Le système de santé au bord de l’implosion
Éditorial
Le gouffre canadien aspire le peuple québécois
Une journée ce sont 800 000 Québécois qui n’ont pas accès à un médecin de famille, le lendemain le ministre à peine bougonneux fait monter le chiffre à 1,5 million avant de brandir un projet de loi pour faire peur au syndicat d’entrepreneurs dont les milliards en primes et en augmentations n’ont pas calmé les appétits. Une prime jaquette avec ça ?
Ils se trompent, ceux-là qui croyaient qu’avec la pandémie plus ou moins déclinante il y aurait moyen de passer à autre chose. Le système de santé – et la logique qui l’engraisse – est un cancer métastatique. Il y en aura pour des mois et des mois à voir tous les acteurs de cette maison de fous s’entredéchirer en confondant débat public et promotion du modèle d’affaires.
C’est de plus en plus dramatique pour les mal en point, les anxieux et ceux qui risquent de le devenir. Mais c’est d’une absurdité si loufoque qu’elle est en passe de devenir la véritable métaphore de la condition québécoise. Après avoir arrosé à coup de centaines et de centaines de millions la rémunération des toubibs à l’épiderme sensible qui ont de la peine parce qu’ils ont du mal à encaisser la critique sans facturer ; après avoir vu les ministres, les gestionnaires, les bonimenteurs s’étonner de voir apparaître la rareté de main-d’œuvre sur les écrans de l’armée de planificateurs qui parasitent les structures ; après avoir vu voler en éclat les unes après les autres les feintes rhétoriques pour multiplier les diversions ; après avoir vu tout ça et en imaginant ce qui s’en vient, il faudra bien un jour se rendre à l’évidence. Quelle évidence ?
L’évidence qui est enfouie dans des milliers de pages de commission d’enquête et admirablement synthétisée dans le rapport jadis déposé par Michel Clair : le système de santé n’est plus gérable intelligemment dans le cadre provincial et dans le contexte de lutte pour l’hégémonie que livre Ottawa pour mettre le Québec à genoux. Voilà des années que l’évidence s’impose : le cadre financier que le Québec ne contrôle pas finira par faire imploser le système et les contorsions que ce cadre lui impose finiront par donner un inextricable nœud de vipères, l’enferrer dans des conditions le rendant irréformable.
Les recherches d’alternatives (cliniques populaires, CLSC, virage ambulatoire, etc.) ont toutes tourné en eau de boudin, sabotées par les compromis malsains dictés par les affrontements entre groupes d’intérêt avides de se payer sur une bête de plus en plus affamée. Le délire néolibéral de la Nouvelle Gestion publique a justifié tous les appétits et transformé la gloutonnerie en horizon indépassable. La privation délibérée a créé des conditions favorables à l’exaspération de tous les corporatismes jusqu’à rendre totalement hystérique le cadre de réflexion sur l’organisation du travail et la dynamique du système et d’en pervertir les logiques évolutives. L’écartèlement des juridictions a fait le reste.
Centralisation à outrance pour tenter de redresser les contradictions, mitigation des ruptures de service et des lacunes de l’offre qu’il n’est plus possible de nier, le plus récent effort du ministre Dubé ne fera que renforcer l’image d’un badaud qui s’enfonce du pied gauche dans un marécage en s’appuyant sur le droit. Le budget de la santé va bientôt représenter la moitié du budget provincial et cela ne suffit pas même à laisser voir des améliorations durables…
L’évidence est pourtant criante : Ottawa a délibérément raréfié les ressources financières et obligé les provinces à pratiquer une austérité qui a eu comme effet de laisser toute la marge requise pour imposer, le moment venu – et la pandémie l’a créé – des normes « nationales » et des conditions de financement qui asserviront encore davantage les provinces. François Legault peut bien quémander le 35 % de financement, il ne fera qu’un Lucien Bouchard de lui-même. Il pliera et retournera contre le Québec son renoncement à se battre. Le parcours de son deuxième mandat est déjà tracé.
On se souviendra du sinistre épisode où Lucien Bouchard a provoqué des départs massifs à la retraite dans le domaine de la santé pour équilibrer les comptes de la province, semant ainsi des problèmes durables. On se souviendra du pitoyable assaut sur les infirmières et leur syndicat. On devrait se souvenir que ce n’était là qu’un premier glissement des plaques tectoniques. Gouverner le Québec avec les moyens que le Canada lui laisse condamnait et condamne toujours notre gouvernement à mettre en place des solutions bancales. Les excuses pour justifier le renouveau de la rhétorique des lamentations varient peut-être – déséquilibre fiscal, réduction des paiements de transfert, revendication du Conseil de la fédération – mais le résultat est toujours le même : les solutions inadéquates s’empilent et se sédimentent au point de rendre le système totalement dysfonctionnel.
Le manque de fonds incite aux demi-mesures qui à leur tour génèrent des effets pervers qui plombent l’efficacité et qui augmentent les coûts et la complexité des redressements possible. La réforme Barrette n’en aura été qu’un autre avatar où les dysfonctions ont semblé gérables par la centralisation et le renforcement des privilèges en échange de l’appui aux moyens d’agir d’autorité. Le projet du ministre Dubé s’inscrit dans cette même séquence de sédimentation. À cela s’ajoutent les contraintes de juridiction qui empêchent le Québec de penser ses propres solutions en plus de l’exposer aux contraintes canadian et il est devenu impossible de recadrer correctement ce qu’il faudrait faire pour que ça fonctionne en lien avec les besoins et les caractéristiques du milieu et des territoires.
La classe politique dans son entier pratique l’auto-aveuglement et le déni. La vérité, c’est que le Québec n’a plus les moyens de ses responsabilités et que les conditions que lui fait le Canada le condamne à une sous-oxygénation permanente. Les dysfonctions dans la santé se répercutant sur l’ensemble de la gestion de l’État, ce n’est pas seulement la souffrance sociale qu’elle engendre, c’est la négligence pour les autres fonctions de l’État, c’est le décrochage civique, la perte de confiance dans le seul instrument que nous avons pour orienter notre destinée. L’impuissance et la médiocrité s’accumulent encore plus vite que ne se sédimentent les réformes avortées et la rage renfrognée.
Nous n’avons pas fini de languir devant le spectacle d’un État en voie de déliquescence. Nous n’avons pas fini de nous désoler devant les manœuvres d’Ottawa qui profitera du désarroi pour le piétiner en plaidant auprès des citoyens aux abois qu’il n’est pas pertinent de s’occuper des problèmes de juridictions, de partage des coûts et de définition des priorités. Peu importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse, les entendrons-nous scander. Et reviendront en écho les quolibets sur la médiocrité et l’impuissance de notre État qu’il apparaîtra de plus en plus difficile d’imaginer capable de porter un projet d’indépendance. La province craque. Des voix finiront bien par s’élever au-dessus du fracas.
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