Par Jean-Luc Baslé – Le 24 décembre 2021
Le 17 décembre, la Russie a remis aux Occidentaux deux projets de traité dont l’objet est la création d’une architecture européenne de sécurité. Les médias n’y ont guère prêté attention – à tort, semble-t-il, car il ne s’agit pas de « souhaits » mais d’« exigences » russes ce que reconnaît volontiers le New York Times. dans l’article que le journal lui a consacré, tout en minimisant la portée et le bien-fondé de cette démarche. Elle fait suite aux récents évènements en Ukraine où la tension est montée d’un cran. Les relations internationales étant également tendues au Moyen Orient et en Asie, il est souhaitable qu’un accord intervienne entre les deux parties d’autant que la situation économique étant ce qu’elle est, une récession mondiale ne peut être exclue. La concomitance de ces deux évènements – tension russo-américaine et récession– ne peut qu’aggraver une situation internationale instable avec les conséquences que l’on peut imaginer.
Que dit le premier traité, celui destiné aux États-Unis (le second s’adresse à l’OTAN) ? Que les États-Unis doivent renoncer à intégrer des nations de l’ancienne Union soviétique dans l’Alliance atlantique, à disposer de bases militaires dans ces mêmes nations, à faire voler des bombardiers, équipés ou non d’armes nucléaires près des frontières russes, etc. En un mot, ils visent à arrêter la marche vers l’est de l’OTAN.
Pourquoi ce ton ferme que certains assimilent à un ultimatum, et pourquoi maintenant ? Dans un excellent article, Gilbert Doctorow en donne deux raisons. La première concerne l’avantage tactique de la Russie en Europe et stratégique à l’égard des États-Unis. La chose est désormais entendue : Washington fournit et fournira des armes à l’Ukraine mais n’interviendra pas militairement. En mars 2018 dans un long discours, Vladimir Poutine a annoncé de nouvelles armes stratégiques révolutionnaires. Quelques esprits éclairés ont incité les dirigeants occidentaux à prêter attention à ses propos, mais l’incrédulité a prévalu. Or, il apparaît qu’aujourd’hui ces armes équipent les forces russes. La seconde raison est l’entente avec le voisin chinois qui prend des allures d’alliance – Vladimir Poutine a fait savoir qu’en cas de conflit en mer de Chine, les Russes seraient du côté des Chinois et Xi Jinping a déclaré que dans un conflit ukrainien, il serait du côté des Russes. A ces deux raisons s’en ajoute une troisième : l’humiliant retrait de Kaboul qui n’est pas sans rappeler celui, tout aussi humiliant, de Saïgon en 1972, et confirme l’affaiblissement de l’Empire. En résumé, les États-Unis sont responsables de la situation dans laquelle ils sont aujourd’hui, à preuve la crise ukrainienne.
Au printemps 2014, la révolution du Maidan fait passer l’Ukraine dans le camp occidental. Ce coup d’état qui est la première révolution orange, ne sera pas plus réussi que les suivants. L’Ukraine est une nation fondamentalement liée à la Russie. La séparer de l’âme sœur la condamnait. La situation économique est catastrophique en dépit d’un prêt de 5 milliards de dollars accordé par le Fonds monétaire international en 2000 en contravention de ses propres règles auquel il faut ajouter un second prêt de 750 millions de dollars récemment consenti pour éviter que le pays ne fasse banqueroute. Son président, Vladimir Zelensky, n’a jamais donné suite aux accords de Minsk – accords sanctionnés par un vote du Conseil de sécurité – qui prévoient que Kiev négocie directement avec les républiques du Donbass (Donetsk et Louhansk) pour sortir du conflit qui les oppose. La situation se dégradant et ne sachant plus comment en sortir, les Américains ont essayé de repasser l’affaire aux Russes. Ce fut l’objet du voyage de William Burns, directeur de la CIA et ancien ambassadeur à Moscou, en novembre dernier. En dépit de ses requêtes répétées, Vladimir Poutine refusa de le recevoir, acceptant seulement de lui parler au téléphone pour lui rappeler que les accords de Minsk était une affaire ukrainienne dans laquelle la Russie n’avait pas à intervenir. Il est évident que les Russes ne feront rien pour sortir les Américains d’une situation qu’ils ont eux-mêmes créée. Si cela ne suffisait pas, le coup d’état américain en Ukraine dont s’enorgueillit la sous-secrétaire d’état Victoria Nuland, eut pour effet imprévu la mainmise de la Russie sur la Crimée. Fatigués de ces interférences dans leur sphère d’influence, les Russes ont décidé d’agir.
