par Nicolas Lepoutre.
Du film Kingdom of Heaven (Ridley Scott, 2005) au jeu vidéo Assassin’s Creed (Ubisoft, 2007), la croisade est une source d’inspiration récurrente pour différentes productions culturelles, à tel point que ce phénomène historique nous semble bien connu, ou tout au moins familier.
Pourtant, nos représentations communes, très marquées par l’orientalisme, peuvent être réinterrogées à profit par la recherche universitaire, et au premier chef par les récents travaux de Gabriel Martinez-Gros. Dans son dernier ouvrage, intitulé De l’autre côté des croisades (Passés composés, 2021), le professeur émérite d’histoire à l’université de Nanterre relativise ainsi largement notre vision traditionnelle des croisades en s’appuyant sur deux grands historiens arabes et permet un véritable décentrement du regard.
La vision traditionnelle occidentale
On définit traditionnellement la croisade, pour reprendre les termes de l’historien Michel Balard, comme « un pèlerinage en armes, qui se donne pour objet la délivrance du Saint-Sépulcre à Jérusalem ». Lancée par une bulle pontificale, la croisade offre à ceux qui partent combattre pour le Christ divers privilèges – comme la suspension des dettes -, mais surtout la rémission des péchés commis antérieurement. Ce projet de « délivrance » de Jérusalem s’étend globalement de la fin du XIe siècle, avec l’appel de Clermont du pape Urbain II en 1095 qui déclenche la première croisade au XIVe siècle, lorsque la perspective de reconquête des États latins d’Orient, perdus en 1291, est progressivement abandonnée. Le terme de croisade lui-même n’apparaît toutefois en Occident qu’au milieu du XIIIe siècle pour remplacer les expressions précédentes de « chemin », « voyage de Jérusalem », « expédition » ou encore « passage d’outre-mer ».
Ce vocable de « croisade » et cette approche centrée sur la Terre sainte tendent toutefois à masquer la diversité du phénomène. Au-delà de Jérusalem, les croisades visent ainsi de nombreux autres territoires. On peut penser par exemple à d’autres régions contrôlées par les musulmans, à l’instar des Espagnes ou de la Sicile, mais aussi aux territoires « païens » de l’Europe de l’Est, telle la Prusse, espace de conquête des chevaliers teutoniques à partir de la fin du XIIe siècle. Les croisades peuvent même se dérouler au cœur de l’Occident chrétien et prendre pour cible les hérétiques, c’est-à-dire des chrétiens qui ne respectent pas les doctrines officielles de l’Église de Rome ; c’est le cas par exemple de la croisade contre les Albigeois dans le sud de la France entre 1209 et 1229.
Des guerres religieuses ou impériales ?
Alors que la croisade est comprise en Occident comme une guerre sainte déclenchée par la papauté, cette dimension religieuse n’est pas véritablement perçue par les Arabes. Le calife de Bagdad pense ainsi que les croisés sont de simples mercenaires au service de l’empereur byzantin Alexis Ier Comnène (1081-1118) ou de la dynastie chiite des Fatimides en Égypte.
Lorsque l’historien Ibn Al-Athir fait le récit du déclenchement de la première croisade, il présente quant à lui l’objectif de Jérusalem comme irrationnel. La conquête de la Terre sainte est pour lui une absurdité dans la mesure où l’Afrique du Nord offrirait aux Occidentaux des perspectives bien plus profitables, Jérusalem ayant une valeur symbolique bien plus grande en Occident que dans le monde musulman à l’époque. Il ne fait d’ailleurs pas mention du pape Urbain II dans son récit.
À l’aide de ses sources, Gabriel Martinez-Gros propose également une autre interprétation des objectifs de la croisade. S’il n’est évidemment pas le premier à montrer que la reconquête de Jérusalem n’est pas le but unique des croisades, il estime surtout que la dimension religieuse est en réalité moins importante que la « mémoire impériale » de la papauté. Ainsi, les Occidentaux chercheraient avant tout à reconstruire l’empire romain, à reconstituer le Mare Nostrum, c’est-à-dire l’hégémonie romaine en Méditerranée. C’est de cette façon que les Arabes comprennent et mettent en lien les expéditions menées en Syrie, en Sicile et dans la péninsule ibérique. Cette perspective impériale permet également de mieux appréhender l’importance centrale de Constantinople – contrôlée par les Francs de 1204 à 1261 – pour les croisés : loin d’être une simple « déviation » ou un simple accident de la quatrième croisade, la prise de Constantinople s’explique par la concurrence existante entre Byzantins et Francs dans la revendication de l’héritage de l’empire romain.
Une menace très secondaire pour les Arabes
Enfin, si les croisades occupent une place centrale dans notre histoire médiévale, De l’autre côté des croisades nous permet de relativiser quelque peu notre importance. Au XIe siècle, lorsque les premiers croisés débarquent au Proche-Orient, c’est le grand conflit entre chiites et sunnites qui préoccupe avant tout les musulmans. Pour Ibn Khaldoun, les Francs ne constituent qu’une force parmi d’autres (les Berbères, les Turcs, les Mongols) cherchant à profiter de la faiblesse de l’empire islamique pour étendre leurs territoires et s’emparer de nouvelles ressources ; les pertes humaines infligées par les croisés sont au total relativement mesurées.
Dans le tome V de son grand œuvre, Le Livre des exemples, les croisades n’occupent d’ailleurs qu’une très faible place. La grande menace qui pèse sur l’empire islamique vient en réalité de l’est et est incarnée par les Mongols : après avoir massacré la dynastie régnante des Abbassides et exterminé la population de Bagdad en 1258 puis celle d’Alep en 1260, ils rejettent l’islam aux marges de leur nouvel empire dont Pékin est le centre. En définitive, les croisades en Terre sainte n’affectent guère que la Syrie et l’Égypte, tandis que l’Iran et l’Irak, cœur du pouvoir musulman, s’en désintéressent complètement.
source : https://orientxxi.info
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Source : Lire l'article complet par Réseau International
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