Au cours des derniers mois, le mouvement anti-vaccins s’est radicalisé outre-Rhin. Son intrication de plus en plus étroite avec des mouvances complotistes d’extrême droite, notamment en Saxe, laisse redouter le pire.
Le 15 décembre dernier, en Allemagne, la police criminelle du Land de Saxe a perquisitionné les domiciles de 6 suspects (5 hommes et 1 femme entre 32 et 64 ans) à Dresde, dans le cadre d’une opération de grande envergure (140 policiers mobilisés, dont des forces spéciales) visant des figures locales du mouvement anti-vaccins.
Cette opération fit suite à un reportage diffusé sur la chaîne publique ZDF révélant, notamment, un projet d’attentat à l’encontre du ministre-président du Land de Saxe, Michael Kretschmer. Les journalistes du magazine « Frontal » avaient pu infiltrer un groupe de discussion anti-vaccins de la messagerie Telegram intitulé « Dresden Offlinevernetzung » (« Dresde connexion offline », intitulé à l’origine « Revolution/Rebellion Dresden ») et suivre quelques-uns de ses membres les plus radicaux dans une de leurs rencontres nocturnes dans un parc de Dresde : outre des appels au meurtre explicites, l’administrateur du groupe (comptant une centaine de membres en tout) prétendait être en possession d’armes. Parmi les suspects, deux hommes se sont avérés être déjà connus des services pour leurs activités d’extrême droite : un néo-nazi et un ancien activiste du mouvement Pegida, qui avait vu le jour à Dresde, en 2015. Un homme a finalement été arrêté, et des armes, dont des arbalètes, ont été en effet saisies.
Thread! #ZDFfrontal deckte Mordpläne von radikalen #Impfgegnern gegen @MPKretschmer auf. Neue Recherchen zeigen: Mitglieder der #Telegram-Gruppe „Dresden Offlinevernetzung“ nahmen im Frühjahr 2021 an #Querdenker-Demonstrationen teil. 1/6 pic.twitter.com/ikUQUwGk1z
— frontal (@ZDFfrontal) December 10, 2021
Depuis des mois, les experts [1] allemands alertent la classe politique contre la radicalisation du mouvement anti-vaccins en Allemagne et le risque croissant d’un passage à l’acte violent. La présence des courants d’extrême droite et conspirationnistes sur Telegram n’a rien de nouveau, mais l’ampleur prise par le phénomène dans le contexte de la crise sanitaire et l’intrication de plus en plus étroite du mouvement anti-vaccins avec les milieux d’extrême droite, singulièrement dans le land de Saxe, laissent redouter le pire.
Miro Dittrich est membre du Cemas (« Centre pour le monitoring, l’analyse et la stratégie »), think tank allemand créé au début de l’année 2021, dévolu à la surveillance des tendances conspirationnistes émergentes sur les réseaux et principalement sur Telegram, ainsi qu’à la lutte contre l’antisémitisme. Dans un entretien donné à Die Zeit quelques jours après la diffusion du magazine « Frontal », il revient sur le processus de radicalisation en cours dans la mouvance des « Querdenker » et le danger que représente l’investissement sur Telegram d’une minorité acquise aux thèses les plus extrêmes. Au-delà des protestations rituelles contre les mesures de restriction sanitaires, il a en fait, selon Miro Dittrich, toujours été question d’une opposition systématique à l’État avec une volonté affichée de renversement du « Système » par l’action violente. C’est cette violence potentielle qui prend désormais des formes concrètes à la faveur de manifestations à la fois décentralisées et plus locales.
Fondé à Stuttgart en 2020 en opposition aux mesures sanitaires et à la vaccination, le mouvement des « Querdenker » (littéralement : ceux qui pensent hors des sentiers battus ou « out-of-the-box », ainsi qu’ils se sont auto-désignés) a essaimé dans toute l’Allemagne avec l’organisation de manifestations régulières réunissant jusqu’à plusieurs dizaines de milliers de personnes et culminant dans la prise d’assaut symbolique du Reichstag le 29 août 2020 par des militants exaltés, dont des partisans des Reichsbürger (« mouvement des citoyens du Reich ») rendus bien visibles par la présence en nombre de l’ancien drapeau noir-blanc-rouge, scandalisant l’opinion publique et la classe politique allemande dans son ensemble.
