Lettre de Costanzo Preve à un traducteur français

Lettre de Costanzo Preve à un traducteur français

Note de la rédaction de Rébellion : Cette longue lettre du philosophe communiste italien est un document important pour comprendre la démarche théorique de ce penseur dissident. 

Lettre de COSTANZO PREVE à B., traducteur français. Juin 2009.

Comme tu m’as écrit une belle et émouvante lettre en langue italienne, je devrais répondre en français. Il faut que tu m’excuses si je ne le fais pas, et si je réponds en langue italienne. Ce n’est pas par paresse, parce que mon français est assez bon pour une réponse dans ta langue. C‘est que je veux montrer cette lettre à des amis italiens qui ne savent pas le français, et avec qui je veux discuter certaines thèses à propos d’un chemin spirituel qui n’est pas seulement le mien, mais qui appartient à notre génération commune. Il faudra évidem-ment en discuter de vive voix. Pour l’instant, j’aligne certains raisonnements sur ma propre voie spirituelle, pour vérifier s’il y a des éléments communs. Et alors, je passe à l’italien.

  1. Ce n’est évidemment pas à moi de reconstituer mon parcours politique et philosophique. Le vieil Hegel a écrit : « Tout ce qu’il y a de personnel dans mon œuvre est faux ». Nous lisons Freud, et nous savons que nous ne pouvons rien reconstituer de notre passé sans tomber dans la fausse conscience, et dans les jeux du narcissisme et des refoulements. Toutefois, si je devais interpréter moi-même mon chemin spirituel et politique, je dirais qu’il s’agit d’une élaboration dialectique qui part de la déconstruction progressive d’un code acquis dans ma jeunesse, le code de l’hérésie d’une hérésie.

Mais expliquons nous mieux.

  1. Le secret philosophique du succès du capitalisme consiste dans la réussite de la mutation d’une genèse particulière en une validité universelle. Le capitalisme est une globalisation économique dépourvue d’universalisme  philosophique, et c’est ce caractère qui lui fait préférer naturellement le relativisme et le nihilisme à toute forme d’ontologie universaliste. Ce n’est pas un hasard si les appareils idéologiques serviles des  facultés universitaires de philosophie ont élaboré pour lui et développé ces dernières décennies (avec des exceptions qui confirment la règle), un code théorique d’iden-tification d’un type relativiste et nihiliste. Pour le capitalisme, l’unique Absolu est la souveraineté de la valeur d’échange, accessible de manière différenciée selon la diversité du pouvoir d’achat; tout le reste est naturellement relatif. Pour que ce mécanisme se puisse reproduire, pas besoin d’aucun fondement métaphysique transcendant, transcendantal, ni même historico-dialectique : voilà pourquoi on parle tant de nihilisme aujourd’hui. Le nihilisme est la philosophie spontanée du capitalisme, et le relativisme sa concrétisation idéologique.

Le pape Ratzinger voudrait le capitalisme sans nihilisme et sans relativisme. Cela me fait penser à un sot, qui voudrait avoir un foie sain, tout en buvant tous les jours des litres d’alcool fort.

  1. Le capitalisme naît en Europe occidentale, dans des conditions historiques et culturelles bien spécifiques. Mais il n’aurait pu se répandre partout avec tant de succès s’il n’avait « rencontré » des potentialités individualistes et mercatistes préexistantes, pour subordonnées qu’elles fussent, dans les autres parties du monde (l’Inde, la Chine, etc.). C’est donc qu’il existe une sorte d’individualisme anti-communautaire potentiel dans le monde entier, qui est passé à l’acte en Europe occidentale en premier lieu ( je tiens un langage aristotélicien), et qui s’est ensuite « actualisé » ailleurs. Certes, on peut parler aussi de colonialisme, d’impérialisme, etc. Cependant, sans ce substrat potentiel d’individualisme anti-communautaire (déjà visible d’ail-leurs dans la Grèce des pré-socratiques, dans l’Israël des prophètes égalitai-res, en Chine, etc.), et que l’occidentalisme impérialiste et l’eurocentrisme culturel ont fait passer de la puissance à l’acte, le succès du capitalisme resterait tout à fait inexplicable.
  2. Pour résumer les choses à l’extrême, la pensée communiste de Karl Marx a une genèse qui procède d’une élaboration rationnelle systématique de la conscience malheureuse bourgeoise ( et par conséquent n’a absolument rien de «  prolétarien »); et elle donne lieu finalement à une hérésie capitaliste.

Par « hérésie capitaliste », j’entends une pensée qui s’appuie originaire-ment sur les mêmes bases « religieuses » bourgeoises : le mythe du progrès dans l’histoire et le caractère central du développement des forces produc-tives ; en assume donc intégralement les prémisses (critique envers la reli-gion antérieure et envers le caractère fondateur, porteur de vérité, cognitif, et non seulement épistémologique et gnoséologique de la philosophie) ; et rompt toutefois de manière « hérétique » avec elles, sur le fondement du fait incontestable que ni le progrès ni le développement des forces productives ne conduisent à l’égalité et à la liberté, mais à leur contraire. La faiblesse des hérésies par rapport aux religions nouvelles vient de ce qu’elles partagent avec les orthodoxies auxquelles elles se rapportent les mêmes bases dog-matiques, et que partant elles peuvent être facilement «réabsorbées » à un moment ultérieur. L’histoire de presque un siècle et demi de « marxisme », considérée dans son ensemble, est  l’histoire d’une réabsorption dans l’esprit capitaliste général, à partir du moment surtout où la critique artistique et culturelle des intellectuels d’« avant-garde » divorce de la critique écono-mico-sociale des classes subalternes (voir Boltansky-Chiapello).

  1. Si le capitalisme est la religion qui a remporté la victoire dans les trois derniers siècles, et le marxisme la principale hérésie de cette religion, je suis l’enfant de l’hérésie d’une hérésie; savoir, de cette culture mêlée de trot-skisme et de maoïsme que j’ai absorbée en réalité dans le Paris des années soixante, et non en Italie, où ce qui prévalait était tout au plus l’hérésie ou-vriériste, dont le dernier représentant postmoderne est Antonio Negri, lequel a fondu ensemble le subjectivisme gentilien de l’ouvriérisme avec   Fou-cault, Deleuze, et Guattari.
  • Cette « hérésie d’une hérésie » que j’assimilais n’était pas dépourvue de fondements, puisqu’elle partait de l’observation parfaitement juste que le communisme orthodoxe traditionnel montrait des tendances évidentes à être réabsorbé dans le capitalisme. Ses résultats postérieurs, en Chine et en URSS, ont largement vérifié cette hypothèse ; et en même temps, il faut partir du fait que cette hérésie d’une hérésie (où provisoirement je ne veux pas encore faire de distinction entre trotskisme, maoïsme ni même d’autre hérésies comme le conseillisme mystico-prolétarien de Castoriadis, Lefort, et Lyotard) n’avait quand même pas raison. Elle avait certes diagnostiqué la vraie pathologie (la réabsorption progressive de l’hérésie communiste dans l’orthodoxie capita-liste), mais elle se flattait toujours de l’illusion, que l’unique thérapie consis-tât à radicaliser à l’extrême le modèle hérétique originaire lui-même.

  • Mais dans tout cela, c’était l’hérésie de l’hérésie du maoïsme qui était encore la meilleure, ou si l’on veut la moins pire.

Le conseillisme fondamentaliste de Socialisme ou Barbarie ( dissout en 1965) se fondait sur un mythe sociologique prolétarien, typiquement oniri-que, à base de purisme moraliste greffé sur un économisme sociologique.

