9 janvier 2022 Je suis inquiet. La situation est alarmante. Les agiles lecteurs de ce site pétulant auront évidemment tout de suite compris de quoi je veux parler : le retard que prend la commission sur la lutte contre le complotisme, créée en septembre dernier par notre vibrionnant président et père de la Nation. Intitulée avec sobriété « Les Lumières à l’ère du numérique », cette nécessaire commission devait présenter ses propositions à la mi-décembre.
Bon dieu, mais qu’attend-elle ?
Gérald Bronner, président et homme-torche de cet aréopage luminescent, a pourtant donné la mesure de l’urgence. Pour lui, Internet et les réseaux abritent un « marché cognitif dérégulé » (en français : un marché de l’information non filtrée par les experts). Certes, nous savions que des cerveaux fragiles étaient près à gober n’importe quoi. Mais, nous explique l’excellent Gérald, avec le numérique, ce sont désormais des légions de zombies décérébrés qui piétinent avec enthousiasme les plates-bandes du cercle de la raison. QAnon, illuminatis, anti-vax, anti-tout, sectes spermatiques, satanistes, etc. : c’est une gigantesque déferlante, un monstre informe qui va inéluctablement nous dévorer. On ne s’étonnera donc pas que les algorithmes des Gafam soient débordés. Il faut les aider, c’est une priorité absolue. Pour l’économie en ruine et la société en haillons, on verra après. On a d’abord une guerre à gagner, et ça ne va pas être de la tarte. On voit par là que l’ami Gérald est un grand Résistant. Il ne craint pas de se retrouver du mauvais côté du manche. Quand vous n’avez comme alliés que les troupes décharnées des Gafam et celles des frêles États, vous ne pouvez avoir aucune certitude. Le résultat sera incertain, c’est une guerre asymétrique.
Sur le plan théorique, j’aime bien l’idée de Gérald d’un « marché cognitif ». Bêtement, j’ignorais que la cognition était un marché mais Gégé, lui, sait, et il faut accepter de s’en remettre aux pros. Je n’ai pas encore lu son opus majeur, La démocratie des crédules, mais il est évident qu’il a dû enfoncer à cent mètres sous terre Platon et son allégorie de la Caverne. D’après ce que je comprends de sa thèse, les choses se présentent ainsi. Aimanté par la puissance numérique, le magma de débiles légers qui menacent le monde est composé de gens qui ignorent tout des biais et de l’auto-enfermement cognitifs. Des brêles, quoi. Mais nombreuses. En fait, innombrables. Ça craint.
Ainsi va le progressisme et son infaillibilité morale vêtue de probité candide et de lin blanc. Et c’est bien. Personnellement, je trouve que les progressistes n’ont pas tiré tout le potentiel de leur robuste doctrine. D’après moi, ce qui en découle naturellement, c’est une démocratie censitaire où seuls les bien-pensants auraient voix au chapitre. Ah ? On me dit que c’est en cours ? Mais alors qu’ils se dépêchent ! Continuer à nous accorder le droit de vote, à moi et aux multitudes, alors que nous risquons à tout moment de marcher sur une bouse cognitive ? Inacceptable. Ah ! l’apaisement que me procurerait l’avènement de cette nouvelle démocratie des Lumières ! L’éponge qui me tient lieu de cerveau trouverait avantageusement à se reposer.
En attendant, je reste lâché dans la nature, orphelin des propositions de la commission anti-Walking-dead. Que faire ? Comment évoluer sereinement dans cette jungle numérique remplie de crotales ? Eh bien, j’ai décidé de prendre le taureau par les cornes. Je me suis abonné au fil du site Conspiracy watch. C’est une sorte de proto-commission anti-Walking-dead, mais qui aide et qui agit déjà, elle. Son sémillant patron, Rudy Reichstadt, est d’ailleurs membre de la commission susdite, c’est une incontestable garantie.