Que vont faire les États-Unis ? Certains beaux esprits qui leur conseillent de gagner du temps en offrant un hochet aux Russes, ont prêté peu d’attention au discours de Vladimir Poutine du 21 décembre dans lequel il déclare : « Nous espérons une réponse claire et exhaustive à nos propositions. Quelques signaux nous permettent de l’espérer. Cependant, il est possible qu’ils tentent de diluer nos propositions dans une avalanche de mots ou de prendre avantage de cette pause pour poursuivre leurs propres intérêts. Soyons clairs : nous le savons mais cela se révélera contreproductif. Nous souhaitons des discussions constructives et significatives dans un calendrier prédéfini afin d’atteindre des résultats concrets dans l’intérêt de tous. »
Que feront les Russes si les Américains ne répondent pas ou répondent évasivement à leurs propositions ? Personne ne le sait. Mais en tant que joueurs d’échec, les Russes s’y sont préparés. Patrick Armstrong, ancien ambassadeur canadien à Moscou, offre une palette de réponses possibles, parmi lesquelles on relève celles-ci :
- Stationner des missiles nucléaires à moyenne portée à Kaliningrad.
- Organiser une expédition navale sino-russe dans le golfe du Mexique au titre de la liberté de navigation.
- Fermer son espace aérien aux compagnies aériennes occidentales.
- Exiger que toute importation russe soit payée en rouble.
- Abandonner Nord Stream II – une décision pénalisante pour l’industrie allemande qui en a grand besoin suite à la décision d’Angela Merkel d’arrêter les centrales nucléaires.
- Etc.
Si une (ou plusieurs) de ces initiatives était adoptée, les Américains imposeraient de nouvelles sanctions. La plus emblématique serait l’expulsion de la Russie du système SWIFT – un réseau d’institutions financières qui permet d’envoyer et de recevoir des informations sur les transactions financières dans un environnement sécurisé, standardisé et fiable. Les Russes s’y sont préparés, en conjonction avec les Chinois. Cette mesure ne serait donc pas aussi pénalisante qu’elle l’aurait été il y a quelques années. Par ailleurs, n’oublions pas que certaines sanctions se sont révélées très couteuses ou dommageables pour l’économie européenne.
Avant de conclure, arrêtons-nous un instant sur la situation économique. La pandémie et les chaos qu’elle a provoqués dans les chaînes d’approvisionnement ainsi que les plans de soutien à l’économie ont ravivé une inflation qui s’était assagie ces dernières années. Elle a littéralement bondi ces derniers mois, passant de 1,2% en 2020 à 6,8% en novembre 2021 aux États-Unis, de 1,6% à 5,1% au Royaume-Uni, de 0,5% à 4,9% en zone euro et de 0,3% à 9,0% au Japon. L’inflation va-t-elle persister, voire croître ? Nul ne le sait. Mais si les prix continuent de monter, les banques centrales n’auront d’autre choix que de relever leurs taux directeurs. C’est le cas de la Banque d’Angleterre, de la Banque centrale de Russie, de Norvège, du Mexique, du Chili, du Pérou, du Brésil, de l’Afrique du sud, etc. La Réserve fédérale, la Banque centrale européenne et la Banque du Japon n’ont pas relevé le leur mais accélèrent leur sortie de l’assouplissement quantitatif (politique monétaire de soutien à l’économie). Une remontée généralisée des taux d’intérêt provoquerait une récession mondiale qui se traduirait par une augmentation du chômage et des troubles sociaux. Ces situations instables ont parfois une incidence sur les relations internationales – les gouvernements cherchant un exutoire à leurs problèmes internes. Aux États-Unis, la chute de popularité de Joe Biden pourrait le conduire à adopter une politique intransigeante à l’égard de la Russie pour ne pas paraître « faible » aux yeux des électeurs, accusation déjà proférée dans les rangs républicains.
Lors de sa conférence de presse du 23 décembre, Vladimir Poutine a fait savoir que des négociations auront lieu à Genève en janvier, laissant entendre qu’il avait été entendu. Un accord sur ses propositions sonnerait le glas des prétentions hégémoniques néoconservatrices. Joe Biden qui fut longtemps président du comité des affaires étrangères du sénat le sait. Alors qu’il sera confronté à une situation économique difficile, sera-t-il en mesure de résister aux pressions qui s’exerceront sur lui pour éviter l’instauration d’un nouvel ordre mondial multipolaire ?
Jean-Luc Baslé est un ancien vice-président de Citigroup, et diplômé de l’Université de Columbia et de l’Université de Princeton. Il est l’auteur de « Le système monétaire international : Enjeux et perspectives ».
Source: Lire l'article complet de Le Saker Francophone