Quant à la stérilité philosophique et politique du trotskisme, elle tenait à son caractère eurocentrique. Il maintenait toutes les prémisses de l’ortho-doxie communiste (hérésie elle-même du capitalisme, mais basée sur les fondements mêmes de celui-ci) : savoir, le mythe d’un salut exclusivement sociologique-prolétarien, en introduisant l’hypothèse facile, et démonologi-que, du rôle central de la corruption bureaucratique due elle-même à un développement insuffisant des forces productives. Une fois encore, ce qu’on appelle la « rareté », ce pilier de l’économie politique capitaliste, devenait le facteur explicatif fondamental d’une prétendue science de l’histoire. L’hé-résie de l’hérésie trotskiste (et je ne discute pas la sincérité morale de ses meilleurs militants), demeure entièrement enfermée dans la vision eurocentri-que et occidentaliste du monde.

Le maoïsme était certes un phénomène profondément chinois, mais on ne peut nier que certaines de ses thèses théoriques n’eussent un caractère uni-versel. Il reste vrai, par exemple (et la suite l’a confirmé), qu’à l’époque dite « de transition », et dont nous savons aujourd’hui qu’elle ne l‘était pas du tout, la « bourgeoisie » (terme impropre et incorrect pour désigner l’ensemble des agents stratégiques de l’accumulation capitaliste) se rassemblaient surtout dans le Parti communiste. C’est la réalité. Et cependant, une stratégie extrémiste ( la Révolution culturelle, la Bande des quatre, etc.) s’est révélée inapte à contrecarrer ce processus, elle l’a au contraire involontairement accéléré et favorisé. Ci Ji -Wei (dont j’ai longuement présenté le livre) a bien montré que si la morale communautaire est mécanisée par un projet politique théologique, quand ce dernier s’effondre, elle l’accompagne logi-quement dans sa ruine.

Le maoïsme est toutefois un modèle meilleur que le trotskisme, parce qu’il est moins ouvriériste, moins eurocentrique, et que sa conception des classes est moins mythologique. Du moins est-il vaguement averti de l’existence des peuples et des nations, et il ne les « brouille » pas toutes dans une improbable omelette sociologique prolétarienne. La fureur avec laquelle le trotskisme s’est précipité dans le pacifisme, le féminisme différenciateur, et l’écolo-gisme officiel ne peut s’expliquer que par un refus (largement inconscient) de critiquer radicalement cette attitude sociologique prolétarienne, que l’on croit rendre plus « intégrale » et perfectionner simplement en lui « ajoutant » de nouvelles catégories. Mais quand la viande est avariée, inutile d’y ajouter du poivre, des épices, des piments, etc.

  1. Mon parcours peut donc être interprété (à tout le moins par moi-même ) comme l’élaboration dialectique, ou, si l’on veut, la déconstruction ration-nelle) d’une hérésie d’une hérésie ( beaucoup plus maoïste que trotskiste). Je n’ai certes pas été le seul à le faire dans le demi-siècle qui s’achève ( 1960-2010). Je sais bien que beaucoup de ceux qui ont mon âge sont pour la plu-part restés fidèles à leur vieille « hérésie d’hérésie » de référence: trotskiste (comme Daniel Bensaïd), ou maoïste (comme Alain Badiou). Je crois que ma relative supériorité sur ces deux respectable philosophes-militants ( que l’on me pardonne ma présomption) vient de ce que j’ai su mieux radicaliser ma déconstruction, ne restant pas à la surface, mais parvenant à descendre jusqu’aux dernières bases métaphysiques qui avaient premièrement constitué l’hérésie (chez Marx), et ensuite l’hérésie de l’hérésie ( trotskisme et maoïsme). Si en effet l’on s’arrête à mi-chemin, on ne peut éviter d’être refoulé vers l’origine par une espèce de gravitation, une calamiteuse fatalité idéologique d’appartenance et d’identité.
  • Par volonté de rupture avec les fondements religieux précédents de l’état turco-ottoman ruiné, Mustapha Kemal Atatürk commença par boire du vin et par manger du porc en public, puis entreprit de supprimer l’alphabet arabe. Je n’aborde pas ici la question de savoir s’il a bien ou mal fait, je la laisse à la turcologie. Je me borne à constater que Mustapha Kemal voulait sauver l’Etat et le peuple turcs menacés d’entière dissolution, et que, se fondant sur cette intention subjective, il commença par enfreindre certains tabous ali-mentaires, puis alla jusqu’à prendre la décision inouïe de changer l’alphabet.

Depuis longtemps, je suis persuadé qu’il faut changer l’alphabet dans lequel a été écrite l’hérésie marxiste du capitalisme. Il faudra toujours qu’il y ait des spécialistes capables d’étudier et de lire l’alphabet précédent, car sans mémoire du passé, il n’y a pas de futur (et je suis donc pour les lettrés confu-céens et contre le brûlement des livres par ordre de Qin Shi Huang-di, et par conséquent contre les campagnes extrémistes de « critique de Lin-Biao et de Confucius » à la fin de la Révolution culturelle chinoise). Mais l’alphabet doit être changé. C’est l’alphabet dans lequel ont été écrits les grands textes de l’idéologie du progrès et de la prééminence des forces productives, et par surcroît, les classiques de l’Economisme, de l’Historicisme, de l’Utopisme, etc. Mais il y a plus.

  1. Pour des raisons qu’il serait trop long ici de développer dialectiquement    (mais rien n’est plus facile), le petit monde autoréférentiel des  intellec-tuels de gauche a gardé toute sa bigoterie narcissique, après même la sécu-larisation post-moderne de la vieille trame dogmatico-religieuse qui leur est propre. C’est pour cette raison que ma collaboration à une revue sulfureuse comme celle d’Alain de Benoist équivaut symboliquement à Mustapha Ke-mal buvant de l’alcool, mais sans que je dispose de la force militaire qui empêche la réaction hystérique des « purs ».Bien! Je l’ai fait, et même pis: je collabore à Eurasia, etc. Il s’agit, évidemment, d’un acte symbolique; mais aussi de quelque chose de plus. Il s’agit d’avoir préféré le risque de la recher-che aux fausses sécurités de l’identité et de l’appartenance. Peut-être qu’il intéressera le lecteur de savoir comment je suis venu à cette décision. Si ce n’était qu’un fait personnel, il ne vaudrait pas la peine d’en parler. Pour les narcissiques, le miroir de la salle de bain suffit. Mais je crois que mon dilemme a été celui de toute ma génération politique. C’est pourquoi je vais être obligé d’utiliser le « je », pronom odieux.
  • Au point de vue de l’histoire du communisme, les vingt ans qui vont de 1956 à 1976 présentent une certaine unité, si l’on considère qu’ils partent de la prétendue « déstalinisation » du XXème congrès du PCUS et se terminent avec le coup d’état contre la Bande des quatre, un mois après la mort de Mao Zedong. Cependant, alors même que le temps écoulé depuis permettrait déjà d’en faire un bilan historique convaincant, des positions conservatrices qui existent dans la communauté des intellectuels y font obstacle. Je me limiterai ici à quelques observations, très insuffisantes.