Qui sont les Reichsbürger, les « Citoyens du Reich, que l’on a vu hier dans la manifestation des anti-masques à Berlin au cours de laquelle certains manifestants ont été de pénétrer de force dans le Bundestag ?#Thread 👇
— Maxime Macé (@MaskymMace) August 30, 2020
Après l’échec des dernières manifestations à l’été 2021, suite à leur interdiction et à la suppression des principaux comptes YouTube et Facebook affiliés à la mouvance anti-vaccins, le mouvement des « Querdenker » a logiquement vu sa base se rétrécir sur les éléments les plus radicaux. Miné par les divisions internes et ayant perdu une grande partie de sa capacité de mobilisation, c’est la plateforme Telegram qui va servir de relais au mouvement dont les thèses se font de plus en plus sectaires. Empruntant à la fois à QAnon et à la mouvance des Reichsbürger, un narratif fantaisiste ayant gagné en influence depuis l’été dernier prétend que l’Allemagne est toujours gouvernée par le Supreme Headquarters Allied Expeditionary Force (SHAEF), le quartier général des forces alliées, dissous en 1945, deux mois après la capitulation du Troisième Reich.
Dans de tels milieux, force est de constater qu’en l’absence d’une perspective crédible de soulèvement populaire, il n’y a plus guère d’autres modalités d’action envisageables que le passage à l’acte terroriste et violent pour faire front à la « Corona-Diktatur ». C’est ce que les autorités ont sans doute mis trop longtemps à reconnaître s’afflige Miro Dittrich, qui voit se répéter à cette occasion l’erreur commise naguère avec Pegida. En croyant avoir affaire à un mouvement civique inspiré par des inquiétudes légitimes, mais dévoyé par des éléments radicaux réputés marginaux, elles ont fermé les yeux sur la vraie nature du phénomène.
Un mouvement d’extrême droite
Psychologue spécialisée sur les idéologies conspirationnistes et co-fondatrice du Cemas, Pia Lamberty estime que, loin d’être un mouvement civique détourné par l’extrême droite, Querdenken est plutôt un mouvement d’extrême droite qui essaie d’exploiter à son profit les angoisses sociales induites par la crise sanitaire en attirant dans son giron un plus large public.
Depuis des semaines déjà, on peut lire sur Telegram des appels à révéler les adresses privées de personnalités publiques en plus des menaces et insultes habituelles et des agressions physiques contre des journalistes sur place lors des manifestations. Comme le Cemas l’a bien montré, les appels à des « procès de Nuremberg » à l’encontre des responsables politiques, journalistes et scientifiques impliqués dans la politique sanitaire est une tendance manifeste sur Telegram depuis fin 2020 déjà. C’est aussi sur Telegram qu’on s’informe des modalités d’acquisition des faux passes sanitaires. Avec le renforcement des mesures de restrictions liées à la dégradation de la situation sanitaire depuis l’automne 2021 et les mesures de quasi-confinement des non-vaccinés, Telegram sert désormais de relais de communication pour l’organisation de manifestations non déclarées de protestation au niveau local réunissant à chaque fois quelques dizaines ou centaines de personnes.
C’est le cas notamment en Saxe du groupe de discussion intitulé « Freie Sachsen » (« Saxe libre ») [2], du nom d’un petit parti créé au début de l’année 2021 et classé à l’extrême droite, qui s’est fait une spécialité d’appeler ses membres à des « promenades » nocturnes collectives, avec flambeaux et sifflets, de manière à contourner les interdictions de rassemblement.
Si le phénomène est particulièrement inquiétant en Saxe, par rapport à d’autres régions d’Allemagne, c’est parce que l’extrême droite, déjà très bien ancrée localement, a réussi à y capter opportunément une audience bien au-delà de sa clientèle habituelle et des thématiques anti-immigration classiques [3].
On sait l’AfD (Alternative für Deutschland) particulièrement bien implantée à l’Est et elle est de fait devenue le premier parti en Saxe, recueillant près d’un quart des voix aux dernières élections fédérales de septembre 2021. On sait aussi, d’après certaines enquêtes, qu’environ les deux tiers des adultes non vaccinés ont voté pour un parti de droite lors des élections fédérales, dont 50% pour l’AfD [4]. Présentant le taux de vaccination le plus bas d’Allemagne, le land de Saxe est également celui où le taux d’incidence est monté de loin le plus haut, avec un pic de plus de 1000 cas pour 100 000 habitants fin novembre avant l’annonce de nouvelles mesures de restrictions. Or, selon une étude récente, ce serait aussi le Land où les théories du complot relatives à la pandémie de coronavirus seraient les plus répandues, avec pas moins de 28% de la population en Saxe qui douterait de l’existence du virus ou l’associerait à l’idée d’un complot – contre une moyenne de 9% dans l’ensemble de l’Allemagne. Pis, ce taux est allé en augmentant depuis 2020, alors qu’il est en baisse partout ailleurs.
Il reste que la radicalisation du mouvement des « Querdenker » est perceptible dans toute l’Allemagne, et pas seulement à l’Est. Des manifestations anti-vaccins continuent à être organisées régulièrement dans des grandes villes de l’Ouest et du Sud, davantage portées il est vrai par la mouvance ésotérique et anthroposophique, mais non moins radicales dans leur manière de déclarer la « résistance » : de quelques centaines à plusieurs milliers de personnes se sont encore réunies le 18 décembre dernier à Düsseldorf, Stuttgart, Karlsruhe, Freiburg ou Nürnberg. Parmi les messages brandis par les manifestants : « Impfen macht frei » (« le vaccin rend libre »), en référence à l’enseigne du camp d’Auschwitz… Et entre-temps, les modalités de manifestations non déclarées sous couvert de promenades nocturnes avec lampions (Lichtspaziergang) se sont également répandues dans quelques moyennes et petites villes de l’Allemagne de l’Ouest. Quant au problème soulevé par l’existence de groupuscules extrémistes sur Telegram, hors de toute régulation, il n’est pas spécifique à la Saxe et témoigne plus généralement d’un certain aveuglement de la classe politique tardant à prendre la mesure du problème.
Il aura donc fallu attendre que des projets d’attentats soient révélés au grand jour ou que des dizaines de manifestants défilent avec des flambeaux et des slogans hostiles sous les fenêtres de l’appartement privé de la ministre de la Santé du land de Saxe pour que l’État se décide à agir par des mesures concrètes de police. Longtemps restée passive de crainte de polariser davantage la société, la classe politique, et notamment la nouvelle coalition au gouvernement, semble en effet décidée à ne plus céder à l’intimidation. Le changement de pied est particulièrement perceptible dans les discours du nouveau chancelier, Olaf Scholz, qui à l’occasion de ses vœux de fin d’année a tenu à se démarquer de la thèse d’une société divisée pour mieux mettre en avant l’existence d’une vaste majorité silencieuse, unie et solidaire dans la lutte contre le virus.
L’obligation vaccinale est désormais à l’ordre du jour en Allemagne et portée par un ministre de la santé, Karl Lauterbach (SPD), qui est l’une des bêtes noires du mouvement des « Querdenker » depuis le début. La toute nouvelle ministre de l’intérieur, Nancy Faeser (SPD), ne cache pas qu’elle fait de la lutte contre l’extrême droite et les mouvements conspirationnistes son principal cheval de bataille. Les appels à la régulation de la messagerie Telegram se font de plus en plus pressants, y compris dans les rangs du FDP qui détient le portefeuille du ministère de la justice en charge du dossier, sans qu’on sache bien encore par quel biais il va être possible d’agir en l’absence de coopération de la plateforme [5].
Or, ce que montre l’exemple de l’émission du magazine « Frontal » aboutissant à des actions concrètes et des interpellations, c’est que l’État de droit n’est pas aussi démuni qu’il le pense face aux problématiques techniques et juridiques posées par l’existence d’une telle plateforme non régulée : sans même qu’il soit besoin d’obtenir la levée de l’anonymat sur Telegram, voire de censurer la messagerie, il est toujours possible d’enquêter et d’infiltrer les filières, comme le ferait la police dans n’importe quelle autre situation délictueuse. Il suffit de s’en donner les moyens [6].
À cet égard, la mise en œuvre prochaine de l’obligation vaccinale en Allemagne, soutenue par une majorité de la population dans les sondages, constitue un test de première importance pour la nouvelle coalition qui va sans doute devoir faire face à un risque accru d’actions violentes. Et « faire face », cela doit commencer par le fait de reconnaître que la division qui menace actuellement la société ne passe pas en son milieu, loin s’en faut, et qu’elle appelle une réponse ferme et diligente de l’État de droit en soutien à la société civile dans son ensemble [7].
Notes :
[1] C’est le cas notamment de Michael Blume, responsable en charge de la lutte contre l’antisémitisme dans le Land de Bade-Wurtemberg, qui évoquait déjà en août dernier un risque de terrorisme allant de pair avec le rétrécissement du mouvement sur une base radicale ou d’Andreas Zick, psychosociologue à l’université de Bielefeld, qui alertait également contre la formation de cellules d’actions par le fait d’une minorité radicalisée.
[2] Ce petit parti émanant directement de membres connus de la scène locale d’extrême droite vise à fédérer les mécontentements et frustrations en promouvant notamment un « Säxit » : ie. la sortie de la Saxe de la république fédérale. Le groupe Telegram du même nom compte 90 000 membres.
[3] C’est notamment la thèse de Matthias Quent, chercheur à l’université de Iéna et directeur de l’Institut pour la démocratie et la société civile, dévéloppée au Journal du soir de la ZDF, le 6 décembre 2021.
[4] La part des votes pour l’extrême droite parmi les non vaccinés serait donc 5 fois supérieure à la moyenne nationale. Le petit parti « Die Basis » directement issu du mouvement des « Querdenker » récolterait quant à lui 15% des suffrages des adultes non vaccinés. Voir « Ungeimpfte wählen vor allem AfD und “Die Basis” », Der Spiegel, 11 novembre 2021.
[5] Toute la question est celle du statut légal de « Telegram » : selon que l’application est conçue seulement comme un service messagerie ou bien plus largement comme réseau social, il peut lui être fait obligation ou non de modérer ses contenus et d’aviser les services de sécurité compétents en cas de propos délictueux. Cependant, à moins d’une action en justice délicate et à l’issue incertaine, le succès d’une telle régulation suppose la coopération de la plateforme, laquelle n’est pas acquise. Toute autre solution de type géoblocage soulève d’autres problèmes et ne pourrait être envisagée qu’en dernier recours.
[6] Telegram n’est en aucune façon complètement anonyme : les utilisateurs y laissent de nombreuses traces quand ils n’utilisent pas leur nom à découvert dans leur profil : une simple enquête de police permettrait la plupart du temps d’établir sans difficulté l’identité des personnes suspectées d’avoir commis des délits. Et l’appel au meurtre en est un. Voir à ce sujet le thread du co-fondateur du Cemas Joseph Holnburger, en date du 15 décembre 2021, et les propos de Miro Dittrich rapportés dans Die Tageszeitung, « Fehlender Zugriff », Taz, 13 décembre, 2021.
[7] C’est en résumé, le propos de ce billet du Cemas qui récapitule les mesures à prendre dans le contexte numérique et en appelle plus largement au renforcement et à la protection de la société civile démocratique face aux manœuvres d’intimidations d’une minorité violente : « Einschätzung zur Verschwörungsideologischen Mobilisierung ».
Voir aussi :
Source: Lire l'article complet de Conspiracy Watch