faire monter les syndicats au créneau, comme à la CFDT qui déclarait qu’elle « ne saurait cautionner aucune décision dictée par un quelconque intérêt politique à l’aube des élections présidentielles de mai prochain, ni par des relations privilégiées entre grands de ce monde comme, entre autres et selon la presse, la proximité entre le Président Macron et Bouygues », rien n’y a fait au bout du compte.
Bouygues s’attaque désormais à une autre cible de choix, M6, dont le rachat au groupe RTL pourrait aboutir en 2022. Si l’opération allait à son terme, le groupe qui naîtrait de la fusion de TF1 et M6 représenterait 7 chaînes hertziennes (dont TF1 et M6, qui représentent déjà 40% des commandes de la production audiovisuelle hexagonale), 3,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel … et 75% du marché de la publicité, plaçant le groupe en situation de quasi-monopole vis-à-vis des annonceurs, comme d’ailleurs des créateurs de contenu.
D’aucuns s’interrogent quant au rôle joué par Emmanuel Macron dans la frénésie d’acquisition de Bouygues. La presse s’est notamment fait l’écho du lobbying intensif du groupe auprès de l’Elysée pour favoriser son offre de rachat d’Equans face à sa celle de ses concurrents, le groupe de construction Eiffage et le fonds d’investissement américain Bain Capital. Le même processus se répète-t-il pour le projet d’absorption de M6 par TF1 ? Le Conseil supérieur de l’audiovisuel s’est en effet fendu d’une déclaration étonnamment conciliante concernant l’opération. Son président, Roch-Olivier Maistre, a ainsi indiqué qu’il trouvait « naturel » et « compréhensible » que les acteurs du secteur se « mettent en ordre de marche » pour « développer leur capacité d’investissement et une sorte de souveraineté culturelle ». En revanche, Isabelle de Silva, la très respectée présidente de l’Autorité de la concurrence, qui avait publiquement émis de sérieux doutes quant à la faisabilité juridique de l’opération, a eu la surprise de se voir notifier le non-renouvellement de son mandat par le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, en octobre dernier. En dépit d’un parcours sans-faute de l’intéressée, notamment dans la lutte contre la position dominante des GAFAM, sa fermeté sur l’opération TF1/M6 aurait suscité l’ire du président, aboutissant à sa mise à la porte.
S’il est une chose dont Bouygues peut témoigner, c’est l’appétence du président pour les deals – développée lors son passage au sein de la banque d’affaires Rothschild – et sa volonté de faire émerger, si besoin par des consolidations de grande ampleur, des entreprises françaises leader dans leur domaine d’activité à l’échelle mondiale. Dès lors, le rachat d’Equans, visant à faire de Bouygues un leader mondial des services multi techniques, ne pouvait que bénéficier du soutien présidentiel, surtout face à un patron d’Eiffage moins politique et à un fond américain. De même, le rachat de M6 par TF1, visant à concurrencer les toutes-puissantes plateformes américaines comme Netflix, Amazon, Apple ou Disney+, ne pouvait qu’être encouragé … Sauf qu’à y regarder de plus près, le doute affleure : Incontournable sur le marché français, le futur groupe TF1/M6 resterait un nain à l’échelle mondiale : la valorisation boursière des deux groupes est 40 fois inférieure à celle du seul Netflix, qui investit chaque année plus de 15 milliards de dollars en production de contenus. Et c’est de la publicité en ligne, non de la publicité audiovisuelle, que les GAFAM et consorts tirent la majorité de leurs faramineux revenus.
Le « champion national » capable de concurrencer les Américains, appelé de ses vœux par Macron, ne naîtra donc pas d’une fusion TF1/M6. Cette opération renforcera surtout l’empire médiatique Bouygues au sein du PAF, en plus de créer de la valeur au profit des actionnaires – le groupe parle de 250 à 350 millions d’euros de synergies et d’un objectif de versement de 90% de son free cash-flow en dividendes. Au passage, il est aussi question de redorer le cours de l’action Bouygues, sanctionné par les investisseurs pour le coût jugé trop élevé de l’acquisition d’Equans. Emmanuel Macron, familier des fusions-acquisitions, ne peut pas ignorer cet état de fait. Peut-être ne fait-il donc, en favorisant le rapprochement de TF1 et M6, que s’assurer la redevabilité de Bouygues à son égard, sacrifiant au passage l’écosystème français de création audiovisuelle. Après tout, quel président se priverait du plus important groupe de télévision du pays à quelques mois de briguer un deuxième mandat ?
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Source : Lire l'article complet par Réseau International
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