En premier lieu, la représentation de Staline comme « chef des bureaucra-tes soviétiques corrompus » dominait dans les cercles intellectuels occiden-taux. Le paradoxe, c’est que le mouvement trotskiste organisé, infime numé-riquement, était de fait majoritaire dans le domaine intellectuel, et que par suite, la déstalinisation fut subjectivement ressentie par les intellectuels (mais  non certes par les ouvriers communistes) comme un phénomène politique « de gauche ». Il a fallu des dizaines d’années pour comprendre que c’était faux, que c’était tout le contraire. Cette remarque ne comporte pas d’appro-bation de Staline ni de son système politique; mais puisque les cercles intellectuels peuvent ainsi faire une erreur de 180 degrés, il faut se demander pourquoi toute une culture politique se fonde sur des illusions si fragiles et inconsistantes. C’est ici que commencerait ce qu’en son temps Franco Fortini appela « la chaîne des pourquoi ».

En second lieu, l’énigme historique de ce qu’on appelle « Mai 68 » n’a pas encore été résolue d’une manière satisfaisante. Personne ne soutient plus aujourd’hui que ce fut la « répétition générale » d’une révolution démocra-tique et socialiste dans les pays du capitalisme avancé. Mais en même temps, son image de mythe fondateur « jeuniste » d’un capitalisme libéralisé dans ses moeurs et son éthique sexuelle (v. Boltansky, Lipovetsky) n’est pas entiè-rement satisfaisant. Est-il possible qu’une génération entière ait été abusée à ce point? Pour l’essentiel, il reste vrai, il est désormais historiquement véri-fié, que le capitalisme s’est renforcé et non pas affaibli en se « délestant » de la vieille éthique familiale bourgeoise, ce qui devrait faire comprendre une bonne fois que « capitalisme » et « bourgeoisie » ne sont pas identiques.  Toutefois, les valeurs libertaires et communautaires de la génération des années soixante ne peuvent être réduites à une pure et simple « ruse de la production capitaliste ». Il est réellement possible de voir en Mai 68 un phénomène de gestion de crise de la part des oligarchies dominantes, qui savent faire le tri entre des exigences acceptables et inacceptables, et par là divisent ceux qu’elles dominent, satisfaisant certains et isolant les autres.

« Un se divise en deux ». Sur ce point la philosophie chinoise avait raison. Les uns se sont contentés de la victoire présumée de la libéralisation des mœurs, les autres, les vaincus, et j’en suis — et je crois que je peux dire:nous en sommes –, a vu rejetée son exigence d’une société autre.

  1. Je vais parler un peu de l’Italie, et de la seule Italie. La décennie 1976-1986 y a vu mourir le communisme dans sa traditionnelle dimension politi-que de masses, alors même que celle purement électorale a partiellement tenu (en grande partie inertielle, identitaire, et relative au pouvoir local dans cer-taines régions italiennes); ce qui a dissimulé une absence critique de pers-pectives politiques.

Du point de vue de l’imagerie idéologique, cette décennie a vu les intel-lectuels italien passer de l’historicisme progressiste à un désenchantement post-moderne d’épigones subalternes des « nouveaux philosophes » et de Lyotard. Vattimo a remplacé Gramsci, et le binôme Nietzsche-Heideg-ger le précédent, Hegel-Marx. Lukacs et  Bloch ont été enterrés, mais Al-thusser aussi, et on a vu proliférer les gender studies du féminisme différenciateur. Avec la distance de maintenant un quart de siècle, l’unité de ce phénomène est désormais évidente. Mais ce n’en est pas l’aspect principal, parce que cet aspect idéologico-philosophique n’a concerné que de petits groupes universitaires. Le principal a été la «reconversion idéologique » liée à la personne de Berlinguer, et qui fut évidente dès 1980 environ.

De fait, on a cessé de parler de la supériorité du socialisme sur le capita-lisme, et du communisme sur l’impérialisme; on s’est mis à parler de la «su-périorité morale» des communistes (entendus comme une classe politique : le PCI devenu PDS ; DS, PD, etc.), et de l’« infériorité morale » des démocrates chrétiens et des socialistes. L’ennemi devenait un ennemi mora-lement corrompu (Craxi d’abord, et puis Berlusconi), et c’est de cette manière que l’on se préparait idéologiquement à affronter sans douleur la ruine prochaine de la Maison communiste de référence, à travers une sorte de « putsch moraliste ». La légitimation de l’accès au pouvoir (non pour le socialisme, mais pour un capitalisme « moralisé ») ne consistait plus en une majorité électorale obtenue pacifiquement, mais en une sorte de « putschis-me » judiciaire pour le bien, destiné à remplacer des gens corrompus et im-moraux par d’honnêtes gens.

Ainsi commençait le scénario de la campagne Mani pulite.

  1. Que fut donc, historiquement, Mani pulite ? (abstraction faite de la sub-jectivité de ses acteurs politiques et des faits de corruption bien réels).

Ce fut, en 1992 et 1993, un coup d’état judiciaire extra-parlementaire qui visait à détruire le précédent système de pouvoir co-associatif, basé sur la représentation proportionnelle des partis, dans un cadre keynésien de souve-raineté monétaire de l’Etat national. Il avait été préparé idéologiquement dans la période précédente à travers cette idéologie de « putschisme moralis-te », préconisant de remplacer les corrompus par les « honnêtes gens ». La prémisse était toute la culture du Parti d’action piémontais (Gobetti, Robbio, etc.), pour qui les « italiens » sont un peuple corrompu (le peuple des singes, avait écrit Gobetti à propos de l’adhésion au fascisme). Puisque la majorité des italiens vote mal (Mussolini, la Démocratie chrétienne, Craxi, et à présent Berlusconi, etc.), il faudrait un supplément de moralité venu de l’extérieur (la presse étrangère, le libéralisme anglais, présentement Obama, des juges hon-nêtes, des journalistes courageux, etc.)

  1. C‘est bien à contre-cœur que je dois faire une brève parenthèse sur le phénomène Silvio Berlusconi. A l’étranger, les journalistes et les intellectuels français, anglais et allemands ont enfin une cible facile pour exprimer leur traditionnel mépris des italiens. Ils trouvent en Italie une sorte de « cin-quième colonne » dans le parti dit des « anti-italiens » (Montanelli, Scalfari, etc), ceux qui continuent à penser qu’une belle réforme protestante – mais à l’anglaise, et non à la française ni à l’allemande – a manqué à l’Italie, et qui voudraient que cette dernière fût homologuée dans le monde anglo-saxon, et donc dans un monde présumé capitaliste-libéral total, mais où l’on respecte la queue au bureau de poste, s’entend.

Les capitalistes délèguent les pouvoirs secondaires à la classe politique, formée d’employés dépourvus de conscience malheureuse et de toute in-quiétude philosophique. Toutefois, ils surveillent indirectement cette classe politique au moyen de deux espèces de gens encore plus fiables : les jour-nalistes et les juges. La campagne judiciaire et journalistique contre la Pre-mière république, déchaînée entre 1992 et 1994 aurait plu à Marx, par la nature structurelle de phénomènes qui n’étaient superficiels qu’en appa-rence.

Berlusconi a été un résultat involontaire de Mani pulite, et il doit son pou-voir exclusivement à ce coup d’état judiciaire extra-parlementaire, appuyé par une campagne de presse envahissante et capillaire, sur le fond idéologi-que de cet esprit  de « putschisme moraliste » semé partout depuis la disso-lution du défunt Parti Communiste Italien entre 1976 et 1991. Les juges ont  éloigné la classe politique toute entière qui avait gouverné de 1948 à 1991: Démocratie Chrétienne,  Parti Socialiste Italien, Parti Républicain Italien, Parti Social-Démocrate Italien, Parti Libéral Italien. L’intention originaire n’était pas de donner le pouvoir aux mercenaires nihilistes du PCI-PDS, mais de favoriser un putschisme  de mafias oligarchiques (Segni, etc.). Mais il en alla autrement. Dans le fait, la seule classe politique professionnellement capable de mener la transition du précédent capitalisme étatique assisté jusqu’au nouveau scénario globalisé néo-libéral était bien le mercenariat bureaucratique et nihiliste PCI-PDI, tout autant dépourvu de conscience malheureuse, et entièrement converti à l’esprit putschiste moralistico-judiciaire.

