Le 11 octobre 2019, la table des MRC de la région de l’Estrie s’est laissé convaincre qu’en « matière d’attractivité, de promotion, de marketing et de valorisation d’une marque », il valait mieux s’appeler Cantons-de-l’Est qu’Estrie. Elle a donc acheminé aux autorités une résolution en ce sens, d’où les consultations sur ce changement de nom qu’effectue actuellement la Commission municipale du Québec.
Il est difficile de croire que le nom d’une région a un impact sur son attractivité. On est d’autant sceptique que, sans changer son nom, la croissance démographique de l’Estrie a été durant la dernière année l’une des plus importantes au Québec. Cela laisse soupçonner que la covid-19 pourrait être un facteur plus important qu’un changement de nom, surtout que Montréal tarde à changer le sien pour freiner la détérioration de son bilan migratoire.
On est stupéfait lorsqu’on lit la résolution adoptée par la table des MRC. Ces gens semblent croire dur comme fer que le nom de la région exerce une influence sur sa capacité à attirer de nouveaux habitants, qu’il suffit de choisir le bon nom pour réussir. Il est certes possible que des gens hésitent, à cause de son nom, à déménager dans une ville s’appelant Condom, comme il en existe une en France. Cependant, il est improbable que beaucoup de gens hésitent à s’installer dans la région parce qu’elle s’appelle Estrie, mais n’hésiteraient pas si elle s’appelait Cantons-de-l’Est. S’ils se rencontrent de telles gens, il faudrait s’interroger sur leur capacité à subir le choc d’un déménagement.
Ce qui est encore plus stupéfiant, c’est le genre d’étude ayant servi à convaincre cette table des MRC. Dans toute recherche, la difficulté consiste à trouver un moyen pour prouver un énoncé. En l’occurrence, il faut démontrer que la région serait plus attractive en s’appelant Cantons-de-l’Est plutôt qu’Estrie. Le moyen envisagé a été d’interroger des gens sur les caractéristiques qu’évoquent pour eux les deux appellations : l’une ferait penser à telle chose, l’autre à telle autre. On a analysé les résultats comme s’ils devaient choisir entre deux marques de commerce. Tadam ! Cantons-de-l’Est est sorti grand gagnant, car il transpire la chaleur, la bonne entente, la nature. Voilà ! C’est fini ! La démonstration est faite ! Il faut maintenant s’appeler Cantons-de-l’Est.
Tous les mots ont des connotations. En faisant aligner lors d’un sondage celles correspondant à chacune des deux appellations possibles, Estrie n’avait aucune chance devant Cantons-de-l’Est. Estrie est en effet formé de «Est» et d’une terminaison sans signification manifeste, tandis que Cantons-de-l’Est comporte deux mots, «canton» avec son petit je-ne-sais-quoi bucolique auquel s’ajoute « Est ». Tout ce qu’un répondant peut dire du second terme est en conséquence beaucoup plus riche et dans un registre plus étendu. Voilà pourquoi on lit dans la proposition adoptée par la table des MRC que « certains éléments liés à l’économie peuvent référer, pour certaines personnes, plus spontanément au nom Estrie, alors que les éléments liés à la communauté, à la vie collective, la qualité de vie, le plein air, l’histoire et la cohabitation linguistique réfèrent plus spontanément au nom Cantons-de-l’Est ». On imagine tout de suite que des répondants ont fait un lien (rachitique) entre économie et Estrie en raison peut-être de l’existence d’un centre commercial à Sherbrooke s’appelant Carrefour de l’Estrie ou de commerces portant le nom d’Estrie, d’autres un lien (inépuisable) entre nature-harmonie-et-autres-signes-du-bonheur et Cantons-de-l’Est.
Dans la recherche scientifique, on appelle « biais de confirmation » l’erreur méthodologique consistant à privilégier les informations favorables à ce qu’on veut prouver. On aurait en effet pu s’épargner cette recherche. On en connaissait les résultats dès qu’on a décidé de regarder le nom d’une région comme une marque de commerce : dans la résolution de la MRC, on ne se gêne même pas d’ailleurs pour se référer à une « unique selling proposition », outil du marketing pour trouver des produits différents de ceux de la concurrence, conformes aux attentes des consommateurs et de nature à les inciter à acheter.
Si on avait regardé le nom d’une région comme une question toponymique, ce qu’elle est, la recherche aurait été différente, ses résultats aussi. On aurait alors fait intervenir des données historiques, géographiques, linguistiques, étymologiques, sociologiques, politiques. Mais cela aurait été trop demandé, car la décision devait déjà avoir été prise.
Une région n’est pourtant pas un produit qu’on achète et dont on se débarrasse si on n’aime plus sa couleur. Il n’y a pas de lien de cause à effet envisageable entre le fait pour la région de s’appeler Estrie ou Cantons-de-l’Est et la décision de venir s’y installer. Ce sont des variables trop étrangères l’une de l’autre pour interagir à moins de se faire marteler du matin au soir comme au goulag l’un des deux noms. Certes, on peut penser qu’existent des individus pouvant être tentés par une région dont le nom les fait rêver, mais cela restera toujours mineur. Comme il n’y a de science que du général, on peut croire que l’économie, l’emploi, les services, le logement, l’accueil aux immigrants, les liens familiaux et la promotion sont des éléments à considérer dans le choix d’une région, pas des variables comme son nom ou le nombre de syllabes que comporte celui-ci. Croire qu’il suffit de dénommer la région Cantons-de-l’Est pour apercevoir des carrosses plaqués or s’amener chez nous par autoroute relève d’une certaine pensée magique.
Ce qui est outrageant dans cette proposition de changer le nom de la région administrative de l’Estrie, c’est qu’elle est faite non pas pour les gens qui l’habitent, mais comme appât auprès d’habitants potentiels. « Allez ! Oust ! On va vous changer votre nom ! Cela va nous servir. » Il serait surprenant que beaucoup de communautés dans le monde acceptent sans se révolter de voir disparaître leur nom pour faire rêver la clientèle
Référence
Publicité : Livres d’André Binette et de Jean-Claude Germain https://lautjournal.info/
Source: Lire l'article complet de L'aut'journal