Dans anéantir, Houellebecq anéantit surtout son propre roman : non seulement les trois fils qu’il met en place dans les premières pages (fil terroriste, fil politique, fil familial) ne se rejoignent pas, comme on l’attendrait d’un roman bien construit, mais ils retombent platement en cours de route, et le roman, à partir de la sixième et avant-dernière partie, bifurque dans une nouvelle direction, finissant en queue de poisson.
Le premier à apparaître est le fil terroriste, et on se prépare à déguster un suspense palpitant, dans un milieu de geeks : qui est et que veut l’organisation qui lance sur Internet des vidéos mystérieuses et macabres, avant d’exécuter des attentats internationaux ? L’affaire se corse quand on découvre un arrière-plan sataniste, et que, si on rejoint sur la carte les différents points où ont eu lieu les attentats, on obtient un pentacle dont le centre est situé dans l’Indre ou le Cher ! Las, on ne saura rien sur Châteauroux centre diabolique du terrorisme international : ce roman reste à écrire.
Le fil politique est plus épais : nous vivons une campagne électorale en 2026 ou 27 ; après deux mandats, le Président se prépare à passer la main – pas tout à fait, car le candidat officiel, Benjamin Sarfati, un animateur et amuseur télé, ne sera qu’une marionnette entre ses mains. Certes, on reconnaît des éléments de réalité (l’élection de l’Emmerdeur préparée par Flanby, Sarfati sorte de synthèse entre Hanouna et Zemmour), mais on chercherait en vain une réflexion politique ; à peine peut-on glaner une plaisanterie sur le discours du 31 décembre du Président et sa métaphore navale (je suis « le capitaine du navire France ») : « on l’imagine bien en costume de petit matelot » remarque le héros, Paul Raison. Y a-t-il là une allusion irrévérencieuse aux petits matelots de Jean-Paul Gaultier ? Cela ne nous mène pas bien loin.
En fait, la figure du Président est éclipsée par celle de son Ministre de l’Economie Bruno Juge, référence transparente à Bruno Le Maire, qui semble engagé en ce moment dans une opération de com : en tout cas, son avatar fictif émerge comme le nouvel homme fort, et Houellebecq s’attache à lui donner une stature d’homme d’État, de Sage au-dessus des partis, intègre et travailleur, uniquement soucieux des intérêts de son pays. Un engagement politique aussi terne et conformiste fait sombrer le deuxième fil dans le ridicule.
Quant au fil familial, c’est un théâtre de Guignol (la maison familiale du héros se trouve non loin de Lyon) qui fait défiler les figures stéréotypées habituelles, la mère indigne, la quadragénaire bête et aigrie à la vie sentimentale catastrophique (voir Les Particules élémentaires). Certes, il semble y avoir ici une lueur d’optimisme : le couple de Paul et Prudence se voit offrir une deuxième chance, grâce aux recettes simplistes du conseiller conjugal Houellebecq : un mini short ou un string, quelques séances de sucette, et la libido de votre mari repart. Pour le reste, le roman porte bien son titre, entre suicide, dépression et AVC : le père de Paul, sorti du coma mais paralysé, est placé dans l’unité EVC-EPR d’un EHPAD, ce qui nous vaut des images terribles de ces mouroirs, mais qui permet surtout à Houellebecq d’exercer sa hargne anti-syndicaliste contre une déléguée, jalouse du statut privilégié des aides-soignantes du service EVC-EPR.
Mais, tout à coup, tout cela, terrorisme, politique, famille, disparaît et le récit se centre sur la découverte par Paul de son cancer de la bouche et son parcours vers l’acceptation de la mort. Cela nous vaut de longues descriptions de realia, à la Houellebecq (examens divers, à la pointe du progrès technique, avec les PET-Scans, séances de radiothérapie, chimiothérapie, immunothérapie – ça, c’est nouveau). Ces passages pseudo-scientifiques sont du reste interrompus par un exposé beaucoup moins objectif, où Houellebecq déverse sa hargne anti-musulmane, comme dans d’autres pages, prenant prétexte de la localisation du centre anti-cancéreux à Villejuif, ville dirigée pendant près d’un siècle par des maires communistes, et patrie des frères Coulibaly et autres islamistes.
Comment Houellebecq a-t-il pu s’imaginer qu’il allait apporter quelque chose à ce thème de l’agonie et de la mort, qu’il pouvait hisser son roman à la hauteur de livres bouleversants comme La mort d’un apiculteur, de Lars Gustafsson, ou comme le chef-d’œuvre de Tolstoï, La mort d’Ivan Ilitch ? Il ne suffit pas pour cela de coller quelques citations de Pascal, et d’évoquer, de façon répétitive, la sublime lumière du crépuscule sur les bois du Beaujolais. Pour se donner un peu de profondeur métaphysique, il ne trouve rien de mieux que d’évoquer la tarte à la crème des croyances à la réincarnation, et même son film Near Death Experience !
En cette période de déprime, d’hystérie, de brimades, d’emmerdement des non-vaccinés, on espérait un livre stimulant ; du reste, Houellebecq nous fait savoir que, pour supporter la maladie et l’agonie, rien ne vaut la littérature populaire, un Conan Doyle ou un Agatha Christie (musique, philosophie ou poésie sont inopérantes). Mais anéantir manque de vacheries, de provocations et, tout simplement, d’une construction efficace ( « rigueur et méthode ! » aurait dit Hercule Poirot) ; le livre tombe volontiers dans une sentimentalité niaise, et il suscite finalement déception et ennui.
Michel Houellebecq. anéantir. Paris : Flammarion, 2022. ISBN 978-2080271532
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