Berlusconi, en tant que capitaliste « privilégié » par le précédent gouver-nement Craxi, avait peur que son principal ennemi (le groupe financier Scalfari – De Benedetti des journaux L’Espresso et La Repubblica) n’en pro-fitât pour le ruiner et le faire mettre en prison. Il se disposa donc à se mettre à la tête de ces soixante-dix pour cent des électeurs italiens auxquels ce puts-chisme moraliste journalistico-judiciaire avait ôté sa représentation politique. C’est en cela et en cela seulement que consiste la base structurelle du succès de Berlusconi. Et c’est évidemment ce que les putschistes moralistes ne sauraient reconnaître, aussi recourent-ils aux lieux communs traditionnels du parti « anti-italien » ( les italiens seraient naturaliter maffieux, avec un esprit de famille immoral, le culte mussolinien du chef, un égoïsme exclusif, des harems de gamines ambitieuses, etc.)

Voici donc vingt ans que nous sommes contraints en Italie de subir ce scénario infect, où pas un des deux partis en présence n’est digne du moin-dre respect ni de la moindre préférence.

  1. Comme si ce coup d’état judiciaire extra-parlementaire de 1992 n’avait pas suffi, qui allait mettre au pouvoir le mercenariat nihiliste « métamor-phique » PCI-PDS-DS-PD, il y en eut un autre en 1999, qui porta l’Italie à la guerre contre la Yougoslavie, en dépit de la charte de l’ONU, qui ne la permettait pas, et de la constitution italienne elle-même, qui bien explici-tement ne la permettait pas non plus. Nous savons parfaitement aujourd’hui qu’il s’agissait d’une guerre géopolitique menée par les USA et l’OTAN, couverte du manteau de la nouvelle idéologie politiquement correcte des droits de l’homme (quoique proportionnée à l’envergure de bombardements irrésistibles). Pour gérer ce deuxième coup d’état, on fit appel à d’Alema, ce moustachu cynique, ancien chef des Jeunesses Communistes du PCI. Je          t’épargne les détails, qui seraient pourtant intéressants (j’ai écrit un livre là-dessus, Le bombardement éthique, paru en 2000 aux éditions CRT, qui a été traduit en serbo-croate).
  • Si j’ai ouvert cette brève parenthèse, c’est que l’histoire de l’Italie telle que je l’ai vécue entre 1992 et cette année 2009 a pris l’aspect d’un véritable théâtre de l’absurde, qui rappelle la lecture par Lénine de la Science de la logique de Hegel, où toute chose se renverse en son contraire, et la civilisa-tion en barbarie (en l’occurrence, la guerre de 1914). Quant à moi, j’ai vécu le retournement du communisme italien et sa transformation en mercenariat cynique et nihiliste de l’Empire des USA. Par conséquent, si ma pensée naît certes de mes uniques capacités dialectiques personnelles, le « facteur exter-ne » peut se résumer ainsi :

  1. ) Refus de la religion capitaliste-bourgeoise transmise par mes pa-rents, qui appartenaient à la génération fasciste déçue, moins par le fascisme (auquel ils auraient applaudi avec enthousiasme s’il avait gagné), que par sa désastreuse défaite militaire et les bombardements de 1943-1945.
  2. ) Adhésion au communisme orthodoxe par une réaction largement oedipienne à la religion capitaliste, et progressive mise en question critique de cette hérésie de l’hérésie.
  3. ) Adhésion, au début vaguement trotsko-maoïste, au monde extrémiste et critique de l’hérésie de l’hérésie. Mais les hérésies plus préci-sément gauchistes (cf. Richard Gombin, Les origines du gauchisme, 1971) ne m’ont jamais intéressé, par leur complète illusion que l’hé-résie de l’hérésie pourrait finalement constituer une religion assez efficace pour abattre celle du capitalisme.
  4. ) Critique radicale de l’hérésie d’une hérésie, sans toutefois la pousser jusqu’à l’abandon de la critique communiste du capitalisme. Cette critique radicale m’a conduit à violer le « politiquement correct » de la gauche, qui est la base unique de son code d’appartenance identi-taire (et je rappelle ici les gestes de Mustapha Kemal). D’où ma critique de la théologie interventionniste des Droits de l’homme, du code politiquement correct, de la nouvelle religion de l’holocauste qui donne aval au sionisme et à l’américanisme, de l’antifascisme entretenu en l’absence complète de fascisme, de l’indifférence générale au  « putschisme » purement moraliste du code antiberlus-conien des intellectuels italiens, etc.
  5. ) Enfin, constatation que le monde à l’envers des deux dernières dé-cennies (et particulièrement en Italie) exige un renversement adéquat du code théorique d’interprétation du monde. Et je crois que c’est là-dessus, et précisément là-dessus, que se sont greffées, dans l’his-toire de ma vie, la systématisation et la cohérence conceptuelles de ma pensée depuis dix ans. Comme on le voit, toute pensée est libre, mais tout ensemble historiquement déterminée. Et nous pouvons donc enfin parler de philosophie.
  1. Vint un moment, où Mustapha Kemal s’est rendu compte qu’il ne suffisait pas de boire du vin en public, et de remplacer le fez et le turban par le chapeau et la casquette (tu m’excuseras si j’insiste sur cette inno-cente analogie: c’est que j’ai fait aussi des études de turcologie). Il a com-pris qu’il fallait aussi changer purement et simplement d’alphabet. Mais mon analogie ne signifie nullement que j’approuve ses choix (et en bon hellénophile, je préfère même le vieux multinationalisme du monde  otto-man). Cela veut dire seulement que tant que nous n’écrirons pas la vieille langue de Marx, toujours bonne et valide, dans un alphabet nouveau, nous continuerons à faire, comme les miniaturistes des manuscrits arabes, des chefs d’œuvre artistiques merveilleux, mais toujours dans les marges des mêmes textes religieux de légitimation.

  2. Tâchons de poser correctement le problème dès le commencement. Je tiens pour erronée la terminologie de Marx et Engels touchant le « com-munisme primitif ». Le terme de « mode de production communautaire » aurait été meilleur, bien qu’il s’agisse d’une chose qui diffère grandement selon les lieux. La terminologie de Hosea Jaffe est correcte : le mode de production communautaire à l’origine sans classes, où la division du tra-vail se fonde sur les deux complémentarités hommes – femmes, et jeunes-vieux, s’est postérieurement transformée en despotisme communautaire. La légitimation du despotisme communautaire est de nature religieuse, il n’y a pas encore de philosophie. Le mode de production esclavagiste, puis féodal (comme en Europe et au Japon) sont des exceptions, et non la règle, au sein du despotisme communautaire (Jaffe), que Samir Amin appelle quant à lui « sociétés du tribut ». Ce qu’on a appelé «  mode de production asiatique », avec des castes (en Inde) ou sans (en Chine) représente l’évolution du despotisme communautaire.

