Comment diable l’UE s’est-elle mise dans un tel pétrin stratégique ? La réponse franche est : ses dirigeants sont des « bots » atlantistes irréfléchis.
Par Alastair Crooke – Le 6 décembre 2021 – Source Strategic Culture
« Les États-Unis accueilleront le Sommet en ligne pour la Démocratie les 9 et 10 décembre 2021, s’autorisant à définir qui doit assister à l’événement et qui ne doit pas y assister, quel pays est ‘démocratique’ ou ne l’est pas… Cela va attiser la confrontation idéologique et les divisions dans le monde, créant de nouvelles ‘lignes de démarcation’ » : ainsi écrivent (conjointement) les ambassadeurs de Russie et de Chine en poste à Washington.
« La Chine et la Russie rejettent fermement cette démarche… [elles] appellent les pays à cesser d’utiliser la « diplomatie des valeurs » pour provoquer la division et la confrontation », préviennent les ambassadeurs.
Pourtant, c’est clairement l’intention de Biden (la polarisation stratégique). L’équipe Biden vise à construire un bloc stratégique pro-américain afin d’obtenir l’adhésion d’un plus grand nombre d’États et d’isoler ainsi la Russie et la Chine. Taïwan est instrumentalisé contre la Chine (et, à la fureur de Pékin, est désormais invité à la conférence), et l’Ukraine est instrumentalisée contre la Russie. Ces deux questions sont explosives. Mais des deux, c’est l’Ukraine qui est la plus instable.
N’oublions pas, cependant, que l’Amérique s’est intéressée au général Tchang Kaï-chek dès 1925. (Pendant la Seconde Guerre mondiale, il y avait environ mille conseillers militaires américains dans l’armée de Tchang). Et après la guerre, les États-Unis ont remis Taïwan au Kuomintang (le mouvement politique de Tchang), comme plate-forme pour fomenter une insurrection contre « le danger communiste » en Chine continentale.
Bien sûr, les États-Unis ont finalement dû faire face à la réalité et ne sont passés qu’en 1971 de la reconnaissance du Kuomintang de Taiwan (sa dictature à parti unique n’a pris fin qu’en 1988) comme représentant légal de toute la Chine, à la reconnaissance du PCC.
Toutefois, l’ascension fulgurante de la Chine suscitant l’inquiétude de Washington (le récit de Chimerica 1 perdait de sa crédibilité), le président Obama a lancé le « pivot vers l’Asie », Taïwan devenant le cinquième destinataire mondial des armes américaines. L’équipe Biden veut maintenant aller un peu plus loin qu’Obama : en ajoutant une composante diplomatique à l’accumulation d’armes. Ainsi, la « roue du temps tourne », et la politique s’inverse – et c’est à nouveau « Soutenons Taïwan », alors que le PCC est à nouveau diabolisé.
Et l’UE est d’accord avec cela ! En fait, ils sont les meneurs du mouvement « Let’s Back Taiwan » (bien que Merkel exprime quelques réserves). L’UE fait preuve d’incohérence stratégique en jouant le jeu des États-Unis contre la Chine. Le président Xi a lancé un avertissement clair : c’est jouer avec le feu. Pourquoi l’Europe voudrait-elle y prendre part ?
Le plan ici n’est pas que les États-Unis entrent en guerre avec la Chine, mais de pousser les ambitions sécessionnistes de Taïwan au point que Xi « perde la face » (un défaut impardonnable en Chine), et que le PCC soit divisé. C’est du moins l’idée maîtresse du « Longer Telegram » anonyme rédigé par un haut fonctionnaire américain, qui soutient que la politique américaine devrait consister à exacerber les divisions au sein du commandement du Parti. Cela ne marchera pas, mais dans le processus les relations de l’Europe avec la Chine seront ruinées.
L’Ukraine est la question la plus urgente en ce moment, car elle sombre dans une instabilité systémique : corrompue, oligarchique et dysfonctionnelle. Économiquement en faillite : l’Ukraine a peu de chances de remplacer l’énergie (gaz et charbon) qu’elle a perdue lors de son âpre affrontement avec la Russie ; et pas moins de la moitié de son armée (100 000 hommes) est assise dans des tranchées boueuses, rappelant les conditions de la Première Guerre mondiale, retranchée le long d’une ligne de contact de 250 km.
Les boums de l’artillerie et le crépitement des tirs d’armes légères sont continus. C’est une guerre contre les milices du Donbass, retranchées à quelques centaines de mètres – une guerre que les soldats ukrainiens admettent ouvertement ne pas pouvoir gagner sans « aide extérieure ». Le président Zelensky affirme que le glissement vers la guerre est inarrêtable, sans aide extérieure (dialogue avec Poutine).
Non seulement les forces de Kiev ne peuvent pas gagner la guerre, mais ses troupes démoralisées doivent également savoir que, du point de vue du haut commandement russe, son armée est confrontée à une armée ukrainienne démoralisée « exactement comme il la voulait » : mûre pour l’encerclement, et « la conquête », si cela s’avère nécessaire.
La situation de guerre s’envenime. Et quelque chose, tôt ou tard, va craquer : le conflit semble donc déjà « cuit ». Les États-Unis et l’UE voient que Kiev ne peut pas « faire » Minsk. C’est l’accord auquel sont parvenues les quatre pays du format Normandie [Ukraine, Russie, France, Allemagne, NdT] postulant que la seule solution devait être trouvée dans des négociations entre les autorités de Kiev et les dirigeants politiques de Donetsk et de Lougansk.
L’UE se trouve dans une impasse : la crise s’aggrave ; toutes les voies de sortie sont bloquées. Kiev ne veut pas appliquer le traité de Minsk, mais la Russie insiste. Elle refuse de céder. Il n’y a aucun autre cadre connu (que celui de Minsk) sur la « table » de quiconque.
La réponse de l’Occident est de se sortir d’une manière ou d’une autre du « piège » de Minsk (bien qu’ils l’aient tous approuvé, lorsque l’accord est devenu une résolution contraignante du Conseil de sécurité des Nations unies). La réponse de l’Occident consiste à exercer une pression intense sur Poutine pour qu’il contourne Minsk et négocie directement avec Zelensky lors d’un sommet. Il s’agit de contourner les dirigeants de Donetsk et de Lougansk, de leur couper l’herbe sous le pied et de faire en sorte que la Russie « cède » sur les intérêts existentiels de ces derniers, afin de « sauver l’Ukraine ». En d’autres termes, sauver une élite politique farouchement anti-russe (qui cherche désespérément à rejoindre l’OTAN) de son propre désordre dysfonctionnel, puis approvisionner cette entité hostile en gaz et en charbon russes – et lui payer de lourds frais de transit du gaz.
Eh bien, Poutine ne le fera pas : il refuse de participer à un sommet avec Zelensky – un sommet qui contournerait expressément le cadre juridique interne de Minsk, et le transformerait en un traité international bilatéral entre Poutine et Zelensky uniquement. Poutine ne veut pas en faire partie. Moscou considère les dirigeants de Kiev comme totalement incapables et indignes de confiance.
Quelle est la position de l’UE sur cette question ? Elle applaudit et se joint aux États-Unis pour demander à Poutine de « sauver l’Ukraine » pour eux (négocier avec Zelensky). Les dirigeants de l’UE entretiennent le mirage chimérique de voir l’Ukraine rejoindre « un jour » l’UE et l’OTAN.
Cela n’arrivera pas ! Mais cela fait naître l’espoir chez certains éléments de Kiev que s’ils tentaient de récupérer les provinces orientales, l’UE et l’OTAN n’auraient d’autre choix que de les sortir du pétrin dans lequel se trouveraient les dirigeants de Kiev.
Nous en sommes donc là. La question devrait toutefois être la suivante : comment diable l’UE s’est-elle fourrée dans un tel imbroglio stratégique ? La réponse franche est : ses dirigeants sont des « bots » atlantistes irréfléchis. L’UE n’a jamais remis en question la direction ou les conséquences de la politique américaine, lorsque, dans le sillage de l’implosion de l’URSS, la Chutzpah américaine a conduit Washington à revenir sur les accords et les garanties qui avaient précisément permis à l’Amérique de mettre fin à la Guerre froide (c’est-à-dire de ne pas étendre les frontières de l’OTAN vers l’est, au-delà de l’Allemagne). Au contraire, l’UE a regardé avec admiration l’OTAN entamer sa marche jusqu’au seuil de la Russie.
Les relations avec la Russie ne pouvaient qu’être problématiques lorsque les États-Unis ont opté pour une nouvelle Union européenne élargie, mais dont Moscou serait exclu. L’UE n’a jamais vraiment reculé non plus lorsque, sous l’impulsion de Clinton et d’Obama, elle a repoussé ses frontières ainsi que celles de l’OTAN toujours plus loin dans l’arrière-cour de la Russie (les euro-élites étaient trop occupées à rêver de leur « Empire » européen. J’étais là. Je m’en souviens bien).
Puis il y a eu un deuxième « cliquet » vers des relations problématiques. Qu’a fait l’UE quand Obama a développé son antipathie venimeuse personnelle envers le président Poutine ? Eh bien… rien. Elle est tombée dans le « merkelisme », cette mode qui consiste à ne jamais prendre de décisions difficiles, à gagner du temps, à ne pas faire de vraies réformes, à « botter en touche » et à faire de l’esquive. Angela Merkel a joué l’empathie pour la Russie. Elle a discouru sur les bonnes relations tout en appliquant concrètement chacune des sanctions proposées par les États-Unis à l’encontre de la Russie.
Replaçons le contexte : en tant que responsable soviétique, Poutine a été affecté en Allemagne, il parle bien l’allemand et est originaire de Saint-Pétersbourg, la plus européenne des villes russes. Lorsqu’il est arrivé à la présidence à la fin de l’ère Eltsine, Poutine voulait que la Russie fasse partie de l’Europe ; il a plaidé en faveur de la Grande Europe. Il a même suggéré un jour que la Russie rejoigne l’OTAN !
La Russie avait espéré que les besoins de l’Europe en énergie et en matières premières se traduiraient par l’obtention d’un siège à la table de la Grande Europe. Au lieu de cela, les États-Unis ont dénoncé les méfaits de la dépendance énergétique de l’Europe – et de nombreux Européens se sont même opposés à l’installation de pipelines supplémentaires pour accroître l’approvisionnement en gaz de l’UE.
Nous savons tous que l’UE a été conçue sur le principe que les États-Unis couvrent « ses arrières », alors que l’UE est de toute façon tenue par un traité qui reflète les intérêts de sécurité de l’OTAN. Nous comprenons que l’euro a été délibérément façonné pour être subordonné au dollar et que les habitants de Bruxelles ont toujours un œil sur Washington, pour confirmer qu’ils restent sur la bonne voie.
Obama ne pouvait pas supporter qu’un président russe soit plus intelligent que lui (il se targuait d’être toujours l’homme le plus intelligent de la pièce). Obama était un interventionniste (bien que le fait de « diriger en coulisses » ait contribué à le faire oublier), mais il n’était pas un néo-con pur et dur. Il y avait (et il y a toujours) des personnes à Washington dont la haine pour tout ce qui est russe remonte à l’époque trotskiste, et qui ont été stimulées par le revirement des États-Unis après la chute d’Eltsine.
Ces faucons américains pensent qu’une guerre en Ukraine permettrait enfin d’atteindre leur objectif de longue date, à savoir perturber et couper le corridor énergétique reliant la Russie à une Union européenne dépendante du gaz – laissant la Russie affaiblie et vulnérable. En bref, pour cette branche des affaires étrangères (et notez bien qu’il ne s’agit que d’une faction, bien qu’influente), faire du mal à la Russie l’emporte sur tout dommage causé à l’UE (qui, selon eux, n’a d’autre choix que de rester redevable à Washington).
Pour le moment, Biden se concentre davantage sur le contrôle des prix de l’énergie et de l’inflation. Il ne veut pas que les prix de l’énergie crèvent le plafond. Les faucons sont peut-être silencieux pour l’instant, mais ils n’ont pas disparu. Ils agissent en collusion avec certains partisans de la ligne dure de Kiev qui veulent provoquer la Russie pour qu’elle intervienne militairement en Ukraine (en prenant des mesures, même futiles, contre le Donbass). Les sanctions sur l’énergie russe pleuvraient, dans le sillage de l’intervention russe : cela pourrait signifier la fin des gazoducs vers l’UE. Certains membres de l’UE applaudiraient même (alors que leurs citoyens gèleraient sans chauffage). Est-ce cela qui signifie « assurer les arrières de l’UE » ?
Examinons donc le bilan stratégique : l’UE a pratiquement rompu ses relations avec la Russie et la Chine – en même temps. Les faucons de Washington le voulaient. Un « Brzezinski européen » aurait certainement conseillé l’UE différemment : ne perdez jamais les deux en tandem – vous ne serez jamais puissant au point de vous le permettre. À Moscou, où les europhiles étaient autrefois nombreux, ces sympathies sont désormais plus rares que des dents de poule. Même le suave et courtois ministre des affaires étrangères ne daigne plus prendre l’UE au sérieux.
Peut-être que certains, séduits par l’attrait supposé des « valeurs » européennes, penseront que cette « perte » stratégique n’est que le prix à payer pour défendre les « valeurs » européennes.
Bonne chance à vous tous … Mais n’oublions pas que l’Europe n’a pas beaucoup de sources d’énergie ou de matières premières indigènes sûres. Mais cela ne les empêche pas de crier et de dénigrer Poutine et la Russie. L’Europe aussi est un peu à la traîne en matière de technologie et de financement des start-ups technologiques, mais cela ne les empêche pas de qualifier Xi de dictateur ou d’alléguer que la Chine pratique le nettoyage ethnique dans la province de Xinjian (des preuves, s’il vous plaît !). Et oui, s’il vous plaît, n’arrêtez pas de mettre votre veto à toutes les tentatives chinoises de fusionner ou d’acquérir des entreprises européennes, pour … défendre les valeurs européennes et nord-atlantiques ! Elles se sentent évidemment bien au chaud (c’est une bonne chose, étant donné que l’on prévoit un hiver froid).
Je suis sûr que l’équipe Biden « couvre vos arrières » et qu’elle vous viendra en aide lorsque la crise économique frappera (après tout, nous sommes tous ensemble concernés par le « reset » défaillant, la transition, la santé et les « urgences »). N’est-ce pas ? Dommage pour la BCE que Jay Powell vienne de dire que « l’inflation n’est pas transitoire ». Eh bien, bonne chance à vous tous.
Alastair Crooke
Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone
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