Ô ironies

Ô ironies

Les Dieux de la géopolitique sont particulièrement facétieux, nous le savions déjà. Mais leur ironie vient peut-être d’atteindre un nouveau palier, avec deux nouvelles qui laissent rêveur…

Nous apprenons en effet que l’OPAEP (constituée des six pays arabes de l’OPEP + un certain nombre de poids-lourds moyen-orientaux) a choisi à l’unanimité d’organiser l’importante Conférence arabe sur l’énergie en 2024 à … Damas !

Quel retournement tectonique quand on sait que plusieurs membres de cette organisation, Arabie saoudite, Qatar et EAU en tête, ont oeuvré pendant de longues années à la chute d’Assad en finançant/armant sans modération les barbus modérément modérés. En creux, l’on mesure une nouvelle fois l’importance de l’intervention russe de 2015, dont on ne prend pas toujours conscience à quel point elle a rebattu les cartes dans la région.

Pour le sieur Bachar, c’est pop corn time. Il peut se réjouir de ce nouveau succès sur le chemin de la normalisation et penser aux visages apoplectiques à Ankara, Tel Aviv et Washington. On l’imagine également révasser avec gourmandise à la fameuse malédiction qui fait les choux gras des réseaux sociaux depuis longtemps…

Plus loin vers le coeur de l’Asie, nous apprenions il y a un mois que les talibans, désormais en charge de l’Afghanistan, reprennent à leur compte les travaux du TAPI ! On me dit dans l’oreillette que Brzezinski vient de se retourner dans sa tombe…

Ce cher, ce fameux TAPI, gazoduc Turkménistan-Afghanistan-Pakistan-Inde que les Américains soutenaient avec tant de ferveur il y a un quart de siècle pour court-circuiter la Russie et l’Iran et qui, en plus d’autres considérations, n’était pas tout à fait étranger à leur aventure afghane qui vient de se terminer en eau de boudin.

Retour sur ce véritable thriller :

Le projet débute dans les années 1990, l’âge d’or de la déraison impériale. Chose curieuse, c’est une compagnie argentine, Bridas, qui la première en a l’idée. Très vite cependant, la texane Unocal rejoint la danse, supportée par les poids lourds du lobbying diplomatico-énergétique américain ainsi que par la famille royale saoudienne via la présence de Delta Oil dans le consortium. Le petit poucet Bridas réagit alors en s’alliant avec une autre compagnie saoudienne, Ningarcho, alignée sur le prince Turki ben Fayçal, le tout-puissant chef des services secrets de Riyad. Puis elle fusionne l’année suivante avec l’américaine Amoco, elle-même liée à BP. Voilà qui rééquilibre singulièrement le poids des lobbyistes.

D’un côté, l’alliance Bridas-Ningarcho-Amoco-BP soutenue par Turki, Brzezinski (conseiller d’Amoco !) ou encore James Baker, l’ami de toujours de la famille Bush. De l’autre, Unocal, parrainée par Dick Cheney, le roi Fahd, Kissinger (conseiller d’Unocal !), Richard Armitage ou encore Tomas Gouttierre, qui fait plusieurs allers-retours à Kaboul pour discuter avec ses amis talibans. L’establishment états-unien et saoudien est divisé mais, qu’il soutienne l’un ou l’autre projet, tout ce joli monde se retrouve sur l’idée fondamentale de la stratégie américaine : évacuer les richesses énergétiques caspiennes en évitant soigneusement le Heartland.

La passe d’armes, déjà complexe, est rendue encore plus ardue par la confusion et les intrigues du terrain. Le Pakistan et le Turkménistan, d’abord favorables à Bridas, sont retournés par Unocal après d’intenses séances de « persuasion ». Reste l’Afghanistan en pleine guerre civile, où Bridas possède encore une longueur d’avance. Ben Laden lui-même s’en mêle et conseille à ses hôtes talibans de signer avec la société argentine.

Mais les enturbannés du mollah Omar préfèrent attendre et faire monter les enchères. C’est à ce moment qu’une délégation talibane est invitée par Unocal au Texas puis, deux ans plus tard, fait du tourisme au mont Rushmore. À cette occasion, quelques discrètes rencontres ont bien sûr lieu avec de hauts responsables à Washington. L’on assiste alors à un étonnant retournement de l’histoire : face à l’attelage américano-pakistano-saoudo-taliban, les Russes (rejoints d’ailleurs par les Iraniens) soutiennent leurs ennemis d’hier, les moudjahidine qui les avaient combattus dix ans plus tôt lors de la guerre d’Afghanistan.

C’est notamment le cas du plus célèbre d’entre eux, Massoud, le Lion du Panshir, qui avertit en vain le monde du danger taliban et constate avec surprise que seuls ses anciens adversaires russes lui prêtent une oreille attentive. Il aura peut-être été, comme presque tout le monde, victime du mirage consistant à croire que l’Amérique et le fondamentalisme islamique sont ennemis, alors qu’ils marchent en réalité main dans la main depuis toujours…

Élu fin 2000, George W. Bush prend le parti d’Unocal et relance les négociations avec les talibans, mais celles-ci butent à nouveau sur les frais de transit exorbitants exigés par les étudiants en théologie. De plus, Washington s’impatiente devant le surplace du mouvement taleb, incapable de stabiliser l’ensemble du pays et de venir à bout de l’Alliance du Nord de Massoud.

Excédée, l’administration américaine commence à changer son fusil d’épaule tandis qu’al-Qaida prend l’ascendant sur ses hôtes et se met peu à peu à diriger leur politique étrangère. Tout au long de l’année 2001, des rumeurs plus qu’insistantes font état d’une éventuelle intervention de Washington en Afghanistan. En juillet, une réunion a lieu à Berlin, où les envoyés américains emploient un ton menaçant vis-à-vis des talibans et préviennent qu’une action militaire pourrait prendre place à la mioctobre. En substance : livrez Ben Laden et laissez passer le pipeline. Le message est transmis aux talibans par les Pakistanais.

C’est au cours de cette réunion qu’aurait été prononcé le fameux (et controversé) avertissement : « S’ils n’acceptent pas notre tapis d’or, nous les enterrerons sous un tapis de bombes ». Toujours est-il que la tension monte clairement d’un cran. Il n’est d’ailleurs pas impossible que les attaques terroristes du 11 septembre, certes planifiées longtemps à l’avance, aient été décidées à ce moment-là par Ben Laden, en tant que « représailles préventives ». De même, en juillet, al-Qaida désigne deux tueurs kamikazes pour assassiner Massoud, ce qu’ils ne réussiront à faire que deux mois plus tard, le 9 septembre.

Début août, Washington envoie une émissaire de la dernière chance, Christina Rocca, sous-secrétaire d’État pour l’Asie centrale et du Sud, afin de rencontrer une ambassade talibane à Islamabad. Ancienne de la CIA chargée des relations avec les groupes de guérilla islamiques pendant la guerre d’Afghanistan, corédactrice du Silk Road Strategy Act de 1999, la dame connaît son Grand Jeu sur le bout des doigts. Sans succès en l’occurrence. Un mois plus tard, les tours du World Trade Center s’effondrent et il n’est plus question ni de tapis d’or ni de négociations. Le projet de gazoduc, lui, demeure plus d’actualité que jamais.

Faucon néo-conservateur affirmé, proche de Brzezinski et, ô doux hasard, ancien consultant d’Unocal, Zalmay Khalilzad suit l’évolution classique dans les sphères du pouvoir à Washington. De groupie des talibans en 1996 – il écrit même un éditorial en ce sens dans un grand journal – il se mue en adversaire résolu à partir de 2000. Les raisons avancées sonnent étrangement familières : « L’Afghanistan est un corridor naturel pour l’exportation du pétrole et du gaz d’Asie centrale vers le Pakistan et le monde. Unocal était intéressée par cette option mais, à cause de la guerre et de l’instabilité, cela ne s’est pas matérialisé. »

Les talibans étant incapables de stabiliser le pays et de sécuriser les routes énergétiques, ils deviennent inutiles et doivent donc être renversés. Le fait qu’ils refusent de livrer Ben Laden, accusé des attaques du 11 septembre 2001, n’arrange évidemment pas leur cas. L’intervention américaine en Afghanistan débute le 7 octobre. Deux jours plus tard, l’ambassadrice états-unienne à Islamabad, Wendy Chamberlain, contacte déjà le ministre pakistanais du pétrole et des ressources naturelles pour reparler du TAPI !

(…) Hélas pour Washington, la suite n’est qu’une litanie de désillusions. Ce n’est pas pour rien que l’Afghanistan a été surnommé le tombeau des empires. Les Britanniques de la grande époque victorienne s’y étaient cassé les dents, les Soviétiques pareillement. Même l’invincible Gengis Khan avait dû s’y reprendre à deux fois.

(…) Les talibans contrôlent totalement ou partiellement près de la moitié des districts du pays et leurs attaques n’ont jamais été aussi nombreuses. Le gouvernement n’a que peu de légitimité et de pouvoir en dehors de Kaboul, au contraire des seigneurs de la guerre qui, à l’abri dans leur fief, recrutent leurs milices privées dans les rangs mêmes de l’armée dite nationale – le taux de désertion des soldats afghans est extrêmement élevé. Ajoutons la corruption et le trafic de drogue qui atteignent des niveaux records et vous avez un failed state selon la propre terminologie de Washington, qui ne s’en vante guère en l’occurrence. Dans ce contexte, faire passer un gazoduc est aussi probable que de voir le Vatican battre la Nouvelle-Zélande dans un match de rugby.

Preuve s’il en est de leur impuissance, les Américains finissent par entame des négociations avec le mouvement taleb, celui-là même qu’ils étaient pourtant venus chasser en 2001. Les pourparlers succèdent aux offensives, mais ce sont désormais les talibans qui donnent le la et manient carotte et bâton. Ils se sentent tellement en confiance qu’ils promettent de protéger les infrastructures quand ils prendront le pouvoir, dont un certain TAPI… à leurs conditions évidemment.

Bingo ! Nous écrivions ces lignes en 2018 et elles n’ont pas pris une ride : tout s’est exactement déroulé comme prévu, y compris sur le gazoduc que les « étudiants en théologie », à nouveau maîtres du pays, veulent désormais achever. Une claque pour les stratèges américains qui doivent regarder tout cela avec un ébahissement teinté de regrets éternels…

Car ce TAPI, qui verra peut-être le jour finalement mais avec d’autres acteurs à la manette, n’a plus rien à voir avec les prodigieux dessins impériaux originels, dans lesquels il ne constituait que la première marche de la gigantesque opération d’évacuation des richesses énergétiques caspiennes sous la supervision de tonton Sam.

Aujourd’hui, c’est beaucoup trop peu (une trentaine de milliards de m3), beaucoup trop tard (toutes les infrastructures turkmènes sont tournées vers la Chine) et de toute façon complètement hors du contrôle US. Une énorme occasion perdue…

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À propos de l'auteur Chroniques du Grand Jeu

« La géopolitique autrement, pour mieux la comprendre... »Présent à l'esprit de tout dirigeant anglo-saxon ou russe, le concept de Grand jeu est étonnamment méconnu en France. C'est pourtant lui qui explique une bonne part des événements géopolitiques de la planète. Crise ukrainienne, 11 septembre, tracé des pipelines, guerre de Tchétchénie, développement des BRICS, invasion de l'Irak, partenariat oriental de l'UE, guerre d'Afghanistan, extension de l'OTAN, conflit syrien, crises du gaz, guerre de Géorgie... tous ces événements se rattachent directement ou indirectement au Grand jeu. Il ne faut certes pas compter sur les médias grand public pour décrypter l'état du monde ; les journaux honnêtes font preuve d'une méconnaissance crasse, les malhonnêtes désinforment sciemment. Ces humbles chroniques ont pour but d'y remédier. Le ton y est souvent désinvolte, parfois mordant. Mais derrière la façade visant à familiariser avec la chose géopolitique, l'information est solide, étayée, référencée. Le lecteur qui visite ce site pour la première fois est fortement invité à d'abord lire Qu'est-ce que le Grand jeu ? qui lui donnera la base théorique lui permettant de comprendre les enjeux de l’actuelle partie d’échecs mondiale.Par Observatus geopoliticusTags associés : amerique latine, asie centrale, caucase, chine, economie, etats-unis, europe, extreme-orient, gaz, histoire, moyen-orient, petrole, russie, sous-continent indien, ukraine

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