Le communisme selon Marx pourrait être défini comme le rétablissement du mode de production communautaire, mais évidemment sur la base du développement des forces productives industrielles, et de l’irréversible constitution de l’individu moderne, lequel ne pourrait supporter son hypo-thétique disparition au sein d’agrégats sociaux organiques pré-modernes. Les deux conditions préalables au rétablissement d’un mode de production communautaire demeurent par conséquent des forces productives sociales développées, et cette irréversible constitution de l’individu moderne. Et le problème devient alors, en le posant brièvement : comment libérer le déve-loppement des forces productives de leur soumission  et  incorporation à la reproduction capitaliste, et d’ autre part libérer la constitution de l’individu moderne de son incorporation à l’anomie individualiste et atomique des derniers siècles ?

Jusqu’ici, ce que je dis est encore tout à fait compatible avec le marxis-me traditionnel, hormis de notables innovations terminologiques, mais qui ne suffisent pas pour effectuer une véritable révolution scientifique de paradigme (je prends ce terme dans le même sens que Thomas Kuhn).

  1. Si le diagnostic marxien impliquant le passage du capitalisme au communisme était exact pour l’essentiel, il est évident qu’il n’y aurait pas à évoquer la communauté et le communautarisme. Mais il n’est pas exact, et pour beaucoup de raisons. En premier lieu, il n’est pas vrai que la bour-geoisie capitaliste devienne, à un certain point de son développement, para-sitaire comme les classes féodales et seigneuriales, qui vivent de rentes et non de profit, et qu’elle n’est plus capable de développer les forces pro-ductives. Deuxièmement, il n’est pas vrai qu’il existe des dynamiques in-ternes au mode de production capitaliste qui induisent à la constitution d’un travailleur collectif par association coopérative, du directeur d’usine jusqu’ au dernier des manœuvres. Troisièmement, il n’est pas vrai qu’il se forme au sein même de la production un general intellect potentiellement com-muniste, sans que l’on ait besoin d’y greffer des pratiques communistes et communautaires fondées philosophiquement. Quatrièmement, il n’est  pas vrai que les classes ouvrières, salariées et prolétariennes produisent pro-gressivement une conscience révolutionnaire qui désintègre le système. Cinquièmement, il est absolument illusoire que ces classes puissent être « remplacées » par de nouveaux sujets collectifs déterminées biologique-ment (les femmes, les jeunes, etc.) ou géographiquement (les paysans pauvres des pays ex-colonisés, etc.

Je me suis borné à ces cinq points, mais j’aurais pu en mettre beaucoup plus, dix ou quinze. La réforme communautaire du communisme part de là, et non d’instances réactionnaires ou « irrationnalistes », comme le procla-ment les scientistes marxistes de toutes sortes (en Italie, l’althussérisme italien, surtout).

  1. Il faut toutefois se garder de cacher sa tête dans le sable comme une au-truche pour ne pas voir que le vieux modèle marxiste était capable d’a-vancer une déduction scientifique ( fût-elle erronée) de la transition histori-que et politique du capitalisme au communisme, tandis que le nouveau modèle communautaire ne l’est pas, et ne recourt qu’à des arguments très faibles et tout extérieurs au sujet ( critique du productivisme, de l’« hor-reur économique », de l’individualisme anomique, exhortation à la solidari-té, etc.). Les adversaires du modèle communautaire exploitent évidem-ment cette faiblesse, qu’ils soient partisans de l’individualisme capitaliste, ou du marxisme orthodoxe. Il serait donc absurde de la dissimuler. Mais la meilleure manière de ne pas la cacher est de la revendiquer hautement, comme une force. C’est ce qu’on ne fait pas, on préfère se taire et rester tout confus. Ce n’est pas de cette façon que l’on réussira à sortir de l’im-passe où nous nous trouvons. Il faut transformer une faiblesse en force, et ne pas s’obstiner à la dissimuler avec embarras.
  • La transformation gestaltique est ce phénomène de la perception visuelle par lequel, en regardant le même dessin, on voit les grandes oreil-les d’un lapin au lieu du bec d’une oie.

La philosophie de la critique communiste-communautaire du capitalisme a besoin d’une transformation gestaltique radicale. C’est à la fin de cette opération que l’on devra passer au changement de l’alphabet, et Marx deviendra alors l’un des grands penseurs de cette critique, et non plus l’uni-que, et encore moins l’infaillible. Mais à cette heure, nous ne sommes pas encore en mesure de proposer un changement d’alphabet. On ne nous com-prendrait pas, on nous exclurait aussitôt.

Cinq opérations principales sont nécessaires pour réaliser une transfor-mation gestaltique.

  1. Abandonner le prétendu matérialisme dialectique pour passer à une ontologie de l’être social.
  2. Abandonner la théorie des cinq stades de l’évolution historique du prétendu matérialisme historique et se diriger vers une conception multilinéaire et non plus absurdement et mécaniquement unilinéaire.
  3. Primauté explicite de la philosophie sur la prétendue « science », non pas d’une manière générale, mais exclusivement dans le champ de la société et de l’histoire, et donc du communisme communautaire.
  4. Changement de perspective radicale quant à la place de Marx dans l’histoire de la pensée. Passer d’une conception « futuriste » de Marx, selon laquelle Marx aurait projeté Hegel dans le futur en lui ajoutant le futur communiste, à une conception « traditionaliste », selon laquelle Marx est un épisode d’une tradition, née avec les pré-socratiques, et qui oppose cycliquement aux tendances dissolutives et destructrices de l’accumulation, déréglée, anomique, de la richesse individuelle, des tendances contraires de retour à l’association et à la communauté.
  5. Reconstruction de l’histoire universelle comparée des peuples, sur le fondement du concept (presque absent chez Marx) de mode de production communautaire, selon ses scissions et ses recompositions toujours différentes.
  1. On nous dira qu’il est inutile de mettre à l’ordre du jour l’abandon du ma-térialisme dialectique, puisque celui-ci est désormais un «chien mort » que personne ne défend plus. Ce n’est pas tout à fait vrai. Les systèmes scolas-tiques d’enseignement du marxisme en Chine et à Cuba continuent de le  prêcher par inertie, ce qui ne démontre pas seulement de l’inertie, mais une incapacité totale de courage et d’innovation. Le fait que le matérialisme dia-lectique, sous des formes diverses, ait été défendu par Engels, Lénine, Staline, Trotski, Mao, et de nombreux auteurs occidentaux (Sève, Geymonat, Rizakis),freine tous ceux qui croient qu’il serait impossible de penser libre-ment sans commencer par sacrifier aux sacro-saintes autorités. Mais il n’en va pas ainsi. Le grand Hegel a écrit : « Dans l’étude, la voie royale et suprê-me est de penser par soi même ».

En résumant les choses à l’extrême : le matérialisme dialectique est une variante positiviste tardive d’un code conceptuel primitif, fondé sur l’indis-tinction et la fusion du macrocosme naturel et du microcosme social. Mais si les membres des communautés primitives avaient tous les droits de penser ainsi, parce que leur propre survie communautaire dépendait directement et strictement de la nature et qu’elle était absolument inconcevable coupé d’el-le, les positivistes avaient un tout autre motif, qui était la primauté du modèle épistémologique des sciences de la nature dans la science de la connaissance de la société (et depuis Auguste Comte jusqu’à Althusser en passant par Engels, il y a là une continuité tragi-comique).

Bien peu soutiennent toujours la forme traditionnelle du matérialisme dialectique, il est vrai ; mais sa néfaste influence dure encore, dans l’idée que la connaissance et la transformation de la société dériveraient de la structure conceptuelle des sciences de la nature, en unifiant tout ceci d’une manière expéditive et arbitraire sous le terme unique de « science ».