On apprend plein de trucs sur Conspiracy watch, c’est très éducatif. Je viens de lire le papier d’un certain Philippe Corcuff sur la question du doute. Avec une limpidité tout universitaire (c’est imbitable) il pose ainsi que le « doute participe bien de la constitution de la figure de l’individu occidental moderne ». Ah ? Je ne serais pas aussi malade que cela ? Il poursuit, pédagogue (attention, ça va grimper) : « En témoigne un des premiers préceptes énoncés par Descartes : ”Ne recevoir jamais aucune chose pour vraie (…) que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute.” »
Or, s’interroge Corcuff (préparez-vous, sa chute est glaçante), « c’est là que ce doute est susceptible de révéler des pouvoirs envahissants, voire auto-dévorants. Où poser la limite suggérée par Descartes mettant en garde contre les sceptiques qui ne doutent que pour douter » ? (Je n’ai pas saisi où était la « limite suggérée » par Descartes dans cette citation, mais une fois encore : totale confiance aux pros).
Brr.
Auto-dévoré par le doute. Ça fout les chocottes, non ? On se croirait en Afrique, dans la peau d’un explorateur trop curieux finissant sa carrière au fond d’une marmite, entouré par des indigènes aux traits expressifs. Heureusement, Corcuff, l’agent de maîtrise qui mesure la valeur du doute, veille au grain. Son collègue du même service qualité, le castor junior de la pensée non oblique, Rudy Reichstadt, n’est évidemment pas en reste comme on va le voir. Ce site fait œuvre utile. J’espère qu’il est financé par mes impôts, c’est une sorte de service public. Assurément, des millions de citoyens scrupuleux doivent s’y précipiter chaque jour pour recouper leurs informations, lassés par les approximations des stagiaires occupant les services de fact-checking. Biden est-il reptilien ? (Non, c’est juste un démocrate âgé.) La terre est-elle plate ? (Non, Giordano Bruno a fait la démonstration de sa rotondité dans un article récemment publié dans Nature.) Poutine dresse-t-il vraiment des poulpes à l’attaque d’enfants occidentaux et de sous-marins de l’Otan ? (Sous investigation).
Rudy nous offre une petite perle (la grosse vient après, patience) tirée d’un entretien qu’il a « accordé » (sic) à Google : « L’opinion est plus sensible, plus consciente du risque de désinformation, surtout après la Covid-19. Il y a quand même une prise de conscience globale, la population est moins dupe ». J’ai beau chercher, à part le fait que je ne permettrai jamais de faire parler l’« opinion » (Rudy, lui, peut, il en a les qualifications), je ne changerais pas une virgule à ce propos. C’est enthousiasmant, je me sens presque rétabli dans ma citoyenneté. Je me vois presque dans un restaurant (tout frappé d’interdiction que j’en suis) tapant la discute avec Rudy devant un os à moelle. Rudy, l’homme du doute conforme, serait-il en train d’établir avec moi, l’homme du doute des cavernes, une sorte de passerelle cognitive, de pont ? A voir. Les ponts ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît.
Rudy a aussi son rond de serviette au Monde. En mars 2020, il était abondamment cité dans un article (toujours en ligne) titré comme suit : « L’étrange obsession d’un quart des Français pour la thèse du virus créé en laboratoire ». Pour Rudy, ce phénomène s’expliquait par la « conjugaison d’une très grande méfiance et d’un profond analphabétisme. […] Une importante partie de la population n’a aucune conscience de son incompétence ».
Au fond, ce qui est épatant chez ces boursoufflures infatuées, ce n’est pas leur niveau d’hystérie ou leur mépris crasse envers leurs semblables en humanité. Ce n’est pas non plus leur duplicité. Pas davantage que leurs reptations poisseuses pour rester agglutinés à leur petit cercle et à sa cash-machine. Ce qui m’épate chez ces flamboyantes nullités, c’est leur sentiment d’impunité. Et accessoirement leur absence de prudence et de flair. L’Histoire est ainsi faite que, quand elle n’est pas tranquille – et elle ne l’est assurément pas aujourd’hui –, elle peut méchamment dépoter. Ces gens là vont, a minima, tanguer un chouia. Je n’ai certes pas la naïveté de penser qu’ils ne sauront pas se « réinventer ».
Mais qu’ils en rabattent un peu, même passagèrement, désencombrerait utilement l’univers.
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir