Dans un ordre mondial qui évolue rapidement, des scénarios qui semblent correspondre à des situations distinctes tombent tous dans la même catégorie : des puissances montantes comme la Chine, la Russie et l’Iran dictent leurs conditions et fixent de nouvelles lignes rouges.
Par Alastair Crooke – Le 17 décembre 2021 – Source Al Mayadeen
Celui qui décide (aujourd’hui) des normes internationales, des protocoles, des paramètres et des règles de ces « transitions » est Celui qui est Souverain ».
– Carl Schmitt, théoricien allemand
La crise ukrainienne s’envenime. Rien de concret pour résoudre les nombreuses contradictions inhérentes n’a été accompli lors du sommet virtuel Biden-Poutine.
Peut-être que cette faible réconciliation apportera une accalmie, mais si c’est le cas, ce ne sera que cela : une brève « pause ». Les « faucons » américains et européens n’ont pas levé le drapeau blanc : l’Ukraine est une arme trop bien adaptée à leurs besoins pour être mise de côté à la légère. Au contraire, la rhétorique contre la Russie ne fait que s’intensifier.
Le rythme du conflit est toujours le même : les tensions montent vers un point culminant apparemment inévitable, puis le souffle retenu est expulsé, et pendant un moment la respiration devient plus facile – jusqu’à ce que la tension reprenne. Et déjà, l’étau se resserre : l’Iran, la Russie et la Chine se préparent à l’éventualité d’un nouveau conflit – et d’une guerre.
L’accent mis récemment sur la crise ukrainienne (et maintenant sur la question du nucléaire iranien) nous détourne toutefois complètement du cœur de la crise géostratégique au sens large : le fait est que nous avons trois – et non une – bombes à retardement, prêtes à exploser. Trois « fronts » ; chacun est distinct, mais étroitement lié aux autres. Ils sont maintenant reliés par des niveaux inconnus d’objectifs stratégiques et de synchronicité : l’Ukraine, Taïwan et l’accord JCPOA chancelant – qui suscite maintenant une angoisse indicible à Tel Aviv, accompagnée de menaces d’action militaire. Comme l’a écrit Ben Caspit, commentateur israélien de premier plan : « Les menaces israéliennes d’une frappe militaire sur les installations nucléaires de l’Iran dans un avenir proche sont apparemment creuses, et les Iraniens le savent ».
Nous avons rarement été témoins d’un paysage stratégique aussi troublant. Le cancer qui le ronge est la question non résolue de l’architecture de sécurité mondiale. Cette question peut sembler abstraite, mais elle ne l’est pas. Il s’agit du droit de la Chine, de la Russie et de l’Iran (et al.) à fixer des lignes rouges pour leurs propres intérêts de sécurité, afin de protéger leur arrière-cour. L’« ordre » dirigé par les États-Unis ne concède pas de lignes rouges à d’autres que leurs alliés immédiats.
En fin de compte, l’ordre existant fondé sur des règles a dépassé sa date de péremption : il n’assure pas la sécurité et ne reflète pas la réalité des équilibres entre les grandes puissances d’aujourd’hui. L’Amérique tente simultanément de maintenir l’ancien ordre à flot, tout en lançant sa grande transformation de l’« ordre » qui laissera l’Occident fixer non seulement les « règles de conduite », mais aussi les normes, les cadres réglementaires, les paramètres et les protocoles technologiques qui régissent la vie dans le monde.
Si vous regardez l’histoire de l’après-Seconde guerre mondiale, vous verrez que le capitalisme mondial néolibéral a réussi à se restructurer en une vision idéologique hégémonique mondiale sans opposition et a largement réussi à neutraliser toute forme d’opposition externe et interne.
La « guerre contre la terreur », la « guerre contre le populisme » et maintenant le déploiement de cette nouvelle forme ouvertement autoritaire de « nouvelle normalité » reflètent un point d’inflexion – car il est reconnu que la vision globale a échoué et qu’elle nécessite désormais une réingénierie radicale en raison de l’évolution du monde, si l’Occident veut survivre en tant que régulateur.
Sur le plan extérieur, l’ordre dirigé par les Américains est confronté à une sorte de « nouveau » monde postérieur à la Seconde Guerre mondiale. Il a une grande portée. À Vienne, l’Iran a simplement énoncé ses « lignes rouges » : pas de discussion sur les missiles balistiques iraniens, pas de discussion sur le rôle régional de l’Iran et pas de gel de l’enrichissement – tant que le mécanisme de levée des sanctions et de garantie de leur non-réapparition ne sera pas convenu.
La position iranienne est presque identique dans sa structure à celle énoncée par la Russie, vis-à-vis des États-Unis, en ce qui concerne l’Ukraine : la demande de Poutine à Washington est que les intérêts et les « lignes rouges » de la Russie soient officiellement reconnus et acceptés, que des accords juridiquement contraignants soient conclus en ce qui concerne la sécurité de la Russie en Europe de l’Est, et l’exigence absolue d’une interdiction de tout nouvel empiétement de l’OTAN à l’Est et d’un veto sur toute infrastructure de l’OTAN exportée vers l’Ukraine. La Chine utilise une formule similaire avec les États-Unis en ce qui concerne Taïwan.
C’est nouveau – comme je l’ai écrit la semaine dernière, en géopolitique, des coïncidences de cette nature ne se produisent pas spontanément. Il est évident que les trois puissances sont coordonnées stratégiquement, politiquement, et probablement aussi militairement. Pour la première fois, d’autres pays dictent à l’Occident les composantes d’une architecture de sécurité ; ils définissent leurs lignes rouges, plutôt que de se faire « dicter » leur manière de se conformer aux lignes rouges idéologiques américaines et occidentales.
Les élites occidentales ont compris depuis un certain temps que l’ancienne vision idéologique d’une convergence du globe vers les – seules – valeurs occidentales n’était plus suffisante pour servir de pilier idéologique unique soutenant la primauté des États-Unis. L’arrivée au pouvoir du président Trump a peut-être été leur « réveil ». Trump était un « populiste » anti-Establishment qui avait réussi à passer outre les systèmes de contrôle pour accéder à la présidence. Atterrés par la présence d’un « outsider » à la Maison Blanche, les quatre années suivantes ont été consacrées à l’éjection de cet intrus.
La réponse de l’Establishment à ce traumatisme a été de concevoir une « mise à jour » logicielle mondiale « obligatoire », destinée précisément à définir les nouvelles « règles du jeu » mondiales, orientées vers les intérêts occidentaux. Cette mise à jour ou Reset deviendrait alors le « système d’exploitation » à partir duquel les « transitions » – santé, changement climatique, technocratie managériale et monétaire – pourraient être extraites de la prérogative parlementaire nationale et confiées à des « collectifs » supra-nationaux d’expertise managériale commerciale et technologique.
Issues d’une vision unitaire (hégémonique) de la convergence mondiale sur les valeurs occidentales, les quatre « transitions » distinctes que sont les précautions en matière de santé, le sauvetage du climat, la promotion des « miracles » de la technologie et l’émission d’argent dissociée de la fiscalité, semblent étonnamment non idéologiques (ce qui est précisément le but recherché), voire utopiques.
En fait, ces transitions ont été repensées pour attirer les jeunes – et les woke. Bien sûr, le « wokisme » a été financé par la grande philanthropie et ses collègues des entreprises pour être le solvant capable d’induire une si grande métamorphose sociétale.
Il a été bien compris dès le départ que toutes ces transitions bouleverseraient les modes de vie humains anciens et profondément enracinés. Et que cela déclencherait inévitablement des dissidences – ce qui explique à la fois l’accent mis sur la jeunesse et les nouvelles formes de « discipline » sociale interne – la « nouvelle normalité » que tous doivent adopter. L’objectif était de synchroniser tous les éléments du nouveau logiciel en un message et une culture singuliers qui supprimeraient toute dissidence interne.
L’objectif idéologique secret qui se « cache » dans ce remaniement « utopique » est aussi simple que ça : « celui qui décide (aujourd’hui) des normes internationales, des protocoles, des paramètres et des règles de ces « transitions » est celui qui est souverain », comme l’a fait remarquer un jour le grand théoricien néo-conservateur Carl Schmitt.
Pour l’instant, les élites au pouvoir lancent les platitudes habituelles à l’encontre de la dissidence des puissances extérieures : « toutes les options sont sur la table », les sanctions paralysantes, la coalition internationale organisée pour isoler et mettre en quarantaine les acteurs (et les États) qui ne se conforment pas, tout comme les critiques intérieurs sont mis en quarantaine et supprimés.
En effet, sans la conformité des puissances concurrentes, le « projet supérieur » consistant à élever ces transitions apparemment « non idéologiques » à une sphère mondiale supranationale – mais avec des normes, des paramètres, des protocoles et des cadres réglementaires imposés par les États-Unis – ne sera pas réalisé – la primauté des États-Unis sera tout simplement abandonnée à la Chine, à la Russie et à d’autres. Il ne sera pas possible de télécharger une mise à jour du logiciel du « Consensus de Washington » lorsque ces trois États (et un puissant axe géopolitique opposé) refuseront tout simplement les « règles » de Biden et établiront les leurs.
L’hiver prochain sera probablement une période critique, car n’importe laquelle de ces trois crises géopolitiques peut exploser à tout moment ; et parce que la classe politique a besoin de cimenter la « nouvelle normalité » en place, afin de pouvoir réduire la pandémie « apocalyptique » bien avant les élections américaines de mi-mandat – élections qui pourraient voir le retour de leur ennemi juré : un Congrès populiste, « l’Amérique rouge ». Mais – écrit Tom Luongo – » [Nous voyons] des signaux clairs sur les marchés indiquant que Wall St. en a complètement fini avec cette absurdité du COVID-19 et qu’ils est en mesure de le faire savoir au Congrès américain. Le résultat a été la chute la plus rapide du box-office d’une semaine à l’autre que j’aie jamais vue pour un récit du Davos ».
Car, s’ils sont contraints de prolonger d’un an les passes et les obligations vaccinales… « eh bien, même les adeptes de la « Nouvelle Normalité » les plus décérébrés ne continueront pas à y croire ». Ces derniers commencent à voir que les vaccins ne sont pas une « solution miracle » ; ils n’ont pas permis un retour à une vie « normale ».
Nombreux sont ceux qui ont déjà atteint cette limite : ils souhaitent simplement un retour à l’ « ancienne normalité ». Mais ils ne le peuvent pas ; celle-ci n’est pas encore prête à être mise à leur disposition. C’est là que le bât blesse : le projet Reset a été conçu autour de messages idéologiques et culturels synchronisés, précisément dans le but d’éliminer tout sentiment déviationniste qui se fondrait dans (ce qu’ils appellent par mépris) le populisme. (Ce type de synchronisation a porté d’autres noms dans le passé). Mais la discipline et la conformité idéologique totale est le message qu’ils ont retenu de l’expérience Trump. Les plateformes de censure des médias Tech constituent leurs contre-mesures. Ils veulent la conformité, et craignent un « assouplissement » trop précoce – bien qu’ils craignent également la rébellion croissante contre leur tyrannie.
Et donc, la crise approche. Le bouton de la « peur » sera tourné à fond, à la fois contre les non-vaccinés (parce qu’ils craignent la révolte croissante aux États-Unis et la polarisation sociale en Europe), et parce qu’ils craignent que l’Iran, la Russie et la Chine aient déjà échappé à leur emprise.
Alastair Crooke
Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone
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