Il n’est pas de compromis possible entre le modèle du matérialisme dialectique et le modèle d’une ontologie (exclusive) du (seul) être social. Une telle ontologie de l’être social n’est en principe ni idéaliste, ni matérialiste, et refuse par conséquent cette dichotomie inutile basée sur la gnoséologie. Par sa nature même, elle requiert une pensée de la totalité expressive (son élément idéaliste), complétée par une méthode d’examen de la structure de tel mode de production (son élément matérialiste). Georges Lukacs en a donné un premier modèle, qui doit à mon avis être modifié et perfectionné, parce qu’il s’efforce encore de maintenir cette inutile dichotomie entre idéalisme et matérialisme, et en outre de « sauver » Marx toujours et quoi qu’il en soit sans jamais reconnaître les erreurs de celui-ci, dont il « charge » le seul Engels, etc. Le meilleur modèle philosophique pour une pensée com-muniste-communautaire est donc une ontologie du (seul) être social, mais nous en sommes hélas encore bien loin.

  1. La théorie unilinéaire obligée de la succession des cinq stades de l’his-toire universelle (communisme primitif, mode de production esclavagiste, modes de production féodal et capitaliste, et communisme comme fin de l’histoire) est aujourd’hui discréditée et complètement abandonnée. Il s’agit là d’une occidentalisation eurocentrique impropre, arbitrairement étendue au monde entier, et qui devait servir (elle l’a fait pendant au moins un demi-siècle), d’idéologie de légitimation de l’universalité du modèle russo-bolché-vique de révolution socialiste. Il ne fut pas difficile d’y ajouter le « mode de production asiatique », parce qu’il était lui-même induit de l’Ecriture Sainte : les Grundrisse (Fondements de la critique de l’économie politique) de Marx. On ajouta ensuite les modes de production « antico-oriental » (Egypte, Mésopotamie), « mesoaméricain » et «africain ». On parla de «mode de production tributaire » (Samir Amin) et de « despotisme communautaire » (Jaffe). Les études historiques de Perry Anderson finirent par faire sauter le schéma stalinien, et l’on pourrait évidemment continuer.

Et cependant, bien qu’elle ait perdu sa légitimité, la théorie des cinq stades a continué d’exercer son influence négative, pace que le sens commun de ce qui reste des militants communistes « de base » est toujours caractérisé par l’économisme, par le déterminisme, et par la téléologie obligée. L’échafau-dage des cinq stades s’est formellement écroulé, mais il en demeure l’éco-nomisme, quant au passage d’un mode de production à un autre, et le finalis-me idéologique de la pacification finale des luttes historiques dans un com-munisme communautaire sans conflits. Le schéma de Staline est aboli, mais il reste l’idée de la « grande narration » (Lyotard) et de la sécularisation de l’eschatologie judéo-chrétienne dans le langage de l’économie politique (Lö with).

Il faut par conséquent mener à son terme le processus d’abandon de ce schéma, et déclarer ouvertement que ce n’est pas la règle qu’il y ait une suc-cession « progressiste » évolutive du cours de l’histoire; qu’il n’est rigou-reusement pas de science de l’histoire qui soit comparable, fût-ce par ana-logie, aux sciences naturelles et à la médecine; et qu’il peut exister tout au plus, sans qu’on puisse rien prétendre d’autre, une philosophie universaliste de l’histoire sur une base ontologique qui utilise une méthode d’analyse déduite de la théorie de Marx et de ses catégories. On ne peut absolument pas aller au-delà. Comme le chien d’Esope, qui tenait dans sa gueule un morceau de viande, le lâcha pour mordre son reflet qu’il voyait dans l’eau, et de la sorte n’en mangea aucun au lieu de deux, de même, si l’on rejette la philo-sophie universaliste et ontologique de la communauté pour atteindre à la prétendue » science », non seulement on n’aura aucune science, mais on perdra aussi la philosophie qu’on avait déjà.

Mais tout cela demande à être approfondi.

  1. Après une réflexion de plus de quarante années, je suis arrivé à la conclu-sion bien méditée que la connaissance philosophique est supérieure à la connaissance dite « scientifique », et qu’on ne doit pas avoir la moindre honte de le revendiquer ouvertement. Evidemment que cela sonne comme un ridicule blasphème réactionnaire et irrationaliste dans les milieux dits « mar-xistes », mais tout autant d’un point de vue individualistico-capitaliste pur, lequel sur ce point (et ce n’est pas un hasard) est en général plus « mar-xiste » que les marxistes même les plus extrémistes.

Cette formulation est de toute façon ambiguë et incorrecte ; en ce qui me concerne, j’appartiens à l’école philosophique qui considère qu’il existe une « science philosophique » (chez Aristote, Hegel, et Marx lu selon les codes d’Aristote et de Hegel), laquelle s’oppose aux philosophies basées sur la souveraineté indécidable des opinions, au relativisme, à l’empirisme, au nihilisme, etc. Mais on emploie ici le langage ordinaire, où la philosophie est considérée comme une forme d’interrogation discutable sur la signification de la totalité sociale, et la «science » comme la méthode des sciences naturelles modernes depuis le XVIIème siècle, avec toutes les transitions et les lacunes internes de la médecine, de la pharmacologie, de l’astronomie, de la physique, de la chimie, de la biologie, de la génétique, etc.

Il s’agit de briser un lieu commun, qui s’est confirmé à partir du positivis-me d’Auguste Comte entre 1830 et 1850, et qui a produit dans la suite, entre 1875 et 1895, le code théorique du marxisme comme « science », que tous les marxistes conservent comme on garde l’uniforme militaire d’une guerre finie depuis longtemps. Je me rends parfaitement compte de toutes les raisons de la pesante inertie de ces habitudes qui ont la vie dure.

En premier lieu, il semble aussitôt que l’affirmation de la supériorité de la connaissance philosophique sur celle dite scientifique (élaborée en son temps pour donner réponse au problème de la connaissance de la nature, et seule-ment de cette dernière) soit un retour à des formes de superstition, du passéisme, du conservatisme traditionaliste, etc. Quoi! Ne sommes-nous pas dans la modernité ! Comment peut-on dire de telles choses dans la moder-nité! Devant pareille tautologie, qui se donne pour un argument rationnel, l’envie me vient de répondre comme fit en son temps Roland Barthes : « Un moment vint où il m’est devenu subitement indifférent d’appartenir plus ou moins à la modernité ! » On ne pouvait mieux dire. L’orthodoxie capitaliste, l’hérésie communiste, et l’hérésie de l’hérésie trotskiste et maoïste ont toutes trois en commun la même base dogmatique : le fétichisme historiciste du progrès irréversible de la modernité, pris comme un article de foi religieuse. Mais le temps est venu de défier les faux dieux.

En second lieu, on a souvent une peur obscure de tomber dans des posi-tions irrationalistes de mépris pour ce qu’on appelle « la science ». Mais c’est une peur infondée, induite par la pression conformiste du scientisme qui do-mine autour de nous (ici je citerai Marx : les idées dominantes sont celles de la classe dominante). La science moderne de la nature est une idéation cogni-tive merveilleuse, incomparable pour ce qui est des sciences de la nature et l’innovation et le perfectionnement technologiques, incomparable à l’égard de la nature supposée « séparée » de la sphère humaine et sociale. Mais cette merveille devient absolument inutile en ce qui concerne l’orientation de l’homme dans le monde, et la légitimation d’un choix communautaire contre l’individualisme déréglé. La connaissance scientifique est ici non seulement inutile, mais encore illusoire, parce qu’elle fait imaginer ce qui n’est pas, ce qui par nécessité décevra tôt ou tard: que la méthode scientifique pourrait  nous orienter, touchant non seulement ce qu’on appelle les « valeurs », mais aussi l’évaluation de la nature de la totalité expressive de la vie humaine, privée et/ou communautaire.

Le tir de barrage scientiste sera terrible, on se répandra en injures et en  invectives (métaphysique, passéisme, nostalgie, traditionalisme, conservatis-me, anti-modernité, anti-postmodernité, irrationalisme, etc.). Disons-le très simplement : peut-être que ceux qui sauront résister et contre-attaquer avec succès à cette batterie d’injures « modernes » seront capables de contribuer à une nouvelle manière de penser. Mais celui qui s’épouvante et recule démontre qu’il ne parvient pas à comprendre la nature du problème culturel qui est devant nous.

  1. On peut dire qu’en plus d’un siècle, la marxologie a bien travaillé. La grande majorité des inédits de Marx ont été publiés au siècle dernier. Il en reste, mais il est improbable qu’une image complètement nouvelle de Marx puisse sortir de la marxologie. Certains points sont désormais bien connus. Nous savons que l’on ne peut trouver chez Marx la justification du matéria-lisme dialectique. Nous savons qu’on ne peut y trouver la théorie des cinq stades préfixés du développement historique. Nous savons que la théorie de la coupure épistémologique et de la suppression de la catégorie d’« aliénation » n’a aucune preuve philologique. Nous savons que Marx n’a jamais rompu avec Hegel, mais qu’il l’a métabolisé de diverses manières, et que dans ses dernières années, il alla jusqu’à se « réconcilier » complètement avec la philosophie de Hegel. Nous savons, par conséquent, qu’un marxisme anti-philosophique et anti-hégelien sont une légende née d’un positivisme attardé. Nous savons encore beaucoup d’autres choses.

Le secret de Marx est toutefois absolument indépendant de ces disciplines nécessaires, mais tout à fait secondaires et auxiliaires, que sont la marxolo-gie, la philologie, et la citatologie justificative. Dans l’optique d’un séminaire universitaire sérieux et bien mené, elles sont les cent pour cent du problème. Dans celle d’une insertion « métaphysique » de Marx au sein d’une perception globale de l’histoire universelle prise comme un unique concept transcendantal réflexif, elles n’en font pas cinq pour cent, elles ne sont rien. Il s’agit en effet de choisir entre deux images holistes de Marx. Marx est-il un penseur « futuriste », qui futurise Hegel et ouvre une période qualitativement nouvelle de l’histoire de la philosophie (et donc de l’« histoire historique »), ou bien un penseur « traditionaliste », qui se relie d’une façon nouvelle à une tradition antique remontant véritablement aux présocratiques grecs ( sans parler de leurs équivalents indiens et chinois): la tradition de la réaction solidariste et communautaire qui se produit justement pour contrecarrer la décomposition privative et mercatique ?

Sur ce point l’exégèse marxologique est muette, parce qu’il est possible de tirer du texte même de Marx autant d’éléments (et d’interminables chaînes de citations) pour soutenir la thèse futuriste que la thèse traditionaliste. Et je veux bien admettre encore, non seulement que la thèse futuriste correspond mieux aux intentions subjectives de Marx, mais qu’elle ressort davantage de toute une liste de citations. Et pourtant, selon moi, si on ne rejette pas cette thèse, la crise de la validité et de l’utilité politiques et historiques de la pensée de Marx pour le présent ne pourra jamais être surmontée. Comprendre ce point crucial constitue désormais quatre vingt pour cent du problème que certains appellent celui de « Marx aujourd’hui ».

Il semble à première vue que l’interprétation « futuriste » de Marx soit une simple « futurisation » dialectique de la philosophie de l’histoire de Hegel (comme par exemple chez Ernst Bloch). Cela est seulement en partie vrai, et en toutes choses, en philosophie surtout, une demi-vérité donne une entière erreur. En réalité, la thèse de la « futurisation » de Hegel par Marx suppose une évaluation fausse du même Hegel, qui fait de lui, en un certain sens, le couronnement suprême de la philosophie des Lumières. Cela n’est pas ce que je pense. Hegel n’eut certes pas à l’égard de la philosophie des Lumières une attitude de rejet ( comme tout un courant, qui va de Burke et de Maistre jusqu’à Horkheimer et Adorno) ; il l’a traitée selon sa méthode caractéristi-que de « Aufhebung » ( dépassement, où ce qui est supprimé est conser-vé).Toutefois, l’aspect principal de sa Aufhebung des Lumières fut le dépas-sement, et non la conservation, c’est à dire : la critique des fondements individualistes, et du « mauvais infini » du  mythe du progrès.

Au lieu que l’interprétation futuriste de Marx reste entièrement dans la sphère d’une systématisation de plus en plus dure et cohérente du mythe bourgeois du progrès, mythe idéologiquement apparenté au nouveau primat du profit (d’un type linéaire), qui se substitue au vieux primat de la rente (d’un type cyclique, parce qu’il était lié aux saisons et aux récoltes). La structure ontologique du progrès se rapporte à l’infini et à l’illimité, exactement comme celle à laquelle s’opposèrent les premiers philosophes grecs (Anaximandre, Pythagore, etc.), qui virent justement dans une telle structure ontologique la cause de la dissolution individualiste, privative, et chrématistique de la société. En outre, le futurisme de la théorie du progrès va de pair avec l’idée de l’accélération de l’histoire (excellemment étudiée par Kosellek), laquelle se rapporte au positivisme, qui voit dans la science et son application les seuls instruments pratiques possibles pour réaliser sûrement l’accélération du temps.

Cependant, la philosophie de Hegel, prise dans son ensemble, doit être con-sidérée comme une réaction communautariste au précédent individualisme des Lumières (bien qu’il soit évident qu’elle est communautaire-bourgeoise, et non communautaire-communiste). Si au contraire on fait de Hegel  le grand continuateur et de sa pensée la synthèse des Lumières, et que Marx lui soit ( correctement) relié, il s’ensuit que la pensée de Marx apparaît comme la synthèse suprême des mêmes Lumières : depuis le mythe du progrès jusqu’à l’empirisme fondé sur l’individualisme : nous avons là toutes les conditions qui préparent la réabsorption de l’héritage marxiste dans les conceptions du monde progressistes-bourgeoises ; et c’est ainsi que l’inter-prétation futuriste de Marx conduit dialectiquement au suicide de la dialec-tique.

L’interprétation traditionaliste de Marx que je propose renverse complète-ment la perspective, et elle n’est possible que sur la base d’une radicale transformation gestaltique. Dans l’abstrait, les conditions seraient favo-rables, à partir d’au moins deux facteurs historiques : la dérive destructrice sans limites de l’actuel hyper-capitalisme post-bourgeois et post-prolétarien, et d’autre part le bilan de la faillite intégrale du marxisme historique « futuriste » participant des Lumières et du positivisme ; mais en réalité il n’en est rien, parce que les quatre vingt-quinze pour cent de la communauté intellectuelle « marxiste » ne sont pas disposés, actuellement et pour bien longtemps encore, à abandonner le vieux modèle. Vico aurait parlé de « l’or-gueil des doctes » ; Ennio Flajano aurait dit « La situation est déses-pérée, mais pas sérieuse ».

Et pourtant, c’est dans la pensée individualiste de Thomas Hobbes, ouvertement anti-aristotélicienne, dans l’empirisme de John Locke, dans la critique corrosive de Voltaire, dans l’économie politique de David Hume et d’Adam Smith, sans fondements philosophique et communautaire et ne reposant que sur soi-même, etc., que réside l’innovation décisive de la modernité. Et c’est à une telle nouveauté empirico-individualiste (à laquelle, en dernier résultat, appartient le criticisme de Kant lui-même), que Hegel et Marx répondent, par un mouvement conservateur et communautaire, qui procède en dernière analyse de la tradition philosophique grecque.

Si le propos est à peine entamé, je crois que par nature il est déjà compré-hensible.

  1. Pour résumer les choses à l’extrême, nous pouvons dire que la stratégie de Marx concerne la communauté humaine, et sa tactique la classe proléta-rienne. Ou autrement dit : le communautarisme est la stratégie, la lutte des classes la tactique. Le mouvement communiste a transformé la tactique en stratégie – ce qui était certainement inévitable dans des conditions d’alors ; c’est bien pourquoi je n’entends pas le moins du monde me laisser aller à une critique facile et pédantesque. La cause dernière de sa provisoire faillite historique consiste précisément dans la dynamique dissolvante de cette fin tactique prise pour la fin stratégique. Si l’on comprend la société commu-nautaire comme une radicalisation despotique de la lutte des classes (comme Staline, la Bande des quatre, Pol Pot, etc.) il est inévitable que ne naissent tôt ou tard des mouvements de masse de contre-révolution sociale  restauratrice, dont les couches moyennes ( les anciennes et les nouvelles) sont la base de classe.

Le passage théorique de la lutte des classes au communautarisme n’efface donc pas les bonnes raisons historiques et sociales de celle-ci; il les insère  seulement dans une nouvelle conception de l’histoire plus cyclique et moins progressiste (c’est-à-dire, plus grecque, et participant moins des Lumières), et il ne vise surtout pas à rompre avec la meilleure part de l’héritage de Marx. Par exemple, le concept marxien de mode de production reste valable, et jusqu’à ce jour non surpassé (si on le débarrasse de ses déviations économis-tes, historicistes, déterministes, mécanistes, qui toutes finalement se  ramènent au modèle positiviste du primat d’une science sans fondements philosophiques, et à la saint-simonienne « administration des choses »). C’est pour cela qu’il faut légitimer le concept de « mode de production commu-nautaire », qui prévaut aussi bien au concept de « communisme primitif » qu’à celui de « communisme du futur » — ce rêve individualiste, ou ce cau-chemar, de la disparition de la famille, de la société civile et de l’Etat. Personne ne l’a encore fait: cela ne signifie pas qu’on ne puisse pas le faire, ouvertement et méthodiquement.

  1. Deux mots, pour terminer, sur le marxisme italien. Il a pratiquement dis-paru de la scène publique depuis vingt ans. Je crois qu’à l’étranger, l’on n’a pas compris à fond, même chez les italianistes, la puissance dissolvante du vieux PCI, qui a agi sous une forme narcissique, avec des personnages tragi-comiques et grotesques comme Armando Cossuta et Fausto Bertinotti, sans parler de la « reconversion » médiatique d’anciens extrémistes comme Soffri, etc., en propagandistes de l’empire américain et du sionisme. Le pays de Labriola et de Gramsci est aujourd’hui l’un de ceux où l’héritage de Marx est plus ridiculisé et marginal. Je sais bien qu’il en est de même en France, mais à un moindre degré, je le crois.

Qui est aujourd’hui le plus grand marxiste italien vivant ? Question de café du commerce, mais si je devais y répondre, je dirais que c’est Domenico Losurdo. Losurdo maintient la relation entre Hegel et Marx (bien qu’il la présente comme du réalisme politique et une justification historique), la critique de l’impérialisme, la légitimité géopolitique de la défense contre l’impérialisme américain, la condamnation du sionisme, etc. Il s’agit là d’aspects   «fondamentaux», et à cet égard il serait souhaitable que s’achevât l’époque tragi-comique de Bertinotti, ce destructeur confus et narcissique. Et Lossurdo et ses idées sont, honnêtement, le « moins pire ».

  1. Cela dit, sans aucune hypocrisie et fausse modestie, je ne cache pas que je me considère comme un penseur dans l’ensemble meilleur et plus profond que Losurdo, par une meilleure « radicalité » critique touchant l’héritage phi-losophique du passé (les grecs, Hegel, et Marx surtout). C’est pour cette raison qu’abstraction faite de ma reconnaissance par autrui (qui est nulle, de toute façon), je devrais dire que le meilleur penseur italien d’orientation marxiste, c’est moi. Tu comprends bien qu’il n’y a ni paranoïa ni mégalo-manie dans cette conviction, mais une simple évaluation du travail que j’ai accompli depuis presque trente ans. Les textes parlent d’eux-mêmes, si on veut bien les lire.

Cependant, je suis condamné à la solitude et à l’exclusion. Je me moque de la diffamation, elle m’est indifférente ; mais ce qui, psychologiquement, ne m’est pas indifférent, c’est le manque de toute défense publique de la part de ceux qui me connaissaient bien, comme Lossurdo lui-même, qui n’a pas eu un mot en public, mais pas un seul, pour me soutenir, bien qu’en privé, par téléphone, il m’ait assuré plusieurs fois de son insignifiant et « platonique » soutien. Il n’y a pas d’issue. Je ne peux renoncer à des convictions qui sont les miennes, qu’elles soient justes ou erronées, pour pouvoir accéder à l’au-dience du politiquement correct de gauche. Le politiquement correct de gauche veut à tout prix qu’on lui dise que la modernité est irréversible, que Marx est quelqu’un de bien parce qu’il est placé à l’avant-garde du futu-risme, qu’il ne reste plus rien des grecs si ce n’est des sujets d’études pour  doctes à perruque poudrée, que Berlusconi est l’équivalent médiatique du fascisme éternel, que la dichotomie droite/gauche est un dogme indiscutable et un article de foi, que l’antifascisme est toujours valable en l’absence même évidente de fascisme, que la religion n’est qu’un truquage des prêtres fondé sur l’ignorance des simples, que la géopolitique est une invention des fas-cistes, qu’il suffit d’ un contact avec Alain de Benoist pour être contaminé, etc.

Comme tu le vois, si j’acceptais ce code traditionnel du politiquement correct, peut-être pourrais-je « retourner » partiellement  dans le cirque (ou le milieu, comme disent les marseillais), mais je devrais me suicider en tant que penseur radical et original.

Tu m’excuseras de ce texte trop long. Mais j’ai tenu à l’écrire, cher B., pour perfectionner ta connaissance de ma pensée, dont tu as déjà une idée puisque tu m’as traduit. Je t’en suis reconnaissant au delà de ce que tu peux imaginer, parce que, pour des raisons personnelles, je m’estime encore plus attaché à la France qu’à l’Italie.

Je etc.

Costanzo.

A lire : Hommage à Costanzo Prevez des éditions des Livres Noirs : 

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À propos de l'auteur Rébellion

Rébellion est un bimestriel de diffusion d’idées politiques et métapolitiques d’orientation socialiste révolutionnaire.Fondée en 2002, la revue Rébellion est la voix d’une alternative au système. Essentiellement axée sur les sujets de fond, la revue est un espace de débats et d’échanges pour les véritables opposants et dissidents. Elle ouvre ses colonnes à des personnalités marquantes du monde des idées comme Alain de Benoist, David L’Epée, Charles Robin, Pierre de Brague, Thibault Isabel, Lucien Cerise … Rébellion se veut également un espace « contre-culturel » au sens large (arts, littérature, musique, graphisme).

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